De l’argile au nuage

Une archéologie des catalogues (IIe millénaire av. J.-C. – XXIe siècle)

par Thierry Ermakoff
Sous la direction de Frédéric Barbier, Thierry Dubois et Yann Sordet (dir.)
Bibliothèque Mazarine, Bibliothèque de Genève, Éditions des Cendres, collection « Bibliothèques », 2015, 429 p., ill.
ISBN 978-2-86742-230-0 : 42 €

La bibliothèque Mazarine, du 13 mars au 13 mai, puis la bibliothèque de Genève, du 18 septembre au 21 novembre 2015, nous proposent une exposition consacrée à l’histoire des catalogues de bibliothèques, donc à l’histoire des bibliothèques, et, in fine, à l’histoire du livre et son économie. Cette exposition est pertinemment intitulée « de l’argile au nuage », car il n’échappera à personne que si les premiers catalogues furent en argile, nous sommes de plus en plus dans le cloud : cette exposition s’intéresse donc, aussi, aux potentialités du web. C’est une tâche quasi oulipienne que de présenter, au-delà de ces pièces parfois émouvantes, un catalogue, très élégamment publié par les éditions des Cendres, et qui trouve toute sa place, d’érudition, et d’esthétique : terme polysémique, le catalogue, comme le montreront les contributeurs, est tout à la fois ce qui sert à l’inventaire des biens, le classement des ouvrages, et le gros volume de 1,8 kg dont nous nous réjouissons d’en dire tout le bien que nous en pensons. Le catalogue, qui parfois, comme nous le rappellent Frédéric Barbier, Françoise Bourdon, Yann Sordet, se confond donc avec la bibliothèque elle-même, remonte à la plus haute antiquité – aurait pu dire Alexandre Vialatte –, celle du IIe millénaire avant Jésus-Christ où, en Mésopotamie, on pouvait, sur un morceau d’argile, retrouver des listes de tous ordres ; on le retrouvera jusqu’aujourd’hui, ce catalogue, dans une chronologie scrupuleuse : de Gabriel Naudé à Brunet, sans oublier les constructions catalographiques allemandes, anglaises, les boîtes cylindriques et le web sémantique.

L’intérêt du catalogue de cette exposition est précisément, outre la richesse de l’iconographie, particulièrement soignée, de donner la parole à des historiens et/ou à des professionnels des bibliothèques. Que nous disent-ils ? Que ces catalogues nous apprennent tout sur l’organisation des bibliothèques, et donc celle du savoir, comme en miroir : quels critères président à l’élaboration d’un catalogue de bibliothèque ? Auteur, titre, ou lieu d’édition, ou encore, aujourd’hui, vedettes dites d’autorité ? Chaque mode de confection se justifie par son usage : retrouver un livre, un libraire (un éditeur), etc.

L’ensemble s’ouvre par une contribution érudite de Yann Sordet, qui a en charge la bibliothèque Mazarine, et qui resitue l’ensemble du propos. Il se poursuit par des sondages rigoureux et précis (accéder au livre et au texte dans l’Occident latin du Ve au XVe siècle, la place des catalogues de bibliothèques dans la diffusion de l’information sur les livres du XVIe au XVIIIe siècle), et se conclut par trois interventions prospectives : fiches et fichiers à l’ère industrielle ; le catalogue des temps modernes : entre discipline et dissémination ; et la contribution de Frédéric Barbier (catalogues et transferts culturels) qui aborde une perspective pertinente, pour ne pas dire audacieuse : le catalogue comme opération intellectuelle et comme impératif économique. L’impératif économique, avec les commerces de livres, les foires, qui se déploie, est d’évidence. Que le catalogue en soit un vecteur, comme Frédéric Barbier l’a déjà montré dans, par exemple, Histoire et civilisation du livre 1 peut paraître frappé au coin du bon sens : il ne l’est pas. L’évidence serait plutôt décrite par Flaubert (cité par F. Barbier) : « Je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avant moi dans cette salle [de bibliothèque] aux voix sans nombre, à moins d’y entrer naturellement idiot, comme mon vénéré collègue, monsieur Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur. Il est né simple et il est resté. Il était tout uni et n’est point devenu divers. […] Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’âme pure. Il vit cataloguement. De tous les volumes qui garnissent les murailles il connaît le titre et le format, possédant ainsi la seule science exacte qu’on puisse acquérir dans une bibliothèque et, pour n’avoir jamais pénétré au-dedans d’un livre, il s’est gardé de la molle incertitude, de l’erreur aux cent bouches, du doute affreux, de l’inquiétude horrible, monstres qu’enfante la lecture dans un cerveau fécond. Il est tranquille et pacifique, il est heureux. »

L’ensemble se clôt, en deuxième partie, par une description des œuvres présentées, aussi diverses qu’inattendues…

Ouvrage dense, donc, qui prouve que l’alliance objective, comme on disait naguère, entre conservateurs (de vrais scientifiques) et un éditeur soucieux de son art nous offre un outil de travail organisé et esthétique.

Un complément pourrait être apporté par Les sources matérielles et ressources numériques : la recherche dans les collections patrimoniales à l’heure du numérique (à paraître aux Presses de l’enssib), actes d’une journée d’études organisée à la Bibliothèque nationale de France en février 2013, sous la direction de Mélanie Roustan et Anne Montjaret, ouvrage structuré en trois parties (s’orienter parmi les sources, construire l’offre, penser la recherche) davantage lié aux usages de lecteurs, d’étudiants, de chercheurs, en bibliothèque, dans les musées, les archives.

  1. (retour)↑  Histoire et civilisation du livre, tome X, Droz, 2014.