Les fictions de jeunesse

par Bérénice Waty

Christian Chelebourg

Christian Chelebourg
PUF, coll. « Les littéraires », 2013, 236 p.
ISBN 978-2-13-059184-9 : 25 €

Prologue : n’étant pas spécialiste de littérature française, de jeunesse ou comparée, c’est donc un regard « exotique » que l’ethnologue que je suis porte sur cet ouvrage. Les fictions de jeunesse aborde les enjeux inhérents à ce type de littérature, permet de percevoir les processus à l’œuvre, selon les emprunts entre roman populaire et de jeunesse, entre différents types de média (télévision, jeu vidéo, multimédia) dans une vision de culture transmédiatique.

Entre héritage, emprunts et rupture : les identités multiples de la littérature de jeunesse

Cet ouvrage permet de plonger dans la littérature de jeunesse, en montrant comment depuis son essor au XIXe siècle, cette dernière s’est adossée à la culture de masse pour culminer en termes de chiffres de vente (c’est l’un des rares secteurs de l’édition bénéficiaires) et de ses publics toujours plus importants. L’auteur défend l’idée que depuis la fin des années 1990, une « phase de mondialisation, voire de globalisation des fictions de jeunesse  1 » est amorcée. Mais l’intérêt de l’ouvrage réside aussi pour les rappels historiques qui démontrent que soit cette littérature, soit ses acteurs, ont été des précurseurs en matière de fiction, d’héroïsation des personnages, ainsi que d’un point de vue commercial et pour tout ce qui concerne les adaptations (qu’il s’agisse des questions de traductions, de novellisations ou des rapports entre œuvre-source et les références intertextuelles). La Edgar Rice Burroughs Inc., du nom du créateur de Tarzan, a géré ce héros comme un « produit culturel » (p. 12) dès les années 1920, des films aux comics. C’est un exemple de « médiart dans la mesure où la conception artistique s’y trouve relayée par une logique médiatique de diffusion tous azimuts qui en assure le rendement commercial » (ibid.).

Mais C. Chelebourg prend aussi le temps de revenir sur l’apparition de ce genre littéraire, en parallèle quasi symétrique avec le roman populaire : « Si le roman populaire a si bien irrigué la littérature de jeunesse, c’est qu’il prétendait œuvrer à l’édification du peuple comme elle à celle des enfants » (p. 21). L’auteur détaille les points de convergence : de nombreux écrivains ont opéré dans les deux types d’écritures, à l’image de Jules Verne  les « océans d’encre » (p. 23) expliquent les procédés feuilletonistes pour multiplier les ventes et fidéliser les lectorats  les mêmes accusations contre les risques d’aliénation des publics  l’appui marqué sur le thème de l’aventure et les récits aux rebondissements nombreux (« dans l’économie romanesque, l’aventure est un précieux auxiliaire de l’héroïsme », p. 16). Finalement, la littérature de jeunesse serait une « extension du domaine de la fiction », capable de créer et de fédérer des univers, des normes et des participants (personnages de fiction et lecteurs). En plus, elle tire sa force et sa singularité de la notion même de jeu : « Ce lecteur qui prend le relais de l’auteur n’est autre que celui qui partage son jeu. Non content de feindre de croire à la vérité de ce qu’il lit, non content de suspendre son incrédulité volontaire et momentanée, il entre de plain-pied dans la fiction : il se l’approprie et la prolonge en s’en donnant une véritable “interprétation”, au sens théâtral du terme » (p. 7-8).

A priori tout lecteur de fiction (jeune ou moins jeune) agit de même, mais il apparaît que pour les enfants cette adhésion est plus massive, le mécanisme « d’immersion fictionnelle » (emprunt à Jean-Marie Schaeffer) ou la « refiguration du soi » (Paul Ricœur) jouant pleinement  et ce ne sont pas les œuvres littéraires ou les écrivains qui développent ce phénomène, mais bel et bien la jeunesse elle-même, de manière autonome, générationnelle, en adoubant et adoptant ses propres héros, en les érigeant en modèles hypercodés, voire stéréotypés, afin de se démarquer du monde des adultes et de leur culture – que les jeunes refusent de plus en plus à reconnaître comme leur, en changeant d’âge et de statut.

Par la suite, l’auteur convoque la bande dessinée  2, les albums, les films, les albums-concepts, le rock opéra, les comédies musicales, la télévision et le jeu vidéo, pour montrer les liens intenses de continuité, de perméabilité entre les uns et les autres, tous tributaires d’une littérature de jeunesse définie comme addictive de par ses séries, ses segmentations par tranches d’âges, d’une part, comme impliquant la participation active, voire la co-création des publics, d’autre part. Les exemples sont nombreux, avec l’influence des studios de Walt Disney dans le développement des effets spéciaux numériques dans les dessins animés, puis les films  avec le personnage de Super Mario, qui apparaît dans le jeu vidéo Donkey Kong et où l’auteur « reconnaît le schéma de base du roman gothique » (p. 39) dans la trame du jeu. Mais le constat a le mérite d’être explicite : « Le texte, aujourd’hui, n’est plus qu’un support parmi d’autres des histoires » (p. 49), sans être le plus efficace.

Dans un deuxième chapitre, l’auteur revient à une approche littéraire, en détaillant les ressorts ou « dynamiques de l’aventure » (p. 51). Pour que le public jeune s’immerge dans la fiction, il faut que cette dernière entretienne le suspens, l’émotion, l’envie de connaître la suite, le tout à un rythme haletant  et ce, tant pour les personnages que pour les lecteurs avides d’aventures. Trois procédés permettent d’y accéder : « le dispositif du lapin blanc » qui guide le héros/le lecteur dans les affres de l’aventure, lui fait franchir des étapes, où fréquemment les normes de la réalité s’inversent dans des codes romanesques spécifiques et dans un imaginaire où l’enfant fait l’apprentissage de l’autonomie. « Le dispositif de l’échiquier » laisse place aux modalités ludiques : « Let’s pretend ! Faisons comme si, faisons semblant ! […] c’est une incantation souveraine pour changer la vie en jeu » (p. 62). L’échiquier est ici un plateau de jeu (comme dans l’œuvre sous licence de Jumanji) ou un plan sur lequel se succèdent et se combinent des actions pour déboucher sur un objectif. La fantasy et les jeux vidéos lui doivent beaucoup. Là aussi, l’idée est d’utiliser le jeu pour apprendre et les romans de formation sont légion. « Le dispositif du cyclone », enfin, s’apparente à l’accident, la rupture du routinier ou de la linéarité : « La catastrophe permet […] de basculer d’un quotidien décevant à un univers enchanté » (p. 71). C’est l’écureuil Scrat dans L’âge de glace qui, avec ses noisettes, crée une série de perturbations à l’origine des péripéties des héros. La conclusion de l’auteur est d’indiquer que ces dispositifs sont les matrices narratives et que « leurs rencontres témoignent d’un métissage des récits conforme aux logiques de réécriture propres à ce secteur » (p. 79).

Le troisième chapitre aborde les questions d’emprunts, d’échos entre les œuvres (« clins d’œil », « filiations », « hommages », voire « plagiat ») qui permettent de fédérer les jeunes à l’esprit des œuvres, de créer la complicité : « L’intertextualité joue davantage sur la complicité du lecteur. Ces parentés, affichées ou tues, permettent aussi de passer du livre aux films, en passant par le jeu vidéo, tout en affichant la “notoriété d’une fiction” » (p. 95). Mais cela pose question quant au respect de l’œuvre originelle, à l’exactitude que les cinéastes, les producteurs ou les concepteurs de jeux lui accordent. Néanmoins, C. Chelebourg développe cette idée en montrant combien la littérature de jeunesse est caractérisée par une « malléabilité sémantique » : « Loin de déplorer l’infidélité, il faudrait sans doute louer la liberté dont elle donne l’exemple, et sans laquelle ces figures littéraires ne sauraient s’imposer comme elles le font dans l’imaginaire » (p. 100). Et dès lors, un « progressif effacement de la figure de l’auteur au profit de celle du conteur » (ibid.) se fait ressentir : en puisant dans un héritage littéraire ou auprès de figures-types, chacun crée à son tour un avatar qui les retravaille en retour. Walt Disney en est la parfaite illustration : « L’œuvre adaptée est avant tout un matériau, une occasion de raconter une histoire le mieux possible, voire mieux que l’original. […]. Cela suppose à l’évidence une évacuation, ou du moins une subsidiarisation de l’auteur premier » (p. 102). Le tout participe à la reconnaissance et à la célébration d’un champ culturel spécifique, attestant de l’existence d’une véritable culture jeune, « distincte de la sphère légitimée qui la rejette » (p. 83). Cependant les apports des Childhood studies ou de la sociologie de l’enfance sont passés par là, et les biens de l’enfance comme leurs cultures, ne peuvent plus être appréhendés ainsi. À chaque adaptation, chaque réécriture, finalement ce sont les personnages qui s’émancipent pour être identifiés par les jeunes comme « des modèles non plus tutélaires, mais étrangement présents dans le quotidien » (p. 117).

Le transmédiatique comme facteur-clé de la « refiguration du soi »

Les deux derniers chapitres attestent que « dans le secteur de la jeunesse, fiction rime volontiers avec métafiction » (p. 119) et il s’agit d’abolir « la frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte » (ibid.). Pour ce faire, l’écrivain donne à son récit les traits du vraisemblable, avec de nombreux détails, pour bien montrer que l’univers qu’il décrit est cohérent avec « une vérité de l’ensemble » (p. 128), comme dans les œuvres de Tolkien. Les frontières entre le faux et le vrai servent alors à rapprocher la fiction de la vie. La relation de proximité liant l’auteur et son lectorat s’en trouve enrichie : notamment grâce au phénomène de fan-fiction, ces communautés interprétatives (Stanley Fish), où tout en critiquant les mass media, les contributeurs développent ce qu’ils ne trouvent pas dans les récits (vies et psychologie des héros). Ce constat permet à C. Chelebourg de réitérer son mot d’ordre : « La rivalité entre les médias n’a pas lieu d’être, seule compte leur complémentarité et la manière dont chacun satisfait l’exigence de projection du public » (p. 154) et la littérature de jeunesse étant plus que toute autre la figuration des « échanges entre texte et image » (p. 138), la multiplicité des médias ne peut qu’enrichir les œuvres en elles-mêmes, qu’elles soient initialement littéraires ou déclinées de la sorte ensuite.

La conclusion reprend l’ensemble de ces points en focalisant sur la nécessité d’observer et d’analyser les productions culturelles contemporaines dédiées à la jeunesse sous un prisme intermédiatique à l’ère de la globalisation de la culture : « Les œuvres pour la jeunesse globalisent un melting-pot de contenus dont les origines nationales tendent à s’estomper au profit de leur partage par une même classe d’âge » (p. 198). Mais si certains peuvent le décrier, l’ouvrage de C. Chelebourg montre que ce processus est dynamique, les jeunes devenant acteurs au premier chef de leurs pratiques culturelles et de leur socialisation.

Cet ouvrage pourra intéresser les sciences de l’éducation et la sociologie de la culture, mais aussi les littéraires, historiens – pluridisciplinaire donc – ou tout étudiant, chercheur, qui travaille avec la jeunesse et les pratiques culturelles. Sans apporter une révolution, ce livre fourmille d’exemples concrets (plus de 800 fictions ont été traitées, selon la quatrième de couverture, et l’index des œuvres et des personnages est un bon outil), permet de relier le processus de création aux développements éditoriaux, commerciaux mais aussi technologiques (la numérisation, la 3D, l’informatique), tout en laissant une place aux jeunes, identifiés comme des co-acteurs, voire les initiateurs de leur propre culture. Le bémol tient peut-être à ce que la figure du lecteur est souvent réintroduite dans le texte alors qu’il s’agirait parfois de parler de spectateur, de joueur, de jeune en train de pratiquer une activité culturelle.