Écrire ou ne pas écrire
Sébastien Gryphe, auteur de préfaces
Le texte suivant propose un état des lieux de notre recherche et une présentation de la méthodologie suivie. Ce travail ne serait rien sans l’aide précieuse de Coralie Miachon, partenaire ès Gryphe, qui œuvre au loin sur la transcription finale et la traduction des textes.
Inventorier les préfaces signées
L’étude des préfaces signées par Sébastien Gryphe dans les ouvrages qu’il édite et imprime a commencé pour Coralie Miachon et moi-même en janvier 2007, suite au colloque « Quid novi ? Sébastien Gryphe à l’occasion du 450e anniversaire de sa mort ». Richard Cooper et Raphaële Mouren nous ont proposé ce sujet que nous nous sommes approprié avec beaucoup de plaisir.
L’étude nécessitait de réaliser un véritable inventaire de ces préfaces avant de pouvoir les traduire puis les commenter. Il s’agissait donc d’une étude technique sans problématique réelle de départ, sinon la volonté de comprendre plus en profondeur le travail de l’imprimeur, y compris dans sa propre rédaction.
Le croisement entre la bibliographie de Sybille von Gültlingen 1, celle de Henri Baudrier 2 et nos propres recherches dans des catalogues de bibliothèques a permis de déterminer dans quelles bibliothèques nous devions nous rendre pour consulter un exemplaire de chaque titre : la bibliothèque municipale de Lyon et les bibliothèques lyonnaises, la BnF, les bibliothèques parisiennes, ainsi que celles de Londres, Cambridge, Grenoble, Bordeaux, Toulouse, Caen… Il n’a pas été possible de se déplacer dans certaines bibliothèques outre-Atlantique ou trop éloignées en Europe. Les bibliothécaires en poste ont répondu à la fois rapidement et avec beaucoup de précisions pour compléter cette base de données sur les pièces liminaires du griffon.
Pour chaque ouvrage consulté ont été relevées toutes les pièces liminaires (préfaces et dédicaces) présentes : anonymes, signées par Gryphe ou par un autre auteur, ainsi que leurs destinataires. Ces informations auront, bien sûr, leur utilité dans cette étude, mais ce recensement peut aussi intéresser d’autres chercheurs, notamment le projet de bibliographie rétrospective des éditions lyonnaises du XVIe siècle Bel16 3.
Chaque préface répertoriée a été transcrite. Leur traduction est en cours de réalisation. Néanmoins, le travail commence à peine ; certains ouvrages restent à voir, l’analyse des textes est à poursuivre et une comparaison des différents exemplaires d’une même préface est prévue lorsque le travail d’inventaire à proprement parler sera définitivement terminé.
Écrire ou ne pas écrire
Sur les près de mille trois cents titres de Gryphe répertoriés, mille quatre-vingt ouvrages ont été consultés, dont sept cent cinq à la bibliothèque municipale de Lyon. Il reste encore deux cent vingt titres à voir. Sur ces mille quatre-vingt titres vus, seuls cinquante-deux sont préfacés par Sébastien Gryphe. Cette faible quantité ne peut que nous interpeller. Pourquoi Gryphe, dans ces seuls cinquante-deux cas, choisit-il d’écrire une préface ?
Les périodes de rédaction de préfaces
Gryphe a-t-il préfacé des ouvrages tout au long de sa carrière d’imprimeur ? La répartition de dix années en dix années donne le résultat suivant : sept titres préfacés entre 1526 et 1536, vingt-deux entre 1537 et 1546 et vingt-trois entre 1547 et 1556.
Il n’y a pas lieu de s’étonner de la différence entre la première période et la seconde puisque cette dernière correspond à une époque de très forte production pour Gryphe 4. Le moment où il publie le plus est aussi le moment où il signe le plus grand nombre de préfaces. De plus, la première préface signée par Gryphe date de 1528, soit deux années après le début de son installation.
On pourrait s’étonner de trouver un nombre aussi équivalent entre la seconde et la troisième période. Mais à nouveau le mode de production de Gryphe l’explique aisément : d’une part, sa période de forte production court jusqu’en 1550, année comprise dans la tranche chronologique 1547-1556 ; d’autre part, Gryphe a une certaine tendance à la réédition, et plus le temps passe, plus augmente le nombre de textes réédités, et donc de préfaces susceptibles d’être rééditées. En effet, cette hypothèse est vérifiée par la quantité de nouvelles préfaces pour chaque période : sept nouvelles sur sept parues avant 1536, vingt-et-une nouvelles sur vingt-deux parues entre 1537 et 1546, et quatre nouvelles sur vingt-trois parues entre 1547 et 1556.
Préfaces uniques et préfaces multiples
L’intérêt que nous portons aux différentes préfaces et particulièrement celles qui sont attribuées à Gryphe vise à déterminer si l’éditeur ajoute une préface par défaut à un ouvrage qui manque de pièces liminaires ou si au contraire sa préface complète un ensemble de pièces liminaires constituant un tout.
Une publication par défaut ?
Si Gryphe ajoute un texte de sa composition seulement en l’absence d’une autre pièce liminaire, alors nous pourrions faire l’hypothèse que le recours à l’écriture est pour notre imprimeur lyonnais un simple moyen de combler une absence de publication. Or il apparaît que sur les mille quatre-vingt titres vus, deux cent vingt-trois ne comportent aucune préface, pas même une de Sébastien Gryphe. Si Gryphe choisit donc d’ajouter une préface de sa composition sur cinquante-deux de ses titres, ce n’est donc pas pour ne pas laisser un ouvrage sans pièce liminaire.
Notons cependant que les préfaces de Gryphe sont parfois les seules pièces liminaires d’un ouvrage ; c’est le cas pour vingt-deux des titres sur cinquante-deux.
Pour avancer dans cette question et déterminer la véritable originalité du travail de Gryphe, l’étude des pratiques des autres imprimeurs du XVIe siècle ainsi que celle de l’histoire de la publication de chacun des titres seront nécessaires.
Ou une préface s’insérant dans un ensemble de pièces liminaires ?
Le fait que, dans trente cas, Gryphe choisisse d’ajouter une pièce de sa composition à un ouvrage qui comporte déjà une pièce liminaire est tout aussi intéressant. Sur mille quatre-vingt ouvrages, huit cent cinquante-sept ont des préfaces signées (sept cent soixante-huit) ou anonymes (quatre-vingt neuf). Pourquoi sur trente d’entre eux, Gryphe éprouve-t-il le besoin d’y joindre une autre préface ?
Nous pourrions faire l’hypothèse que ces préfaces de Gryphe complètent des ouvrages qui n’ont que des préfaces anonymes. Or ce n’est le cas que pour sept de ses trente préfaces.
Certaines préfaces accompagnent un texte depuis sa première parution. Nous pourrions faire aussi l’hypothèse que les préfaces de Gryphe complètent des ouvrages dont la seule préface est liée à l’édition historique et non à l’édition du griffon. Il nous faudra donc déterminer si dans les ouvrages préfacés par Gryphe, les autres préfaces sont nouvelles ou non.
Outre cette piste à explorer, il nous sera aussi nécessaire de regarder de plus près les préfaces anonymes et les préfaces signées de ces trente ouvrages.
Sept préfaces anonymes
Sept titres comportent à la fois une préface signée par Gryphe et une préface anonyme. D’une manière plus générale, sur les mille quatre-vingt titres vus, quatre-vingt-neuf ouvrages sont dotés d’une préface anonyme. Ces pièces sont souvent des dédicaces, de courts poèmes qui louent l’auteur ou encore des textes un peu plus longs qui s’adressent au lecteur. Les quatre-vingt-neuf titres comportant une préface anonyme sont assez bien répartis, et seuls vingt d’entre eux datent d’avant 1538, soit avant la période de grande production du griffon.
Plusieurs hypothèses sont possibles sur les auteurs de ces préfaces :
- L’auteur de la préface est-il l’auteur de l’ouvrage lui-même ? Il est possible que l’auteur ne signe pas sa préface, notamment celle au lecteur, en considérant que son autorité, telle qu’elle se manifeste dans le contenu ou dans le style du texte, est évidente. Nous pouvons aussi supposer que certains textes étant très connus de par leurs éditions antérieures, les préfaces le sont aussi, sans nécessiter de précision. Dans ce cas, seules les préfaces nouvelles, correspondant uniquement aux éditions de Gryphe, seraient signées.
- L’auteur de la préface est-il Gryphe ? Pourrait-il avoir signé seulement quelques-unes des préfaces qu’il a ajoutées à ses éditions ?
Seules la transcription et la traduction des préfaces anonymes nous donneront des indications sur leurs auteurs. C’est ce que nous ferons pour les sept titres qui comportent à la fois une préface anonyme et une préface de Gryphe.
Vingt-trois préfaces signées (hors Gryphe)
Sur l’ensemble du corpus de Gryphe consulté en 2010, sept cent soixante-huit titres comportent une préface signée. Parmi ces titres, vingt-trois ont aussi une préface de Gryphe. Hormis celles signées par le griffon, elles peuvent être attribuées à l’auteur de l’ouvrage lui-même, à un autre auteur auprès duquel Gryphe a pu passer commande, à un auteur dont l’édition du titre a fait date (ce qui est souvent le cas pour toutes les préfaces signées par Érasme) ou enfin par un auteur ancien qui a commenté un autre texte ancien (par exemple les préfaces d’Élie Donat aux textes de Térence).
Ces préfaces peuvent avoir pour destinataire l’auteur de l’ouvrage, le lecteur, un puissant (ecclésiastique, prince, régent…), ou un autre homme de lettres. On notera que huit préfaces sont adressées à Gryphe ou au typographe. On trouve mention de Gryphe dans des préfaces qui ne lui sont pas adressées mais qui sont destinées au lecteur, ce qui est le cas de l’édition de 1537 des Comoediae de Térence (Gültlingen n° 425) où il est fait référence au travail minutieux de Gryphe en tant que typographe.
Ces pièces liminaires sont parfois aussi des biographies. C’est par exemple le cas dans les éditions d’œuvres antiques : Plutarque, Virgile, Horace et Térence notamment. Ces biographies sont signées soit par un auteur ancien (par exemple Élie Donat), soit par un auteur antérieur à Gryphe (par exemple Pietro Crinito), mais également par des anonymes. Parmi les cinquante-deux titres préfacés par Gryphe, quinze titres ont une de ces biographies.
Là encore, il nous reste un certain nombre d’analyses à mener et notamment étudier qui signe et à qui sont adressées les vingt-trois préfaces signées par d’autres que Gryphe (parmi les cinquante-deux ouvrages préfacés par Gryphe). Cette étude pourra être révélatrice de l’importance du choix de l’éditeur dans la sélection de pièces liminaires, qui est un véritable travail intellectuel et éditorial.
Titres et auteurs préfacés
L’étude des différentes préfaces ne peut éclairer qu’un aspect du travail de Gryphe. Il est évidemment nécessaire de confronter la préface au texte auquel elle est rattachée et à l’auteur de l’ouvrage. Il nous faut ainsi étudier quels ouvrages sont préfacés par Gryphe. En d’autres termes, ajoute-t-il une préface de préférence à des auteurs antiques plutôt qu’à des auteurs modernes, à des livres de droit plutôt qu’à des livres de philosophie… ?
Sur ces cinquante-deux titres préfacés par le griffon, on compte vingt-cinq auteurs différents et deux textes religieux. On notera l’importance de Térence, préfacé à quinze reprises ; de Cicéron, cinq fois ; de Brant, Érasme, Virgile et Horace, trois fois ; de Steuco, Baduel, Plutarque, Pline le Jeune et Flavius Josèphe, deux fois. Tous les autres auteurs sont préfacés à une seule reprise.
Notre travail final présentera en détail les auteurs et les titres préfacés, leur histoire dans l’imprimerie et leur histoire dans la maison du griffon. Une recherche sur les thèmes de leurs titres reste aussi à mener. On peut cependant déjà affirmer que d’une manière générale Gryphe préface plutôt des titres de littérature ou d’histoire que des titres de droit ou de médecine. Mais il est vrai aussi qu’il publie assez peu de droit et de technique. On notera que les destinataires sont souvent une indication de la discipline du titre : à l’étudiant en lettres, à l’étudiant en médecine, à l’étudiant en droit…
Les rééditions de préfaces
Sur les cinquante-deux titres préfacés par Gryphe, seuls trente-trois ne sont pas des rééditions. On compte ainsi :
- Trois Adagiorum epitome, Érasme : 1544, 1550, 1553 ;
- Deux Collatio in omnes divi Pauli, Claude Guillaud : 1543, 1544 ;
- Douze Comediae, Térence : entre 1544 et 1555 (à l’exception de l’édition de 1552) ;
- Trois Comediae sex, Térence : 1543, 1546, 1549 ;
- Trois Epistolarum familiarum, Cicéron : 1545, 1550, 1551 ;
- Deux Methodica iuris utriusque traditio, Haas Conrad : 1544, 1546 ;
- Trois Opera, Horace : 1545, 1547, 1549 ;
- Trois Opera, Virgile : 1554, 1555, 1556 ;
- Deux Opuscula moralia, Plutarque : 1542, 1549 ;
- Deux Titulorum omnium iuris, Sébastien Brant : 1544, 1553.
Nous devons encore vérifier si les préfaces des textes réédités sont strictement identiques ou évoluent avec le travail de l’imprimeur. Nous avons déjà constaté dans notre travail de transcription, lorsque la préface est la même, des différences de mise en page, de mots raccourcis ou non… Dans notre édition finale des transcriptions, les variantes seront stipulées clairement afin de noter toutes les différences.
Les destinataires
Un autre angle d’étude consistera à analyser à qui sont adressées les préfaces de Gryphe. La plupart d’entre elles sont destinées au lecteur, qu’il soit studieux, médecin ou juriste… Gryphe interpelle ainsi directement le public susceptible d’être intéressé par l’édition qu’il propose. C’est assez révélateur du type de marché de l’imprimerie : écoles, lieux d’étude… Lyon n’étant pas une ville universitaire, son marché s’étend bien au-delà de la ville où il exerce.
Quatre préfaces sont adressées au cardinal Jean du Bellay, ecclésiastique et diplomate français. Les préfaces dont le destinataire est un homme politique montrent l’importance du réseau auquel appartient l’imprimeur pour pouvoir assurer la diffusion des titres qu’il édite. Gryphe est au cœur de la transmission des idées et idéologies. Ses relations avec les hommes politiques sont à la fois un gage de conformité à une pensée et de protection (fig. 1).
Une préface est adressée à l’historien contemporain Arnoul Le Ferron. Ce texte est d’autant plus important à nos yeux qu’il figure dans un titre même du destinataire. Or cet ouvrage a déjà paru en 1536 chez Gryphe, préparé par Étienne Dolet et avec une préface de Dolet. On sait que la rupture entre Gryphe et Dolet a eu lieu en 1538. Quand en 1540, le griffon publie à nouveau Le Ferron, il s’y excuse dans la préface de la piètre qualité de la première édition. Le rôle de l’imprimeur est avant toute chose un métier de commerçant. Il faut savoir conserver les auteurs que l’on publie. Cette préface est à la fois révélatrice de ce rapport à l’auteur et à la concurrence (fig. 2).
D’une manière générale, ces trois axes : marché, réseau, concurrence, seront précisés lorsque nous aurons fini la traduction de tous les textes.
Conclusion
Cette étude résume le fruit de nos recherches à un instant T. Le recensement n’est pas fini, et l’étude des textes en est à ses balbutiements. Nous allons chercher par la suite à vérifier si parmi nos hypothèses, certaines font émerger une ligne éditoriale, mais pour l’heure nous ne saurions dire, au vu de nos recherches actuelles, si cela est le cas.