La valeur sociétale des bibliothèques
Construire un plaidoyer pour les décideurs
Éditions du Cercle de la Librairie, 2017, 214 p.
ISBN 978-2-7654-1534-3 : 38 €
Responsable de la mission Marketing des bibliothèques de Sciences Po, Cécile Touitou suit depuis de nombreuses années les initiatives des bibliothèques anglo-saxonnes qui ont développé une expertise pour faire valoir leur impact sur la société, leur utilité, leur pouvoir de transformer les vies 1. Dans un ouvrage collectif dont elle a assuré la direction, La valeur sociétale des bibliothèques : construire un plaidoyer pour les décideurs, Cécile Touitou nous transmet la culture du « plaidoyer » en prenant soin de l’adapter au contexte hexagonal.
Cet exercice était jusqu’à récemment étranger au service public qui n’avait pas besoin de « se vendre », a fortiori au sein d’une aire culturelle sacralisant le livre. Mais à l’heure où la légitimité de la bibliothèque vacille sous le poids des écrans et de la réduction des dépenses publiques, ce type de plaidoyer semble devenu vital. Aujourd’hui, les professionnels doivent savoir endosser la robe de l’avocat pour plaider en faveur de la bibliothèque, et mettre en avant sa valeur sociétale. Si ce service public était considéré jusque-là comme un outil indispensable à la démocratie, force est de s’interroger : est-il encore indispensable ? Les bibliothèques ont-elles encore quelque efficacité ? Qu’apportent-elles de singulier et de précieux ?
Cet ouvrage mène l’enquête… De nombreux témoins, experts et acteurs des faits s’expriment à la barre : le gestionnaire, l’économiste, les élus, le sociologue, l’inspecteur, l’observatrice, les lobbyistes, les bibliothécaires – responsables de réseau, de BU, de BDP exerçant en France ou à l’étranger… chacun apportant des arguments qui, au fil de la lecture, se complètent et se précisent.
La première partie développe le bien-fondé de la démarche en donnant la parole à Jean-Michel Tobelem, spécialiste des politiques publiques culturelles, à Dominique Lahary, ainsi qu’à deux élus de la République, auteurs de rapports sur les bibliothèques : Sylvie Robert et Arnaud Bazin. La vigueur des descriptions du projet de la bibliothèque et de ses réalités sera utile pour nourrir la composante persuasive du plaidoyer, soit les arguments qui parlent au cœur : acteur de la citoyenneté, soutien aux plus vulnérables, lieu de ressources pour l’imaginaire et la créativité, présence d’une société chaleureuse et bienveillante.
La deuxième partie examine les preuves à apporter, les outils pour convaincre, et s’adresse cette fois-ci davantage à l’esprit. Yann Nicolas et Christophe Evans partagent leurs regards d’économiste et de sociologue autour « du bon usage des indicateurs : prendre conscience de leurs limites pour les rendre davantage agissants ! ». Danuta A. Nitecki et Marine Rigeade signent ensuite des contributions aux grandes qualités pédagogiques : la première déplie un à un les arguments mobilisés dans les bibliothèques universitaires américaines – les BU créent des savoirs nouveaux au sein de la communauté des chercheurs –, la seconde illustre les mille et une utilisations des données SCRIB, recueillies chaque année par l’Observatoire de la lecture publique, pour promouvoir l’action des bibliothèques.
La troisième partie décrit des campagnes de plaidoyer qui doivent permettre au lecteur, par un jeu mimétique, d’en devenir acteur en se familiarisant très concrètement avec la méthodologie propre à cet exercice. Pierre Carbone considère les travaux de l’Inspection générale des bibliothèques comme une source pour « élargir la perspective » et « envisager des pistes nouvelles ». Il invite à ce titre les auteurs de plaidoyers à prendre appui sur les études thématiques qu’elle édite pour promouvoir les bibliothèques en cohésion avec la politique nationale. À son tour, Cécile Touitou insiste, en analysant les campagnes américaines, sur la nécessité d’« attaquer les clichés » et de diffuser une image de la bibliothèque qui rende compte de son nouvel écosystème au service des enjeux sociaux majeurs et plus seulement centré sur le livre.
Qu’on ne s’y trompe pas, le plaidoyer est davantage un exercice offensif que défensif, qui se pratique tous les jours et qui nous enjoint de sortir de notre zone de confort et d’utiliser l’énergie du public. Il rappelle la puissance performative d’un discours positif et gagnant. Séduite par ces vertus, Anne Verneuil, à l’origine de la création du groupe Advocacy de l’ABF, expose les motivations et les objectifs de la grande enquête en cours sur la valeur économique et sociétale des bibliothèques françaises. Enfin Vincent Bonnet, directeur d’EBLIDA, nous immerge au cœur de l’Union européenne. Il décrit les stratégies déployées par l’association pour faire pression auprès des décideurs européens afin qu’ils élaborent des politiques en faveur des bibliothèques. Cette entreprise est loin d’être évidente et ressort du lobbying (il s’agit de faire pression, en plus de promouvoir).
La dernière partie nous permet d’étayer notre connaissance de retours d’expériences issus de contextes très variés. Carol Tenopir et Lisa Christian rapportent l’ambitieux projet LibValue mené sur quatre ans pour mesurer la valeur des ressources et des services des BU américaines. Les résultats alertent sur l’évolution rapide du paysage de la communication scientifique qui requiert de la part des bibliothèques la création de services « uniques », de plus en plus sur mesure. À Plaine Commune, le plaidoyer s’enracine dans la continuité du dialogue mené avec les élus et dans la relation de proximité entretenue avec le public. Dominique Deschamps, directrice du réseau des médiathèques depuis sa création, considère que cette « construction collective » est garante de la légitimité des médiathèques dans leur relation à la population et crée une dynamique fédérative, clé de la réussite.
Carine El Bekri, directrice de la bibliothèque de l’université de Reims Champagne-Ardenne, rend compte de la mise en place, depuis près de dix ans, d’une démarche s’assurant que les services proposés soient le plus en phase avec les objectifs de réussite étudiante et d’aide à la recherche. Si cette entreprise est parfois laborieuse, placer le souci de l’impact au centre du système managérial revêt un caractère exemplaire. L’ouvrage se conclut sur la première étude d’impact des bibliothèques réalisée par le département du Val-d’Oise en 2016. Céline Ducroux-Tesrif et Nolwenn Bouric indiquent comment cette expérience a permis de défricher le terrain tout en ouvrant la voie à d’autres initiatives, mais également à de nouvelles façons d’exploiter les résultats produits.
Nous retenons dans ce volume des phrases essentielles, qui nous questionnent sur ce que nous cherchons à obtenir en animant des bibliothèques. Cette publication est vertueuse à plus d’un titre, et d’abord parce qu’elle actualise la puissance sociale de la bibliothèque.
La bibliothèque n’est pas « une », mais est un véritable caméléon pour reprendre l’expression de Sylvie Robert, et c’est là sa force. En étant ouverte à tous, et de ce fait lieu intergénérationnel, en étant implantée dans un territoire et en s’organisant selon un maillage soucieux de la proximité avec ses habitants, en s’inscrivant dans les politiques publiques territoriales pour les collectivités ou dans les objectifs stratégiques de l’université pour les BU, la bibliothèque joue un rôle de cohésion sociale inédit. Elle est également le lieu de l’hospitalité : développer la qualité d’accueil est ainsi indissociable du rôle qu’elle revendique (être à l’écoute, accompagner, s’interroger, s’adapter, transformer).
De cette panoplie d’arguments découle la deuxième vertu de cet ouvrage. Il indique, en analysant les impacts possibles des bibliothèques, les ingrédients du plein exercice de leur rayonnement.
Nous prenons conscience de l’importance de communiquer sur notre activité, et nous reprenons les propos conclusifs de Marine Rigeade : « L’advocacy des bibliothèques ne veut pas seulement dire que ce service doit être défendu : il doit d’abord être mieux connu. » Nous assistons ici au mariage heureux entre un discours promotionnel et une exhortation à mieux faire, où chaque acteur porte haut sa part de responsabilité.
Construire un plaidoyer n’est pas uniquement un exercice adressé aux décideurs et un discours à communiquer aux utilisateurs, c’est également une pratique d’hygiène mentale, apportant des réponses claires aux questionnements existentiels des professionnels. Il devient alors possible de créer une unanimité : quels sont nos objectifs ? que convoitons-nous ? à quoi servons-nous ? Le plaidoyer permet d’identifier les forces de notre action pour mieux prendre à bras-le-corps celles qui n’auront pas encore été traitées.
En refermant cet ouvrage, le syntagme « lecture publique » résonne de façon beaucoup plus ouverte ; il ne s’agit plus uniquement de faire vivre le livre mais la lecture dans toutes ses dimensions : rêver, développer son imaginaire, apprendre, dialoguer, prendre soin de son individualité pour être à même de s’ouvrir à l’autre, être conscient et présent.