Place au jeu !

Innovation et activités ludiques en bibliothèque

Myriam Gorsse

Cécile Swiatek

Article publié dans le BBF n° 6 de juillet 2015


« L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. »

(Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. R. Leroux, Paris Aubier, 1943, rééd. 1992, p. 221.)

Depuis la fin des années 1980, le jeu, généralement considéré comme mineur et réservé au secteur jeunesse, a été redécouvert comme instrument de développement d’une offre originale à destination des publics des bibliothèques « troisième lieu », selon la terminologie de Ray Oldenburg.

Vingt-cinq ans plus tard, ces pratiques se sont répandues dans les bibliothèques françaises mais manquent d’institutionnalisation et d’affichage politique. Perçu comme un moyen d’animation culturelle en lecture publique, parfois comme un outil de formation des usagers pour le versant universitaire, le jeu se développe souvent du fait d’initiatives localisées ou individuelles. Il constitue rarement un service distinct et identifié de nos établissements, dont peu formalisent ou affichent largement leurs actions. Malgré des inscriptions dans les fiches de poste, quasiment aucune bibliothèque ne mentionne le jeu dans son organigramme fonctionnel, encore moins hiérarchique. Pourtant, le jeu éveille depuis quelques années, avec le développement des canaux de communication web et sur les réseaux sociaux, un intérêt de plus en plus manifeste. Sans se poser encore comme une évidence, ni une priorité, il commence à être considéré comme un produit d’appel ou comme un levier de communication avec un public connecté : il n’y a qu’un pas pour qu’il constitue un véritable enjeu d’image comme cela a pu être le cas lorsque la BnF a été transformée par le groupe allemand Chaos Computer Club de Berlin en support de jeux interactifs géants, accessibles au public via un téléphone portable lors des Nuits Blanches parisiennes de 2002.

Nous jouons dans les bibliothèques avec les publics. Beaucoup, et de manière très diverse. Mais faute de cadre politique clairement défini, de budget déterminé, d’affichage formalisé, de communication externe ou de gestion de la connaissance, il est difficile d’identifier les initiatives ludiques, qui peuvent pourtant donner lieu à des réalisations régulières ou répétées.

Et si nous prenions le temps de nous pencher sur la place organisationnelle et stratégique du jeu en bibliothèque : quelles mises en œuvre, quelles perspectives ? Quelles compétences, quels profils ?

Les raisons du jeu

La mise en place d’un jeu ou d’un programme de jeux dans une bibliothèque peut avoir de multiples raisons et viser des objectifs très divers. Pourquoi se lancer dans la mise en place d’un ou de jeu(x) ?

Parmi les raisons, nous pouvons citer : conviction personnelle du décideur, effet d’opportunité, volonté de suivre une tendance à la ludification de l’image ou des services de la bibliothèque, envie de rencontrer les publics sur un terrain qui leur soit familier, volonté d’attirer un nouveau public, de présenter un visage décomplexé de la bibliothèque, de développer une médiation diversifiée avec ses publics, d’utiliser le serious gaming pour favoriser un apprentissage. Au nombre des objectifs, énumérons par exemple : fidélisation des publics, enjeux d’image, réponse immédiate à une sollicitation politique, volonté de formaliser les activités de découverte ludique des ressources et services de la bibliothèque, renforcement de son dispositif d’animation culturelle et/ou sociale, augmentation de son influence par effet de pervasivité ou, plus prosaïquement, en « occupant le terrain ».

Dans ces positionnements, le jeu est à la fois un moyen et une fin. Les trois premières Evidence-Based Recommandations de Karl M. Kapp (Bloomsburg University) y font directement écho  1 :

1) Use a game/simulation to provide a context for the learning.

2) Don’t focus on “entertainment”.

3) Carefully craft the simulation/game to provide opportunities to increase engagement and interactivity.

C’est, pour schématiser, l’orientation du serious game. L’article d’Ana van Meegen et Imke Limpens, « How serious do we need to be ? Improving information literacy skills through gaming and interactive elements » paru en 2010 dans Liber Quarterly, promeut le même type de positionnement.

Côté lecture publique, on peut retrouver la même idée d’utiliser le jeu pour atteindre des objectifs de fidélisation des usagers couplée à des fins éducatives, sociables ou d’apprentissage de la lecture. C’est ce qui ressort du positionnement de Thierry Robert (bibliothécaire des bibliothèques publiques de Montréal), intervenu en 2012 à l’Enssib et en 2014 lors du congrès de l’AIFBD.

La différence est radicale avec les orientations des ludothèques, généralement associatives et comptant de nombreux bénévoles, d’initiatives comme jvbib.com pour le jeu vidéo en bibliothèque et de certaines structures hybrides comme la ludo-médiathèque de Fosses (Val-d’Oise) qui visent à « préserver le jeu » de toutes autres « récupérations », dont les orientations pédagogiques qui sont au cœur des missions des SCD  2. Peu de partenariats durables voient d’ailleurs le jour entre bibliothèques et ludothèques.

Hésitations, limites, refus du changement font inéluctablement partie de tout projet novateur. Il en va de même pour les projets ludiques.

Une première limite se trouve dans le positionnement classique et confortable qui consiste à considérer le jeu comme un moyen et non une fin. Ceci n’est pas négatif en soi, mais revient à limiter l’impact du jeu à long terme. Si on ne voit pas le jeu comme une fin, on se prive de sa dimension stratégique. L’absence de projet politique fait a priori obstacle à toute prise d’ampleur de l’activité ; or, changer c’est accepter de sortir de sa zone de confort pour expérimenter l’inconnu.

Identifier un besoin est une chose, passer à l’action en est une autre. Comme on le ferait pour la communication ou l’action culturelle, choisir le jeu implique de définir et de programmer une stratégie institutionnelle globale qui sort l’expérimentation de son isolement et lui donne un sens profond. Charge à chacun d’établir clairement les motivations qui poussent la structure à s’orienter vers le jeu et à l’inscrire dans une action politique, d’expliquer les raisons qui lui laissent penser que son initiative rencontrera un écho positif des publics, des équipes et/ou des décideurs, et de clairement projeter ses attentes et ses perspectives.

Le choix d’agir par le jeu n’est pas sans implication. Il suppose un recueil de bonnes pratiques et une réflexion sur l’évolution des missions de la bibliothèque et des activités assurées par les équipes.

Dans les démarches liminaires à la réalisation du projet, les établissements observent ce qui se fait ailleurs, cherchent des retours d’expérience et des conseils pratiques et peuvent recueillir l’avis des publics par enquêtes ou focus groups. Ils envisagent ensuite la manière dont ils vont décliner le jeu dans leur contexte particulier, et décident s’ils se lancent seuls, avec des partenaires, ou dans une démarche de construction collaborative du projet avec les publics.

Une fois les raisons, objectifs et moyens déterminés, la volonté ancrée, les hésitations levées, vient le moment de se lancer dans l’expérimentation. Sans nous lancer dans un catalogue d’exemples ni viser l’exhaustivité, et sans prétention typologique, citons quelques réalisations et projets pour nous faire une idée de la diversité, de la richesse et de la créativité des bibliothèques françaises.

Déclinaison ludique

Un premier type de jeu réalisé en bibliothèque, à la fois symbolique et jeu de règles, pour reprendre les dénominations du système ESAR  3, est le jeu en réalité alternée ou ARG (Alternate Reality Game). Il vise la construction d’un sentiment d’appartenance à une communauté. Margeaux Johnson, Amy G. Buhler et Chris Hillman, chercheurs à l’université de Floride, avaient insisté en 2009 sur l’intérêt pour les institutions universitaires de monter des projets ludiques autour de la recherche d’information en bibliothèque à destination des étudiants undergraduate (équivalent master) suite à l’organisation d’un gigantesque Humans vs. Zombies à l’échelle du campus entier, suivi par un millier d’étudiants  4.

Ce modèle ludique trouve en France des illustrations dans les jeux mis en œuvre en grandeur nature dans certaines bibliothèques, et reproduits/à reproduire par les bibliothèques de l’INSA de Lyon, de l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC) et de l’école d’ingénieurs de l’université de Haute-Alsace (UHA) à Mulhouse. Les participants ont été immergés dans un monde virtuel, mais dans des locaux et avec des enjeux documentaires bien réels.

À la BUPMC, une Murder Party a visé l’accueil des primo-entrants lors de la Welcome Week 2014 de l’université, comme Livres Hebdo l’a signalé dans son article « Jussieu : Bienvenue à la “murder party”  !  5 ».

À l’INSA de Lyon, un fort sentiment d’appartenance à une communauté a été construit chez les participants par un ARG qui a duré deux mois en 2013. Amorcé de manière virale, il s’est conclu sur une soirée unique dans la bibliothèque Marie-Curie de l’INSA de Lyon.

À l’UHA, c’est un Rallye-Cluedo qui a été mis en place annuellement jusqu’en 2014, avec inscription dans le cursus des étudiants et notation des résultats. L’entretien mené par la commission Pédagogie et documentation de l’ADBU en 2013 en décrit le dispositif   6.

Plus légers en termes logistiques, les jeux sur support électronique peuvent prendre une grande ampleur et avoir vocation à perdurer, comme la borne interactive à reconnaissance de mouvement Zombibli du SCD de Marne-la-Vallée qui a vu le jour dans le cadre d’un projet tutoré en 2012-2013 avec l’école d’ingénieurs IMAC. D’autres sont au contraire très souples, moins techniques et conçus pour évoluer. La charge de travail repose alors sur la recherche documentaire et la création d’énigmes qui soutiennent l’activité. Citons deux exemples de rendez-vous ludiques réguliers sur Facebook : la BnF/Gallica propose L’énigme du vendredi depuis 2010, ce qui a participé en retour au développement des excellents accès thématiques « Essentiels » de Gallica, et OSNI Hunter qui associe la BU Sciences de la BIU de Montpellier et le Pôle patrimoine scientifique de l’université par l’exposition, semée d’indices, d’Objets Scientifiques Non Identifiés (OSNI) définis comme « des mystères pour les sciences et techniques des XXe et XXIe siècles », que les joueurs sont mis au défi de nommer.

L’offre directe de jeux en salle de lecture est très fréquente en lecture publique : Montréal en a fait une politique à l’échelle de la ville avec le site L’Arène ; une animation spectaculaire a été mise en place avec des échiquiers géants à Rotterdam ; la bibliothèque Louise-Michel de la Ville de Paris a développé une véritable marque de fabrique après des débuts artisanaux ; la médiathèque de l’Abbaye – Nelson-Mandela de Créteil envoie un clin d’œil complice à ses usagers avec son mobilier en damier, et Thionville invite son public à passer un moment très animé sur sa borne Arcade japonaise qui propose 3 000 jeux. On la trouve aussi en bibliothèque universitaire, souvent sous forme de jeux de go, de dames ou d’échecs, et elle rencontre un succès manifeste dans les bibliothèques de sciences dures où l’activité de récréation mathématique fait partie intégrante de la culture des publics, de leurs axes de recherche, de leurs intérêts scientifiques pour les jeux arithmétiques et combinatoires, ces « Problèmes plaisans et délectables, qui se font par les nombres » comme les désignait C. G. Bachet en 1624, et qui ont fait les délices de plus d’un Lewis Carroll.

Le jeu est enfin un thème récurrent dans les sélections documentaires et les animations culturelles en lecture publique à l’approche de l’été, jusqu’à parfois donner lieu à des programmes de grande ampleur, politiquement assumés et revendiqués, comme le cycle d’animations « Hop hop hop » dans les bibliothèques de Rennes  7.

L’appel ludique commence à gagner progressivement les formations des usagers en STM et SHS, avec des ambitions, des ampleurs de projet et des financements très variables. La BUPMC propose déjà des formations en licence sous forme d’enquêtes policières en équipe. La bibliothèque Dauphine, Cadist de sciences économiques et de gestion, envisage en 2015 un jeu sérieux pour former ses publics à la recherche documentaire. Paris-2 Panthéon-Assas envisage pour 2015-2016 « Objectif TD ! », une approche ludique scénarisée sur deux semestres visant la transformation d’un avatar étudiant en praticien du droit pour accompagner les L1 en Droit dans leurs premiers pas vers la documentation juridique. L’univers Netvibes du centre de documentation européenne de la bibliothèque Cujas recense des jeux internet sur l’Europe dans un onglet dédié.

Pourtant, le jeu n’entre pas dans les missions traditionnelles des bibliothèques. Il n’est prévu nulle part ailleurs, si ce n’est dans la récente tendance à l’innovation pédagogique. Comme le soulignent en 2012 les conclusions du rapport final du projet pluriannuel européen Hy-Sup  8, les innovations pédagogiques sont très variables d’un établissement à l’autre. Ces conclusions déploraient le manque de prise de position institutionnelle et le faible appui donné par les établissements à des initiatives portées par le volontarisme et la conviction personnelle des enseignants.

Sans manifeste ni prise de position pro-ludique en bibliothèque, quelle légitimité avons-nous à développer ces pratiques ? En Europe, nous disposons de fondements universitaires forts, comme le Gamelab de l’université de Tampere en Finlande  9 avec son projet sur quatre ans, Ludification and Emergence of Playful Culture, dont les thèses de doctorat sont toutes disponibles en texte intégral en libre accès en anglais. Nous avons aussi des bilans d’expériences réussies, innovantes, reproductibles sur lesquelles nous appuyer, qui constituent autant de retours positifs concrets en termes de valorisation d’image : citons pour seul exemple la collaboration entre le Play Research Lab, laboratoire de R&D en ludologie de la Chambre de commerce et d’industrie Grand Hainaut, et la BnF qui a proposé aux publics en 2014 plus de trois semaines d’ateliers et une demi-journée d’étude sur les jeux sérieux  10. Ce socle de référence contribue à légitimer les initiatives ludiques des bibliothèques auprès des décideurs et des tutelles. L’essentiel reste de définir les programmes d’action au plus près des objectifs et du contexte de chaque établissement.

Ces initiatives sont généralement bien accueillies, et provoquent rarement refus ou restriction. La sensibilisation des autorités universitaires à travers des expérimentations comme Game of Deans devrait œuvrer dans le même sens. Les seules réticences relevées, sur la vingtaine d’échanges effectués pour la préparation de cet article, sont les raisons budgétaires qui sont levées après les premières réalisations réussies (Louise-Michel), la réduction de crédits-temps disponibles dans les cursus (UHA) et les questions de sécurité pour horaires tardifs comme à la médiathèque Blaise-Cendrars de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) où les soirées hebdomadaires « jeu de société » et jeux de rôles prennent désormais fin à 21 h 30.

Jouer le jeu ?

Les résistances les plus marquées ne sont donc pas celles des décideurs. Les équipes, en revanche, peuvent ne pas se reconnaître dans ces actions et opposer une certaine résistance aux programmes ludiques. Il est toutefois manifeste que les agents de bibliothèque adhèrent de manière beaucoup plus forte à ces initiatives si les tutelles assument et soutiennent leur développement. En interne, il est essentiel de revenir sur l’importance de l’identification, de l’affichage et du positionnement de ces fonctions dans l’organigramme des bibliothèques. Il est tout aussi essentiel de concentrer ses efforts sur la valorisation interne de ces actions, à travers la sensibilisation et la formation des personnels à des compétences professionnelles et techniques qui élargissent et renouvellent le champ traditionnel de nos métiers. Fréquemment, des expérimentations fonctionnant avec des enseignants ou des médiateurs motivés se traduisent par des échecs lorsqu’il s’agit de personnes moins motivées, ou manquant de formation, dans le cadre de généralisations institutionnelles imposées sans accompagnement au changement.

Ceci rappellera certainement l’introduction en lecture universitaire des matériels audiovisuels et/ou de culture générale dans les collections, les premiers pas en formation des usagers, le développement d’actions à destination des enseignants-chercheurs… Trois types d’actions relativement récentes et faisant pourtant désormais partie intégrante de notre paysage « traditionnel » et des services affichés dans nos organigrammes, avec des déclinaisons selon les politiques, les publics, les budgets, et les relations avec les autres services institutionnels de chacun.

Des réticences, parfois radicales, peuvent enfin provenir des publics destinataires de l’offre ludique. Il faut alors repenser ses motivations et ses objectifs pour les adapter au contexte et aux segments de public ciblés. Ceci peut être lié à une idée préconçue des générations Y/Z, comme cela ressort d’un faisceau d’études et de réflexions récentes. Ainsi, l’École de management de Grenoble (GEM) note la difficulté pour ses étudiants à situer le jeu dans le monde « sérieux ». Leurs attentes sont très concrètes : ils exigent une articulation manifeste entre apprentissage et applications concrètes / perspectives professionnelles. Très au fait des options ouvertes par le monde numérique, ils se montrent peu indulgents face à des tentatives d’innovation ludopédagogiques maladroites ou mal calibrées. Cette école, convaincue de l’intérêt de l’action ludique, a donc opté pour conserver le jeu sous forme de serious games, mais systématiquement en présentiel. Ceci préserve l’intérêt du jeu, souligne l’importance d’une médiation et réaffirme la distinction entre les concepts développés par Roger Caillois  11 en 1958, et ayant évolué avec Gonzalo Frasca  12 en 2003, entre ludus (ou play, ou jeu sans règles) et paidia (game, ou jeu sous contraintes). Le bien-fondé pédagogique des solutions hybrides, largement recommandées dans les conclusions du projet Hy-Sup, est confirmé – ainsi que la nécessité de rattacher les contenus de jeu ou de formation à la discipline des cursus et de (dé)montrer leur visée utilitaire.

Le jeu implique une forte motivation, mais aussi et surtout une nécessaire médiation avec les équipes, la hiérarchie et les usagers aussi bien finaux que prescripteurs – enseignants, services d’action culturelle, etc.

Structurellement, ce service reste encore, sauf exception, à positionner dans les organigrammes des bibliothèques. Une fois passée l’étape opérationnelle, la question de la capitalisation du jeu se pose pour passer à l’étape de sa valorisation et à la transmission des acquis. Une gestion de la connaissance ou Knowledge Management du jeu est essentielle pour exploiter ses réalisations, prolonger et faire évoluer ses dispositifs ludiques, mais aussi pour établir des projections stratégiques.

Cette étape de bilan implique une prise de recul, une phase d’analyse et de dialogue autour du service et des jeux mis en place, une détermination des procédés de gestion de la connaissance à adopter et nécessite un temps non négligeable d’interprétation et de rédaction. Sa mise à jour constante demande aussi à dégager un temps important. Dans le cas où la bibliothèque a assuré la maîtrise d’ouvrage d’un jeu, « la qualité finale dépendra de la qualité du dialogue que l’on aura su instaurer et entretenir. S’il s’agissait de comparer cette entreprise à d’autres projets qu’une bibliothèque peut être conduite à mettre en place, on pourrait dire que la qualité des échanges avec les développeurs est aussi importante que celle qui est nécessaire avec un prestataire de logiciels de gestion de bibliothèque ou avec l’architecte d’un nouveau bâtiment. C’est ainsi toute une méthodologie de projet de service qu’il faudra mettre en œuvre  13 ». Dans ce domaine de responsabilité transversale, la perpétuation de l’offre ludique passe par la coordination des équipes. Elle agit comme un levier de motivation et permet de construire la compétence pas à pas, afin de transmettre les savoir-faire.

La gestion de la connaissance gagne à être prévue assez tôt sous la forme de dossiers mis en ligne ou prêts à l’envoi. La parution de l’article dans Livres Hebdo sur la Murder Party à la BUPMC a provoqué un afflux de questions de la part de professionnels des bibliothèques qui a été géré au fil de l’eau, parfois avec difficulté, pour trouver le temps de répondre individuellement aux demandeurs. Une solution a consisté à proposer des retours sous forme d’interventions à la journée d’étude « Jouer en bibliothèque, est-ce bien sérieux ? » (ABF Paris-Ile-de-France en janvier 2015) et en formation initiale des bibliothécaires (FIBE, Enssib). Après son expérience de jeu à réalité alternée, la bibliothèque de l’INSA Lyon a privilégié les retours en ligne par Scoop-it, Diaporama, Prezi et a réalisé un poster pour l’IFLA 2014.

L’étape de communication qui suit le jeu est l’occasion de partager de petites astuces ou de mettre en commun des recommandations d’outils entre bibliothécaires. Des outils de quizz comme Socrative ou Kahoot! permettent par exemple de ludifier les schémas classiques de formation des usagers et peuvent compléter les formats de jeu à proprement parler. Toute forme de restitution liée au jeu est donc un moyen de nourrir la profession, de faire progresser les pratiques et de renforcer les réseaux professionnels liés au jeu. Cette visibilité contribue à la valorisation de l’activité, favorise sa pérennisation et l’attribution de budgets dédiés, et motive son inscription dans les organigrammes.

Outre le temps de décision, de création, de réalisation, une mécanique non négligeable doit être mentionnée : celle de la conviction. Convaincre sa hiérarchie directe en bibliothèque est une première étape, une autre est de lui laisser le temps et de lui donner les arguments pour convaincre ses propres décideurs du milieu universitaire ou territorial de l’intérêt d’afficher une politique ludique. Nos décideurs demandent, à raison, à être convaincus de l’intérêt et de l’utilité du changement. Nous avons besoin en retour de leur aval et de leur soutien pour institutionnaliser ce que postule le philosophe Colas Duflo dans un entretien donné en 1998 dans les Cahiers d’éthique sociale et politique : « Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité. »

Activités ludiques : partenariats et compétences

Faire le choix politique de démocratiser la bibliothèque en proposant des activités culturelles novatrices, sinon coûteuses, pour attirer et fidéliser de nouveaux publics implique aussi de modifier son organisation. Un troisième aspect de la gestion de la connaissance consiste donc à ouvrir des perspectives organisationnelles.

L’arrivée de publics attirés par le jeu est susceptible de faire évoluer la gestion de l’accueil afin de les amener à découvrir les autres services de la bibliothèque. Les retours sont très positifs en lecture publique où les joueurs deviennent rapidement et majoritairement emprunteurs. Le jeu ouvre aussi une fenêtre vers d’autres services que ceux de la bibliothèque : animation culturelle du territoire, établissements partenaires, autres services de l’université comme cela a été conçu dans le cas des OSNI montpelliérains. À Nîmes, le festival Nîmes Open Game Art organisé par Labo² – le laboratoire des usages de Carré d’art bibliothèques en partenariat avec l’école de formation aux métiers du jeu vidéo Créajeux – s’adresse à tous les publics. Il allie approche historique, jeux vidéo, arts graphiques et musique. Le dialogue est constant entre le public curieux et la culture ludique qui lui est proposée par la bibliothèque et son partenaire. Les festivals de jeu en bibliothèque comme celui de Nîmes ou « Press start, anatomie du jeu vidéo » à la BPI, et les visites thématiques comme « Chasse au trésor » de la BPI ou « Circuit jeu de rôles » à la BnF en partenariat avec la Fédération française de jeu de rôle, sont un moyen de créer des événementiels valorisant le jeu afin d’amener les publics à découvrir d’autres services de la bibliothèque.

Le jeu peut aussi constituer un objet de crowdsourcing ou contribution participative des usagers au service, qui entre dans le périmètre de la gestion de la connaissance, avec une éventuelle co-construction à la clé. Ainsi, à la médiathèque Blaise-Cendrars de Conflans-Sainte-Honorine, un joueur de jeu de rôle s’est spontanément proposé pour animer lui-même une table en tant que maître du jeu lors des soirées du vendredi soir. Ce type d’initiative favorise l’identification des usagers à la bibliothèque et crée un sentiment d’appartenance à une communauté. De même, à la médiathèque Boris-Vian à Chevilly-la-Rue ou à Haguenau, des ateliers de création de jeux vidéo ont été mis en place pour fédérer la communauté des lecteurs avec succès.

La co-création ou la facilitation pourront également passer par des initiatives de type Lab, GameLab, Game Jam, qui sont des espaces de création collaborative de jeux. C’est le cas des Biblio-remix à Rennes. Au Nîmes Open Game Art, le jeu s’est invité en 2014 dans le champ d’expérimentation du Labo² par une Game Jam dans laquelle les bibliothécaires, à défaut de s’y impliquer directement, ont tenu le rôle de facilitateurs entre des artistes étrangers à l’univers du jeu vidéo et les designers de Créajeux. Les bibliothèques n’ont pas toujours les ressources pour développer elles-mêmes des outils innovants, mais elles ont un public. D’un autre côté, les écoles, associations et autres partenaires disposent de moyens ou de savoir-faire mais peuvent être en quête d’audience. La bibliothèque peut être le niveau d’intermédiation entre publics, artistes et professionnels du jeu. Le responsable des activités ludiques dessine des connexions pour mettre en relation des gens de métiers différents. Il transfère l’action traditionnelle du bibliothécaire, intercesseur entre lecteur, œuvres et auteurs, aux fonctions innovantes en bibliothèque ; le jeu comme les Lab sont bien au cœur du métier.

Définir les limites de nos missions et activités est crucial dans nos métiers en constante évolution. Les activités liées au jeu impliquent de repenser, comme pour toute activité innovante, certains profils de poste.

L’hybridation, la médiation, l’intercession dépendent d’un management ouvert et favorable au jeu. Quelle place et quel périmètre donner aux activités ludiques ? Qui pilote l’activité, les projets et l’innovation ludique en bibliothèque ? Qui gère la partie opérationnelle, l’animation, la médiation de l’activité, et quelles sont ses compétences et expertises ? Comment intituler ces postes ou ces fonctions ? Qui sont, dans les bibliothèques, les professionnels qui s’intéressent au jeu ? Si certains ont un profil de joueurs (Louise-Michel), d’autres n’ont pas cette culture ni cette pratique (INSA Lyon). Les « convertis », qu’ils soient eux-mêmes joueurs ou non, se trouvent dans toutes les catégories et tous les statuts.

Dans les bibliothèques proposant des activités ludiques formalisées sous forme de services, deux profils sont à distinguer, l’un stratégique, l’autre opérationnel.

Le premier est celui du responsable des activités ludiques. Il occupe une fonction stratégique. Il pilote le service, porte les projets auprès des décideurs, s’assure de la coordination avec les autres services et les partenaires. Sa compétence principale est moins ludique (technique) que politique : il vise à imposer le jeu dans l’organisation de l’établissement, et à définir une politique en exploitant et capitalisant les acquis de la gestion de la connaissance pour les besoins de formation des personnels, la diffusion des pratiques et le changement des représentations liées au jeu.

Le second profil est celui du gestionnaire de jeu. Chargé de la mise en œuvre opérationnelle, il est à la fois un expert ludique et un intercesseur. C’est lui qui maîtrise le mieux le sujet et qui est le référent et le conseiller technique auquel font appel sa hiérarchie, l’équipe ludique et les autres services de la bibliothèque. Sa fiche de poste comporte le volume horaire dédié à la conception et à la mise en œuvre des jeux les plus importants. En tant que médiateur, il reste en contact avec les animateurs et les publics, terrains dont il nourrit l’offre de service. Il propose en retour des actions adaptées aux publics servis ou visés. Cette médiation, fondamentale, peut être facilitée par la co-construction des projets avec le public.

Cette distinction entre le profil stratégique et le profil opérationnel n’est pas spécifique au jeu : le management du jeu ne diffère pas de celui des autres activités innovantes.

La question organigrammatique peut aussi aller de pair avec un fonctionnement par projet. Par son horizontalité et sa transversalité, le management par projet favorise le partage des compétences et la diffusion des idées innovantes. Il permet d’intégrer assez facilement des activités considérées de prime abord comme exogènes, puis de les imposer et de les promouvoir sur la durée.

En université, les journées portes ouvertes sont l’occasion de déployer des activités « vitrines » qui permettent d’expérimenter et de tester des événements autour du jeu. En 2014, la BU Sciences de Montpellier a mis en place avec le Service culturel de l’université un jeu-concours avec des lots à gagner sous forme de chemin de fer dans la BU, avec des gares correspondant aux différents services de l’université, où se trouvaient des indices. La Murder Party de la BUPMC a été organisée à l’occasion de la Welcome Week de l’université, là aussi en coopération : service culturel, vie étudiante. À chaque fois, cela démontre l’intérêt de l’activité ludique aux bibliothécaires, à la tutelle et aux partenaires. À Carré d’art bibliothèques, le fonctionnement par projet mis en place implique les personnels dans l’ensemble des activités innovantes et leur permet de s’emparer de ces nouveautés pour passer de l’expérimentation à un fonctionnement quotidien et « ordinaire », avec en perspective la création de deux espaces dédiés au jeu vidéo.

Dans les bibliothèques de Montréal, le responsable des dossiers jeu est inscrit dans l’organigramme. Rattaché aux services centraux, il joue un rôle transversal de conseiller technique auprès des 43 bibliothèques du réseau  14.

Promouvoir le jeu par le jeu est un autre levier de gestion. Faire jouer les personnels est une méthode de team-building et de formation professionnelle peu employée en bibliothèque mais on recense cependant des premières initiatives : à la bibliothèque Sainte-Barbe, à Paris, le mystérieux « club Stevenson » de la bibliothèque a proposé en 2014 aux agents un jeu de piste présenté comme un roman, où les énigmes se résolvaient grâce à des recherches documentaires effectuées sur les ressources électroniques ; à la bibliothèque de recherche de Dauphine, une chasse au trésor dans la classification Dewey a permis de retrouver des friandises cachées sous des cotes bien précises ; à la BIU de Montpellier, on vote pour déterminer le nom des applications de la bibliothèque ; à la BUPMC, les agents formateurs conçoivent de nouvelles formations pour les licences en se répartissant en deux équipes, « architectes » contre « scénaristes », avec un compte à rebours. À Carré d’art bibliothèques, la promotion du jeu auprès des personnels a été pensée en amont par l’organisation d’une série de formations intégrant des moments de jeu et de test pour une vingtaine de personnes du réseau. Cela a permis de lutter contre un certain nombre de clichés et d’alimenter la réflexion sur la programmation à venir des espaces dédiés aux jeux vidéo. Ces initiatives font écho aux recommandations de l’IGB  15 en matière de formation au jeu : « des compétences à partager, des expériences à vivre » et à intégrer au plan de formation.

Réaffirmons l’importance de conserver une culture de la curiosité et de la polyvalence, essentielle à l’évolution critique des profils et compétences de nos métiers.

Le partage des compétences entre plusieurs agents s’avère souvent plus intéressant que des fiches de postes 100 % dédiées à une activité unique comme le jeu. La polyvalence constitue souvent la meilleure option, car le choix du 100 %, outre qu’il est rarement indispensable, a l’inconvénient de faire porter le jeu par une seule personne. Le gestionnaire de jeu est alors perçu comme un peu « à part » et cela ne motive pas les équipes à s’intéresser à ses actions.

Même si le responsable de l’activité, qui porte le projet, n’a pas d’appétence personnelle pour le jeu, il a donc de fortes chances de trouver dans les équipes un agent qui s’y intéresse de près comme à la médiathèque du Rize de Villeurbanne pour les Jeudi Jeux, ou pour les Biblio-remix à Rennes. Il y a chez ces bibliothécaires spécialisés dans le jeu un sentiment d’appartenance à une culture partagée qui rappelle celui des communautés professionnelles des discothécaires, vidéothécaires, agents des services d’informatique documentaire, de labos de langues, de ressources électroniques, d’archives ouvertes. On peut aller chercher les compétences techniques si elles font défaut en interne. L’INSA de Lyon a ainsi eu recours à un ingénieur pédagogique pour la mise en place de son jeu à réalité alternée. La bibliothèque, elle, capitalise autour des soft skills, compétences qualitatives et relationnelles de médiation, qui comptent pour beaucoup dans la gestion des activités ludiques.

S’associer des compétences ludiques n’a pas seulement un intérêt pour l’organisation du jeu : c’est avant tout un moyen de favoriser le portage politique des dossiers. Mettre en place un programme de jeu ambitieux peut revenir cher, et derrière la question de la reproductibilité se trouve toujours la question du financement. Outre le jeu lui-même, une enveloppe est à prévoir pour garantir la communication et le support informatique. Les budgets doivent donc intégrer des prévisions spécifiques aux mises à jour et aux évolutions de l’activité. Ces prévisions ne pourront se faire harmonieusement qu’à la condition d’une coopération totale entre le niveau stratégique et le niveau opérationnel.

De manière générale, s’adjoindre des équipes connaissant bien le sujet est un moyen d’assurer la médiation vers les usagers et de fonder techniquement le portage politique de l’activité qui est fait par les responsables auprès des tutelles et des élus.

L’éclosion de nouveaux métiers en bibliothèque semble s’être accélérée : après les gestionnaires de SIGB, les subject librarians, les community managers, les data curators, et les research data managers, le jeu s’impose dans toute sa dimension politique et technique en bibliothèque, mais aussi en musée, en archives, en enseignement. La reconnaissance du jeu comme objectif stratégique permet de le sortir du statut d’activité ponctuelle, liée à un effet d’opportunité, pour l’intégrer aux organigrammes et, pour reprendre les mots de Françoise Legendre (IGB) dans ses principales recommandations sur le jeu en bibliothèque, « construire une politique explicite concernant les jeux ou jeux vidéo, cohérente avec le projet documentaire et culturel de la bibliothèque ». Allons-nous voir se développer un nouveau profil, celui de game manager, aux compétences proches des gestionnaires d’autres activités innovantes et qui aurait la charge de développer, de planifier, de mettre en œuvre activités et innovations ludiques ? La profession va-t-elle intégrer les modifications organisationnelles liées à son émergence et inclure les compétences ludiques dans le champ global du gestionnaire de l’information et des connaissances ? Nous devrons étayer notre réflexion sur le sujet dans les années à venir, car le game management correspond certainement à un changement de fond à l’œuvre dans la profession.