Journée d’étude « La bibliothèque à l’épreuve des diversités »

Paris, Bibliothèque publique d’information – 17 janvier 2023

Véronique Péan

Katell Donguy

Organisée conjointement par la Bibliothèque publique d’information (Bpi), l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) et le Comité français international bibliothèques et documentation (Cfibd), la première des deux journées d’études sur la bibliothèque à l’épreuve des diversités, qui s’est tenue le 17 janvier 2023 à la Bpi, a été introduite par les représentants des trois institutions à l’origine de l’événement.

En ouverture, Christine Carrier, directrice générale de la Bpi, a d’abord rappelé que les bibliothèques sont par excellence les lieux de la démocratisation culturelle. Elles représentent le premier réseau culturel de proximité et mettent en œuvre les droits culturels tels que définis par le manifeste de Fribourg. Mais les bibliothèques s’adressent-elles vraiment à tous ? Ose-t-on toujours en pousser la porte ? Le constat est ambivalent : la fréquentation augmente, surtout chez les jeunes, mais seuls 25 % de la population en font usage, et parmi eux, les cadres sont deux fois plus nombreux que les ouvriers. Il est donc nécessaire de creuser la question de l’inclusion et de la diversité des publics.

Franck Hurinville, président du Cfibd, a rappelé l’idéal commun des Lumières et des bibliothèques : l’émancipation collective par le partage des savoirs. Les bibliothèques doivent répondre aux enjeux de la culture pour tous et pour chacun, s’affirmer comme un espace de dialogue et de contact entre nos différences. Mais il reste beaucoup à faire sur la question des droits culturels.

Florence Salanouve, directrice de la valorisation à l’Enssib, a précisé que durant ces deux journées d’étude construites en écho, la diversité, enjeu majeur des bibliothèques, serait abordée de manière plurielle. Pour les écoles de service public, dont l’Enssib, l’égalité des chances et la promotion de la diversité sont également des enjeux fondamentaux, d’où la participation de cette dernière au dispositif des « Cordées de la réussite ».

Barbara Lison, présidente de la Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques (IFLA), a démarré la première intervention sur le thème « Bibliothèques et diversité dans le monde » en rappelant les valeurs de l’IFLA et ses missions : renforcer la voix des bibliothèques et améliorer les pratiques professionnelles en reliant les communautés de terrain, « Penser global, travailler local ». Son objectif est ainsi de soutenir la participation collective et la diversité en bibliothèques conformément à leurs missions de service universel, à leur responsabilité envers les individus et la société. Le manifeste de l’IFLA, élaboré avec l’Unesco, ouvre à la notion de multiculturalisme : la bibliothèque multiculturelle est une porte d’entrée à la diversité des publics. Avec l’objectif de devenir elle-même une organisation inclusive, par la diversité de ses membres, l’IFLA met en place de multiples groupes de travail engagés sur le thème de la diversité, pour concevoir et mettre en œuvre des stratégies d’inclusion. L’association s’intéresse notamment aux besoins culturels spécifiques dans les prisons et les hôpitaux, à la question de l’accès des femmes aux bibliothèque, qui reste un problème dans certaines régions du monde, au sujet des cultures minoritaires dans les pays en guerre, à l’accès des personnes handicapées.

Diversité et culture

Agnès Saal, en charge de la prévention des discriminations et de la promotion de la diversité au ministère de la Culture a explicité sa mission : interroger l’ensemble des secteurs culturels sur la question de l’exclusion, pointer les discriminations à l’œuvre dans les politiques culturelles et artistiques. Elle a rappelé la responsabilité majeure des institutions du secteur dans les inégalités femmes/hommes : depuis 2013, un observatoire mesure le maintien des inégalités dans la culture, qui perdurent malgré les constats répétés avec notamment l’inégalité dans les nominations à la tête des institutions, malgré l’existence d’un vivier de compétences. Avec un ensemble d’outils à leur disposition, les structures culturelles sont désormais mieux à même d’affronter les difficultés. Mais la parité n’est toujours pas à l’œuvre et le risque d’un retour en arrière est toujours présent. On l’a ainsi vu durant la pandémie, souligne Agnès Saal, avec la présence massive et quasi exclusive d’hommes « sachants » dans les médias.

Parallèlement, pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes (VSS) au sein du secteur, le ministère de la Culture a posé un principe puissant : les aides financières sont conditionnées par un engagement fort de mettre en place des dispositifs efficaces de lutte contre les violences (formations, procédures, enquêtes).

Sur les autres critères de discrimination, « en France, on est mal outillé », nous dit-elle, pour mesurer la diversité ou son absence. On a vu pourtant que lorsque les statistiques existent, elles sont un déclencheur puissant des mesures prises pour corriger les inégalités. Il faut donc interroger les politiques culturelles à l’aune de la diversité au sein des équipes des structures culturelles, dans le recrutement des élèves des écoles du secteur culturel ou leur insertion professionnelle. On constate la mise en œuvre, involontaire le plus souvent, de discriminations, tant dans la constitution des équipes que dans la programmation, avec la permanence de stéréotypes et d’assignation dans les productions culturelles.

Et en bibliothèque ? Les équipes souvent ne sont pas à l’image des publics accueillis : une grande part de la population aux origines diverses est dans l’incapacité à se reconnaître dans les structures culturelles comme leur programmation. Il y a un impact sur la fréquentation : le public des institutions culturelles est essentiellement blanc, nous dit sans fard Agnès Saal, même si c’est moins vrai en médiathèque qu’ailleurs. Il serait souhaitable de diversifier les viviers de recrutement dans la fonction publique, pour se rapprocher de la diversité de la population française. Enfin, avec la question des Outre-mer, l’absence de recrutement local à la tête des structures culturelles ou de visibilité des artistes ultra-marins en métropole, est soulevée encore une fois la responsabilité des institutions.

Barrières systémiques et signaux d’accueil

Avec Tristan Clémençon, responsable de la politique de l’accueil du réseau des médiathèques de Plaine Commune, a été abordé le sujet des barrières systémiques et des signaux d’accueil. Soit les politiques, pratiques ou procédures, qui freinent l’accès ou provoquent l’exclusion de certains publics. L’inclusion, affirme Tristan Clémençon, implique de donner une place à la diversité, de pratiquer la bienveillance, et de prendre en compte les vulnérabilités particulières des individus. Pour lever les barrières systémiques, il faut un engagement fort à connaître les populations desservies, à identifier les barrières, à développer des stratégies pour les éliminer, ainsi qu’une capacité à l’autocritique : avoir conscience de ses représentations, différentes de celle du public.

Les fondamentaux d’un accueil inconditionnel sont la gratuité, qui contribue à ralentir la baisse de la fréquentation, l’inscription simplifiée, qui, comme toute formalité administrative, peut constituer un obstacle important, en particulier pour les personnes parlant mal le français, les SDF ou les mineurs, et enfin les horaires adaptés au rythme de la population.

L’engagement politique des bibliothèques à bien accueillir la diversité revient à montrer de la considération pour les personnes dans leurs identités plurielles (voir l’article 1 de la loi Robert), ainsi qu’à prendre en compte les fragilités et les ressentis. Les signaux d’accueil sont forcément visibles : pour donner une place aux minorités, il faut afficher la diversité et assurer son expression dans la programmation, partir de ce que les gens sont. Les médiathèques de Plaine Commune proposent ainsi des collections faciles à lire et à comprendre (FALC), des actions de sensibilisation à la diversité des orientations sexuelles, des fonds en langues étrangères représentatifs des langues parlées sur le territoire, des tracts rédigés en d’autres langues que le français, des dispositifs comme « Imaginaire imagier » et la production d’un imagier multilingue, des opérations récurrentes comme la semaine des langues, avec des ateliers de traduction pour public allophone. Cet engagement comporte aussi des risques, celui de l’essentialisation dans une vision figée de l’altérité : jusqu’où peut-on aller dans la promotion de la diversité ?

L’exemple de la Bpi

Camille Delon, en charge du développement des publics du champ social à la Bpi, a évoqué les freins à l’accès à la Bpi, les barrières symboliques (institution nationale, files d’attente, contrôles vigipirates, etc.). Pourtant le public est là car la Bpi envoie des signaux d’accueil : gratuité, 64 heures d’ouverture hebdomadaire, localisation à la croisée des RER, pas d’inscription. 50 % des usagers ne parlent pas le français au foyer, 2 % des usagers sont SDF ou vivent en foyer. L’axe de travail privilégié en direction de ces publics fragilisés dont les difficultés économiques sont le dénominateur commun, c’est l’apprentissage du français, la recherche d’emploi, la réinsertion professionnelle. Le partenariat avec l’association « La Cloche », bien identifiée du public précaire, permet d’assurer des permanences (accès aux soins, écrivain public, aide juridique et informatique, écoute anonyme, etc.), des ateliers et de la médiation. Favoriser l’accès de ces publics du champ social, c’est aussi permettre une bonne cohabitation de l’ensemble des publics.

Diversités et barrières de langues en matière de collections

L’après-midi s’ouvrait avec l’intervention de Fred Gitner, Assistant Director of new Initiatives & Partnership Liaison, New Americans program « Queens Public Library ». Fred Gitner est venu d’outre-Manche nous apporter des pistes de réflexion quant à la question des diversités et de la barrière de la langue en matière de collections. Celui-ci travaille au sein d’un réseau doté d’une bibliothèque centrale située dans le quartier de Jamaïca dans l’arrondissement du Queens à New York ainsi que de 63 annexes. En introduction, ce dernier nous amène aux questions suivantes :

  • quelles sont les diversités qu’il faut considérer dans le développement d’une collection ?
  • qu’est-ce qu’une collection équilibrée ? Une collection valable ou désirable ?
  • est-ce qu’une constitution d’une collection doit tenir compte du rôle social d’une bibliothèque ?

Pour tenter d’y répondre, Fred Gitner s’appuie sur les données liées au recensement afin d’affiner au plus juste la typologie des différents quartiers de New York. Il sélectionne les langues les plus parlées lors de comités ou il a recours au bilinguisme des bibliothécaires. Lorsqu’une demande de langue non référencée lui est soumise, une levée de fonds est organisée entre la communauté désireuse et la Fondation de la bibliothèque (statut de société à but non lucratif) à l’instar d’un fonds en langue birmane. Enfin, pour promouvoir la citoyenneté, la bibliothèque publique du Queens s’associe en partenariat avec le bureau des Affaires immigrées du maire de New York ainsi que le Service fédéral de la citoyenneté et de l’immigration. « Un coin pour nouveaux américains » a également vu le jour dans chacune des annexes afin d’aider au mieux chaque nouvel arrivant à appréhender la langue anglaise et faciliter à l’obtention de l’examen de la Citoyenneté.

Table ronde « la bibliothèque creuset de la diversité »

Se tenait ensuite une table ronde sur le thème « la bibliothèque creuset de la diversité » avec Barbara Lison, présidente de l’IFLA et directrice de la bibliothèque municipale de Brême (Allemagne), Sophie Bobet, Élisa Neuville et Ludovic Pellegrini de la médiathèque de la Canopée et Eleonora Le Bohec, qui représentait la Commission « Livr’Exil » de l’Association des bibliothécaires de France (ABF).

Trois interventions pour trois exemples d’initiatives visant à travailler autour de la diversité :

  1. Barbara Lison présente le projet « 360° » de la ville de Brême : ce projet, porté par la municipalité, a abouti en 2022, quatre ans après sa validation, et fort d’un budget de 400 000 euros. 360 étant le symbole de l’ensemble des diversités représentées, ce projet vise donc à inclure toutes les diversités sous toutes leurs formes. Pour cela, il agit sur plusieurs niveaux : le recrutement de son personnel quels que soient son orientation sexuelle, son handicap ou ses origines. Il développe des collections d’auteurs trans’ ou autres, propose des formulaires d’inscription sans genre, lutte contre tout préjugé et discrimination au travers, notamment, d’animation de sensibilisation. Il accueille en son sein des personnes qui échangent ou effacent leur dette contre des tâches en bibliothèque. Il promeut les collections pour non-voyants et/ou sourds, met à disposition des chaises roulantes, favorise le lien lors de bourses aux vêtements, etc.
  2. À la Canopée, bibliothèque emblématique en plein cœur de Paris, dans le quartier des Halles, au carrefour de toutes les lignes de transports intra-muros et d’un grand centre commercial. Du fait de sa position stratégique, la Canopée brasse beaucoup de publics et elle a mis en place de nombreuses actions, dont une en particulier : un pôle sourd. Ce pôle est principalement dirigé par Ludovic Pellegrini (bibliothécaire sourd). Celui-ci a en charge l’accueil de public sourd et double les animations en langue des signes française (LSF). Comme le fait remarquer Sophie Bobet, responsable de la Canopée, accueillir un collègue sourd demande des adaptations quotidiennes (tout échange est écrit), lors de prise de parole, il faut bien s’écouter et ne pas se couper la parole, cela veut dire également parler en regardant la personne, et d’un autre côté, Ludovic Pellegrini forme l’équipe à la LSF. Ce double langage, outre sa particularité, est une source de richesse et force aux liens ! En outre, la Canopée est une bibliothèque qui offre des services à valeurs sociales et solidaires (hamacs pour se reposer, « grainothèque » et échanges de graines, dons de protections féminines, etc.).
  3. Eleonora Le Bohec a pris la parole en tant que membre de l’ABF. Celle-ci est à l’origine de la commission « Livr’Exil », innovée en 2014. Cette commission a pour but de former des personnes migrantes (venant de pays en guerre ou réfugiés politiques) professionnelles dans les métiers du livre ou de les aider à obtenir un diplôme en vue de s’insérer le plus facilement possible en tant que professionnels au sein d’un établissement français de prêt. « Livr’exil » et l’ABF ne seront pas seuls : l’initiative doit à terme intégrer d’autres associations professionnelles européennes, mais aussi l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), les ministères concernés ou encore les associations spécialisées sur ces questions. Pour ce faire, en amont, « Livr’exil » s’associe à la commission de formation de l’ABF en vue d’un accompagnement vers la certification d’auxiliaire de Bibliothèque.

En conclusion, Jean-Pierre Levy, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au sein du laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés a formulé une interrogation d’ouverture sur le sens du mot « diversité ». Il a montré en quoi cette notion était « inconsistante » et relative dans le sens où elle renvoie à une norme non définie de type idéologique, qui nous conduit à lister les caractéristiques d’un public divers pour nous faire retomber très vite hélas sur un rapport dominant/dominé. La volonté n’est-elle pas plus idéologique que réaliste ? La question à se poser n’est-elle pas plutôt : est-ce que les caractéristiques des populations qui ne fréquentent pas les bibliothèques changent avec les lieux ? Ou sont-elles toujours les mêmes ? Et puis, en fait, pour quelles raisons les bibliothèques devraient-elles attirer physiquement toutes les populations d’où qu’elles soient ?