C’est compliqué
Les vies numériques des adolescents
danah boyd
C & F éditions, collection « Les enfants du numérique », 2016, 431 p.
ISBN 978-2-915825-58-9 : 27 €
Sur Facebook, pour peu que vous ayez opté pour l’interface en langue anglaise, vous pourrez choisir « it’s complicated » pour décrire votre situation amoureuse du moment. Changeant, fluctuant, compliqué, incertain, c’est tout l’univers de l’adolescence qui est décrit ainsi et ce n’est pas pour rien que ce statut est largement adopté par cette génération quels que soient leurs amours réels.
C’est compliqué est une synthèse du travail que danah boyd 1 a mené sur la vie numérique des adolescents américains à partir d’observations et d’entretiens recueillis entre 2003 et 2012, actualisé par une seconde enquête entre 2007 et 2012. C’est donc dans le contexte très précis de ces années et pour un public très ciblé d’adolescents américains, en prise avec un contrôle parental qui peut nous sembler très fort de ce côté-ci de l’Atlantique, que se sont déroulés ces entretiens. Cependant, la lecture de l’ouvrage est très éclairante sur le rapport qu’entretiennent – en général – les ados avec la technologie et les réseaux sociaux : des outils au service de ce qui motive leurs journées depuis toujours : communiquer entre eux. Ils n’ont pas particulièrement de goût pour les réseaux sociaux, mais ils « n’ont juste pas le choix », comme l’explique Sophie Pène dans son excellente préface à l’édition française.
L’ouvrage est organisé autour de huit chapitres qui explorent la nature de la relation des adolescents aux réseaux sociaux. Cette lecture salutaire illustre au travers d’exemples concrets issus d’entretiens que l’auteur a eus avec 166 jeunes comment ces derniers se sont approprié les réseaux sociaux numériques comme des espaces de sociabilité entre pairs. Privés de balades, interdits de traîner dans les rues ou les centres commerciaux, les adolescents américains du XXIe siècle se retrouvent cloîtrés dans leur chambre 2 (l’ouvrage donne une image très paranoïaque de la tutelle parentale américaine !). L’internet et les réseaux sociaux sont alors vécus comme les espaces publics virtuels où l’on peut se rencontrer, discuter, échapper au contrôle des adultes, même si les parents sont toujours là, essayant de devenir « ami » de leurs enfants. L’auteur montre combien « la société projette ses mythes et ses fantasmes, son manque d’empathie et d’intuition, son absence de solidarité, sur un monde adolescent qui lutte à plusieurs niveaux » écrit S. Pène dans sa préface.
Il est très frappant de lire comment les ados, selon danah boyd, se sont approprié des outils, ont déjoué leurs règles pour continuer à faire ce qu’ils faisaient depuis toujours à cet âge : se retrouver entre amis pour raffermir la cohésion du groupe des pairs et être reconnus de leurs camarades, loin du regard des adultes. Dans cet échange, tout est code. S’ils ne parlent pas en verlan, comme on pouvait le faire dans les années quatre-vingt, ils entretiennent des conversations quasi privées aux yeux de tous en pensant que leur intimité est préservée. Ils se disent engaged avec leur meilleur(e) ami(e) de même sexe tout simplement parce que, loin de l’idée d’une relation amoureuse avec lui/elle, c’est véritablement la relation la plus forte de leur vie. danah boyd déconstruit tous ces messages codés en interrogeant les jeunes sur leur sens, et l’on se rend compte des innombrables contresens qu’ils génèrent chez les adultes. Illustrant cette incompréhension réciproque, au détour d’une conversation, un jeune lui demande : « Can you just talk to my mom ? Can you tell her that I’m going to be okay ? 3 »
C’est sous l’injonction contradictoire du public (montrer aux pairs que l’on partage les mêmes goûts) et du privé (je ne veux pas que les adultes autour de moi sachent ce que je pense et ce que je fais) que naviguent ces jeunes, maîtrisant à peine la gestion des données confidentielles sur chacune des plateformes qu’ils fréquentent. L’auteur s’insurge contre l’idée reçue selon laquelle les ados seraient exhibitionnistes. Elle montre comment la notion de privé et de public est très différente dans cette génération de celle que peuvent avoir les adultes. C’est justement vis-à-vis des adultes et des « institutions de transmission 4 » (comme dirait Sylvie Octobre) que se construit le mur de l’intime. Et on comprend combien peut sembler intrusif et inadéquat le commentaire d’une tante, d’un père ou d’un professeur qui s’immisce dans la conversation « privée » de deux ados sur Facebook car il pensait que le statut d’ami l’y autorisait ! boyd fait l’analogie avec une conversation dans un café entre deux personnes : ce n’est pas parce que le lieu est public qu’on tolérerait qu’une personne assise à proximité s’immisce dans la conversation !
Loin de l’angélisme d’un réseau égalitaire qui effacerait les fractures sociales, gommerait les différences ethniques et raciales, l’auteur nous montre à partir de l’évocation de multiples cas particuliers comment internet et les réseaux sociaux ne font, au pire, qu’amplifier et reproduire, au mieux, les inégalités présentes dans la société : « Le potentiel transformatif d’internet pour restructurer les réseaux sociaux de façon à réduire les inégalités structurelles repose fortement sur la capacité des utilisateurs à mobiliser cet outil pour créer de nouvelles connexions. »
Enfin, l’ouvrage se termine par un chapitre remettant en cause ce qui est devenu le lieu commun des nouvelles générations qui seraient composées de digital natives par opposition aux générations antérieures qui seraient des immigrants du numérique. danah boyd montre en quoi cette appellation séduisante a entraîné des généralisations et des amalgames qui ont gommé les grandes variations de compétences individuelles et ont disculpé les adultes de la nécessaire éducation aux médias. Le paragraphe intitulé « les jeunes ont besoin de nouvelles littératies » plaide pour le développement de cette « littératie des médias » pour ces usagers qui ne disposent pas toujours des outils pour juger de la pertinence de l’information qu’ils brassent.
Bien qu’un peu daté dans certaines analyses qui remontent à l’émergence avant les années 2010 des réseaux sociaux, l’ouvrage demeure passionnant car l’auteur y déploie une grande bienveillance et beaucoup d’empathie pour ces adolescents, permettant de qualifier leur rapport au numérique loin des clichés et des jugements hâtifs prononcés par les médias de masse.