2e Biennale du numérique

Enssib, 14 et 15 octobre 2013

Valérie Bertrand

La deuxième biennale du numérique a eu lieu à l’Enssib à Villeurbanne les lundis 14 et mardi 15 octobre 2013, avec pour thème de réflexion « le numérique et ses usages ». Deux jours de prise de parole, débat et présentation par des professionnels de l’information afin d’éclairer cette question  1.

L’exemple de la documentation juridique

Jean Gasnault (responsable de documentation KM & Archives Gide Loyrette Nouel A.A.R.P.I., et président de Juriconnexion) nous a présenté les usages professionnels du numérique dans les milieux juridiques, il y constate une infinité d’attentes et d’approches face au document numérique. Le professionnel du droit est en général attaché au caractère officiel du papier, les milieux juridiques n’ont pas été perméables au vocabulaire d’internet et sont peu sensibles, voire opposés, à la notion de partage liée à l’internet.

La documentation juridique numérique coûte très cher, il y a développement d’un droit à deux vitesses en France, du fait de la disparité des moyens des structures juridiques. Les petites structures ne s’en sortent que grâce à la mise en ligne par l’État des normes et par le milieu universitaire d’un certain nombre de ressources en ligne, elles explorent des alternatives comme l’Open Access. La négociation en consortium est très importante et le poids de Couperin dans ce cadre est énorme. Cependant les négociations avec les gros éditeurs internationaux sont très difficiles. Pour les petites structures, la mutualisation des achats devient une question de survie, elles sont obligées de renoncer à de nombreux abonnements. Elles pratiquent le knowledge management par nécessité.

Le documentaliste est devenu un animateur de communauté (réseaux sociaux, animateurs d’intranets), spécialiste de l’échange, de la diffusion et du suivi de la data : c’est l’exemple du Scoop-it de Stéphane Cottin sur les pratiques de curation juridique  2.

Le grand public et la documentation numérique

Virginie Clayssen (directrice de la stratégie numérique du groupe Editis) a présenté les usages grand public de la documentation numérique et brossé le panorama actuel en insistant sur l’importance de se mettre à la place de l’usager primo-entrant pour concevoir un nouveau service pertinent, qui réponde aux besoins réels. Dans le paysage français, le livre papier représente encore 97 % du chiffre d’affaires de l’édition. Pour l’éditeur, avec le numérique, il y a une nouveauté : le contact direct avec le lecteur via les réseaux sociaux, émergence de community management. La présence web des éditeurs et la conversation avec les lecteurs (via Facebook et Twitter notamment) sont devenus incontournables.

Virginie Clayssen estime que le succès d’Amazon, qui domine le marché, vient de sa capacité à mettre l’utilisateur au centre de sa stratégie ; on donne à l’utilisateur ce qu’il veut sans aucun problème (« frictionless experience », fluidité, absence de frottement). On ne sacrifie jamais la simplicité à l’ajout de fonctionnalité. En revanche, le monde Amazon est fermé, il n’y a aucune interopérabilité. Pour Virginie Clayssen, les deux sont également importants : l’interopérabilité et la facilité d’usage. Dans ce cadre, l’utilisation du format ePub développé et maintenu par l’IDPF, est une nécessité.

Les usages scolaires et universitaires du numérique

Rémi Thibert (enseignant et membre du service veille et analyse de l’Institut français de l’éducation) nous a ensuite parlé des usages scolaires du numérique. Il y a quatre niveaux d’intégration du numérique : la découverte, l’adoption, l’appropriation et l’aide à la création. Les deux premiers niveaux n’entraînent pas de changement dans la pédagogie. La plupart des enseignants seraient dans ces deux premiers niveaux. Les freins à l’intégration tournent autour de la pérennité de la technologie et de la capacité des enseignants à suivre les évolutions, et de leur formation.

Le numérique soulève des espoirs, il permet de nouvelles approches pédagogiques et le développement de l’autonomie des élèves, et nécessite de nouveaux indicateurs (la responsabilisation, l’indépendance des élèves, l’assiduité, l’engagement dans la réalisation des tâches) et des compétences transversales. Il n’y a pas de nouvelle pédagogie spécifique au numérique, mais des pédagogies qui permettent d’utiliser le numérique, comme la pédagogie inversée. Le numérique n’est que le reflet des problématiques pédagogiques globales.

Les usages dans l’enseignement supérieur nous ont été présentés par Laure Endrizzi (Insitut français de l’éducation). Elle est revenue sur l’idée d’une génération de technophiles, les digital natives nés dans les années quatre-vingt, en expliquant que l’utilisation des TIC ne rend pas techno-compétent. Des études montrent que les 16-24 ans ont des utilisations récréatives des TIC qui ne nourrissent pas les pratiques académiques. La fracture s’est déplacée de la possession des matériels à l’amplitude des usages.

Les risques liés au fait d’accréditer l’idée d’une génération techno-compétente sont de plusieurs ordres : la sous-estimation des facteurs internes et externes (l’âge, le genre, l’origine socio-économique…), le manque de réflexion sur l’intégration efficace des technologies, la surestimation des compétences des étudiants et la sous-estimation de l’intérêt de la formation et de l’accompagnement. Cela favorise l’inertie des acteurs.

On ne note pas de lien direct notable entre l’usage des TIC ou du numérique et les performances des étudiants, cela dépend de l’articulation de la technologie et de la pédagogie (est-on dans une approche transmissive ou plus constructiviste, où la mise en activité des étudiants est sollicitée ?).

Pour les décideurs, il y a nécessité de prendre de la distance vis-à-vis des discours urgentistes qui posent une nécessité impérieuse de changer pour rattraper un « retard » ou un déficit.

Pour les établissements il y a un besoin de construire des outils d’évaluation et de compréhension des changements induits par l’usage du numérique, afin de favoriser les échanges de proximité et l’essaimage. Les learning analytics sont des batteries d’indicateurs qui permettent d’analyser la vie des établissements et de repérer les points d’amélioration possibles. Les établissements doivent favoriser l’interdépendance entre les services dans l’usage du numérique, favoriser aussi le travail en équipe pédagogique.

Pour l’enseignement, la question de la littératie numérique est importante : il faut soutenir le développement de compétences supérieures dans l’université.

Pour les enseignants, l’autonomie est un enjeu : renforcer les capacités de tous les acteurs à l’endroit où ils sont (« empowerment »), et la vision d’ensemble des outils numériques, favoriser les approches expérientielles des enseignements : chaque enseignant devient un expert de la façon d’enseigner dans son domaine.

Les usages du numérique dans la recherche

Gérald Kembellec (maître de conférences au département sciences de l’information et de la documentation de l’université Lille 3) nous a présenté les usages du numérique dans la recherche, sous l’angle des résultats d’une enquête autour des pratiques des enseignants-chercheurs et des documentalistes ou bibliothécaires en STM (sciences, techniques et médecine) et SHS (sciences humaines et sociales). Les axes étudiés allaient de la méthode de recherche d’information, la gestion de bibliographie à la sensibilisation aux outils libres et l’utilisation d’outils d’écriture et de diffusion.

L’idée est de faire émerger des préconisations pour les éditeurs de bases de connaissance en ligne, pour les bibliothèques universitaires afin d’adapter les Opacs et systèmes d’information aux pratiques des chercheurs.

Les efforts des bibliothécaires pour interconnecter leurs catalogues, les enrichir et les rendre moissonnables n’induisent pas de consultation systématique des principaux intéressés : étudiants, enseignants et chercheurs. Nous serions dans l’ère d’« Amazoogle  3 » : Google et Amazon seraient des réflexes conditionnés, même pour les chercheurs. Pour urbaniser le système d’information des bibliothèques, il convient de mettre en relation les outils que l’on offre et ceux qu’utilisent les chercheurs : logiciels de gestion de bibliographie, de diffusion d’articles (Mendeley, Citeulike, Zotero).

L’étude a porté sur une population de 9 000 chercheurs et doctorants, (étude quantitative par questionnaire) ; 195 chercheurs ont répondu. Des profils contrastés en ont émergé aidant à modéliser un système de recherche d’information adapté à la recherche scientifique.

Éditeurs et bibliothèques : compétences en convergence ?

La table ronde de clôture de la biennale avait pour thème « Éditeurs et bibliothèques : compétences en convergence ? », avec la participation de Ghislaine Chartron (professeur, directrice du département « Culture, information, technique et société » du CNAM  4, responsable de l’INTD  5), François Gèze (président-directeur général des éditions La Découverte), Monique Joly (directrice du service commun de la documentation de l’INSA  6 de Lyon, responsable du département Services et Prospective du consortium Couperin  7) et Carole Letrouit (directrice du SCD de l’université Paris 8, membre du bureau de l’ADBU  8).

Pour Ghislaine Chartron, l’intérêt est de construire quelque chose ensemble (éditeurs et bibliothèques) dans cet environnement numérique en élaboration, où les rôles des éditeurs et des bibliothécaires sont en mouvement.

Les grandes missions des bibliothèques universitaires se déplacent vers la facilitation de l’accès au document (et donc la réaffirmation de la place de l’usager, l’observation de leur comportement documentaire) avec des services et des outils de structuration de l’information. La constitution des collections passe au second plan avec pour le numérique une offre pléthorique et la prégnance des offres en bouquets.

Monique Joly souligne le fait que la bibliothèque devient éditrice de ressources numériques institutionnelles (thèses, ressources pédagogiques, archivage de publications de recherche), ce qui change la relation avec les auteurs et la gestion des questions de propriété intellectuelle. La bibliothèque se fait connaître pour de nouvelles activités et doit développer de nouvelles compétences au sein de son institution.

Carole Letrouit note que les bibliothèques mettent en ligne (ce qui ne correspond pas au rôle d’édition), mais n’interviennent pas sur les contenus, elles développent des compétences juridiques sur le droit d’auteur. Les presses universitaires conservent leur rôle dans la publication académique, cela donne lieu à des projets communs et parfois également à des tensions, mais les deux restent complémentaires et nécessaires. Par ailleurs, elle souligne que la pédagogie française ne favorise pas le lien entre documentation et cours. En France, la pédagogie inversée, qui nécessite une prise de connaissance documentaire préalable au cours, n’est pas d’usage.

François Gèze souligne la difficulté de mettre en place des partenariats éditeurs/universités, les situations sont très disparates entre universités et la mise en synergie est difficile entre enseignants et bibliothécaires. Il craint l’émergence de Moocs  9 qui n’en soient pas et regrette le manque d’association des éditeurs et des bibliothécaires au FUN  10.

Pour conclure, l’enjeu des discussions lors de cette biennale repose sur la capacité des acteurs à trouver des solutions ensemble, dans une volonté de dialogue. Christophe Pérales, le président de l’ADBU, a souligné que les bibliothécaires sont médiateurs de contenus alors que les éditeurs sont créateurs de contenus : ils ont donc, dans l’économie de la connaissance, un positionnement très différent et des intérêts qui peuvent diverger. L’intérêt de la biennale est aussi de les faire se rencontrer.