Manuel de constitution de bibliothèques numériques

par Sophie Bertrand

Thierry Claerr (dir.)

Isabelle Westeel (dir.)

Sous la direction de Thierry Claerr et Isabelle Westeel
Éditions du Cercle de la Librairie, collection « Bibliothèques », 2013, 407 p.
ISBN 978-2-7654-1413-1 : 45 €

Deux ans et demi après la publication du Manuel de numérisation, Thierry Claerr et Isabelle Westeel poursuivent leur entreprise didactique en proposant ce second volet riche de plus d’une vingtaine de contributions. Cette partie du diptyque ne se résume pas à une simple boîte à outils et à un état de l’art mais donne aussi à voir une photographie détaillée des enjeux qu’implique un projet de dématérialisation de fonds patrimoniaux. À l’heure d’une certaine maturité dans les pratiques de numérisation, les auteurs s’autorisent à tenter une approche plus conceptuelle de la bibliothèque numérique tout en s’attachant à décrire les techniques et pratiques en cours, principal objectif de cet ouvrage.

Qu’est-ce qu’un bibliothécaire numérique ?

Même si ce second opus offre une perspective plus large que la seule compilation de recommandations techniques et organisationnelles, il rappelle, et ce, dès l’introduction, les fondements sur lesquels repose la création de bibliothèques numériques aussi diverses soient-elles : elles se définissent par leurs ressources documentaires plus ou moins hétérogènes, leurs fonctionnalités de recherche et de lecture plus ou moins sophistiquées et adaptées aux pratiques des internautes (moteur de recherche, outil de visualisation des documents, entrepôt OAI, sites et applications mobiles), mais aussi par toute une gamme d’outils pour encourager les usagers à disséminer les documents numériques présentés. Chaque partie de l’ouvrage prend en charge un des aspects spécifiques qui constituent un tel projet : après un rapide panorama des politiques publiques en faveur du développement des ressources numériques, la lecture se termine sur la question de la préservation pérenne. Y sont posées de manière clairvoyante et précise les principales problématiques que supposent la tension entre l’exigence constante qu’impose la conservation à long terme du patrimoine et les évolutions rapides et parfois difficilement prévisibles des supports et des formats. Ainsi, les auteurs combattent l’idée reçue selon laquelle « le numérique n’est pas virtuel ou immatériel (bien que certains se plaisent à utiliser le mot “dématérialisation”) : il est lié à des supports bien physiques, dont la fragilité et les vulnérabilités leur sont propres ». De la même manière qu’il n’existe pas un seul modèle de bibliothèque numérique, de même il n’y a pas un profil type de « bibliothécaire numérique ». En effet, au travers de ces différents chapitres où sont égrenés ça et là une série de témoignages concrets, il apparaît nettement que le projet de constitution de bibliothèques numériques est avant tout une entreprise collective qui, pour réussir, se doit à la fois de capter les compétences traditionnelles du bibliothécaire (signalement, organisation de contenu, médiation, conservation, etc.) et de fédérer des expertises nouvelles venues de différents secteurs (conduite de projet, programmation informatique, éditorialisation, etc.).

Comment construire une architecture sans murs ?

Au regard de la précision de l’inventaire des techniques actuelles, ce manuel est surtout destiné à un lectorat de professionnels plus ou moins avertis. Si certains aspects sont traités de manière synthétique et très efficace, comme le chapitre listant les questions juridiques liées au respect du droit d’auteur et du droit à l’oubli, ou bien encore celui relatant les différentes étapes de la réalisation de la mise en ligne en précisant, par exemple, le cadre rigoureux des appels d’offres, d’autres se rapprochent plus de la forme de petits traités dressant un panorama rapide d’une Città ideale virtuelle. Le signalement des ressources numérisées – que ce soit sur le plan de l’enrichissement, de la visibilité ou encore de la dissémination – dessine implicitement une peinture des ressources en ligne telles qu’elles devraient être et non pas telles qu’elles sont. Toute bibliothèque numérique se définirait alors comme une architecture sans murs. Ainsi, seule la performance collective de faire interagir les formats et les protocoles est gage de diffusion optimisée du patrimoine numérisé. En cela, le projet de data.bnf.fr est indissociable de l’évolution naturelle de Gallica, bibliothèque numérique collective et nationale. La complémentarité des pivots documentaires et des différents réservoirs de ressources patrimoniales en ligne est un des atouts majeurs pour un développement sain de l’écosystème des bibliothèques numériques. Herbert Georges Wells publiait en 1938 une série d’essais, intitulée World Brain, sur l’organisation future de la connaissance et de l’éducation. Il se plaisait à imaginer un dispositif qui aurait « à la fois la densité du vertébré et la fluidité de l’amibe ». L’expression, se jouant d’une apparente contradiction, résume toute la complexité de la constitution d’une bibliothèque numérique : structurer, fédérer et disséminer tout à la fois les ressources patrimoniales.

Cette démarche ambitieuse, objet même du Manuel de constitution de bibliothèques numériques, est décrite avec pragmatisme puisqu’il est rappelé que « l’innovation, par sa nature, rend l’échec possible ». Tant mieux, oserait-on dire, car tout ne réside pas dans la seule appropriation des techniques, des normes et des standards ou la possibilité plus ou moins grande de disposer de moyens financiers et humains. Décider de créer une bibliothèque numérique repose aussi sur la capacité de se projeter au-delà des effets de mode et des jeux politiques de court terme. C’est ce que rappelle fort justement Nicolas Georges dans sa conclusion : « La bibliothèque numérique est un projet politique, scientifique, culturel et social. » C’est en ce sens où, dès la préface, il est bien précisé que l’un des deux maîtres mots d’un tel manuel est « coopération ». La diversité des démarches et des acteurs n’est enrichissante et constructive que si le dialogue est continu. Une des grandes qualités de cet ouvrage est justement de faire dialoguer de nombreux professionnels en dressant à plusieurs voix une liste des étapes d’élaboration d’une bibliothèque numérique.