La fabrique de la bande dessinée. Perspectives sociologiques et sociosémiotiques sur la bande dessinée

Maël Rannou

Pascal Robert (dir.)
La fabrique de la bande dessinée. Perspectives sociologiques et sociosémiotique sur la bande dessinée
Paris, Hermann, 2023
ISBN 979-10-370-2281-3

Le milieu universitaire s’est largement ouvert à la bande dessinée ces dernières années, avec des revues spécialisées (Comicalités 1

), une association de chercheuses et chercheurs (La Brèche 2), des projets de recherches ambitieux dans différentes universités (3RBD, PIFERAI, Les Bréchoises 3 pour le matrimoine de la bande dessinée,…), etc. C’est dans cette effervescence qu’est paru La Fabrique de la bande dessinée, dirigé par Pascal Robert, professeur à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) et pionnier des études sur ce champ. Alors que l’étude de la bande dessinée a été fortement influencée (du moins en France) par le spectre de l’étude sémiologique, toujours très présent, le directeur d’ouvrage assume en introduction vouloir dépasser l’analyse de l’« hybride texte-image, [car la bande dessinée] ce sont aussi des auteurs qui en font les scénarios et qui les dessinent, des éditeurs (et des imprimeurs ainsi que des distributeurs) ». Pour cet ouvrage, les perspectives s’ancrent donc résolument du côté de la sociologie et de l’histoire culturelle plutôt que dans une analyse esthétique, rejoignant là un engouement assez fort de la recherche actuelle (voir par exemple le numéro de Sociétés et représentations sur le sujet, ou le récent bel opuscule sur le matrimoine publié aux Presses du réel). Plus que sur les contenus mêmes, l’ouvrage ajuste donc la focale sur la manière dont la bande dessinée se créer, se « fabrique », et les transformations de cette approche dans ses conditions d’existence (fabrication matérielle, existence du métier, de groupes), à travers trois grands axes : la sociologie éditoriale, la sociologie professionnelle et celle de l’artification – prenant en compte les éternels débats sur la légitimité de la BD comme art, encore au cours de l’exposition du Centre Pompidou « Bande dessinée (1964-2024) » 4
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L’exposition s’est tenue du 29 mai au 4 novembre 2024.

. Né d’un appel à contributions et d’un colloque, le recueil est composé de 17 contributions de spécialistes venant de spécialités diverses 5
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Les différents contributeurs se rattachent à un grand nombre de disciplines : sciences de l’information et de la communication, lettres, histoire contemporaine, sociologie, arts plastiques, civilisations nord-américaines et études hispaniques.

, laissant entendre ce terme de « sociologie » dans un sens très large.

Le premier axe se penche sur la sociologie éditoriale, en s’intéressant à des histoires de structures, de groupes, ou des moments stratégiques. Dès l’introduction, Pascal Robert note et assume qu’il s’agit d’une seule partie de l’édition, principalement l’édition alternative et des marges, conséquence des propositions de communication : le but n’est pas un portrait exhaustif de l’histoire de la bande dessinée, mais bien un instantané de la recherche qui est en cours sur le sujet. Pierre-Alexis Delhaye trace ainsi l’histoire des éditions Lug, qui publient les héros Marvel dans les années 1970 et 1980, occasion de souligner qu’il s’agit du corpus le plus ancien de l’ouvrage qui, en plus d’être ancré dans les marges, est donc clairement contemporain. Une réalité qui s’incarne parfaitement dans le chapitre de Kevin Le Bruchec qui revient sur la fondation et les objectifs du Syndicat des éditeurs alternatifs, né d’une opposition à la représentation des éditeurs de bande dessinée au sein du Syndicat national des éditeurs, trusté par les grands groupes. Maxime Hureau, lui, aborde les éditeurs sous l’angle assez original de leurs représentations dans les bandes dessinées. Les portraits hésitent entre le camarade auteur-artisan, acceptant le sacerdoce, et le grand patron. Entre ces figures, toute une gamme de nuances, avec un certain malaise de positionnement entre paternalisme et refus de la hiérarchie, et un propos affirmé pour des éditeurs-acteurs qui peuvent porter leurs œuvres jusque dans leurs fabrications. Deux études de cas spécifiques complètent cette première partie. Erics Agbessi et Éric Dacheux analysent la représentation de la minorité afro-américaine dans la bande dessinée européenne, un article convaincant même s’il semble moins en cohérence avec l’axe, sans doute car – c’est assumé également – un quatrième axe abandonné a finalement été fondu dans les autres. De son côté, Olivier Stucky livre une passionnante étude de cas de la stratégie d’éditeurs de bandes dessinées sur CD-Rom, particulièrement des Humanoïdes associés, et retrace l’échec de cette expérience qui se voulait pleinement moderne, mais a raté sa cible. Ce faisant, il rajoute à l’historiographie de la BD numérique et permet approfondir les thèses de Julien Baudry 6

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D’ailleurs chroniquées dans le BBF : https://bbf.enssib.fr/critiques/cases-pixels_69567

, qu’il remet parfois en cause dans un débat pertinent.

Le deuxième axe se focalise sur les questions professionnelles, au cœur des débats du milieu depuis quelques années – que ce soit avec les États Généraux de la Bande Dessinée 7

, qui ont mis des chiffres sur la précarité des auteurs, ou dans les travaux de recherches sur la manière de se penser et vivre comme groupe (Jessica Kohn, Sylvain Aquatias et Alain François, Pierre Nocérino). On retrouve d’ailleurs Pierre Nocérino qui revient sur plusieurs points essentiels de ses travaux, et notamment la tension au sein d’un groupe professionnel d’acteurs isolés, qui se structure et se mobilise en pléthore d’associations et fait de plus en plus entendre sa voix, tout en continuant à se vivre d’abord comme un agrégat d’individus, voire à alimenter le mythe de la réussite individuelle. Deux propositions se penchent sur les questions d’édition vues de l’intérieur. Romain Becker via un portrait monographique de l’éditeur alternatif allemand Reprodukt. Pourquoi juste celui-ci ? Comme dans le premier axe, l’arbitraire des choix est assumé, avec un goût pour les marges. Un choix affirmé par le texte de Morvandiau, qui vient d’ailleurs de publier sa thèse sur l’édition alternative 8
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Morvandiau, Contrebande. Une cartographie de la bande dessinée alternative francophone, Rennes, Éditions du commun, 2024 : https://www.editionsducommun.org/products/contrebande

et sa nécessaire action en « contrebande », titre de sa contribution ici. Ce portrait a cependant l’intérêt de défocaliser des seuls cas français et de permettre des comparaisons intéressantes, notamment avec des points du premier axe. Si Philippe Marion se penche avec utilité sur la relation journaliste/dessinateur dans La Revue Dessinée, la contribution de Maëlys Tirehote-Corbin semble particulièrement originale. Elle questionne en effet la fabrique de l’autrice bande dessinée en allant enquêter dans une école d’art privée formant à la bande dessinée, observant finement son terrain, interrogeant des concernées… L’ensemble offre une base de première main sur un moment peu étudié, celui où les auteurs et autrices du futur sont encore en formation, et que de nombreux choix se dessinent, voire se reproduisent. On ne sait qui sont les observées, ni si elles feront effectivement carrière ou abandonneront, et se placer si tôt est particulièrement fructueux.

Le troisième axe s’avère un peu plus confus dans la cohérence des propositions, même si elles sont globalement d’un réel intérêt. On reste surpris de la présence de l’article de Michel Matly, qui fait tache dans l’ensemble. S’il présente de manière efficace le projet Plataforma académica sobre el cómic en español (PACE), il s’accompagne de commentaires assez désabusés sur l’état de la recherche francophone sur la BD. L’auteur regrette ainsi l’absence d’associations de chercheurs, une plainte déconnectée du réel. Il existe en effet plus d’initiatives que jamais et une association structurée, La Brèche, qui, si elle n’a pas la force d’une société savante, produit du contenu et du réseau depuis plusieurs années. Il y a pourtant à dire sur l’espace de la recherche en Europe francophone, et nous rejoignons l’auteur sur certains constats – l’aberration du non-droit de citation de l’image et la nécessité d’une lutte sur le sujet, l’étonnement de ne voir qu’une seule revue indexée sur le neuvième art, etc. Il reste que la question de la fondation d’un réel champ de comic studies fait justement débat au sein des chercheurs du domaine, tous n’y étant pas favorables. Ce débat est riche, mais absent. De la même manière, l’auteur déplore qu’il faille se déplacer pour utiliser les services du centre de documentation de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI), sans avoir manifestement fait l’effort de lui écrire puisqu’une importante part du travail de cette institution est justement de créer un fonds numérique consultable et de répondre à des questions par Internet, acceptant régulièrement de numériser des documents. L’article est parsemé de commentaires aussi lestement lâchés, portés par une claire amertume, voire à certains moments une impression de règlement de comptes, qui empêchent de se concentrer sur le sujet abordé, mais ne gâchent heureusement pas l’ensemble.

Malgré cette bizarrerie, le reste de la partie est tout à fait intéressant et, paradoxalement, démontre la vivacité de la recherche contemporaine sur la bande dessinée. Nous le soulignions, l’axe est plus flou, mais le contenu est riche ; on retrouve ainsi de manière assez attendue une mise en lumière des relations entre l’esthétique pop et la BD des années 1970 par Jean-Charles Andrieu de Levis, qui a l’intérêt d’aller au-delà de Lichtenstein. Surtout, des sujets plus rarement étudiés et pleinement cohérents avec les questions d’artification et de légitimité sont abordés de manière assez inédite. Ainsi de l’histoire du marché des planches originales de comics, objets profondément industriels dans leur conception et dont la vision comme pièce de collection est née bien plus tard, permettant d’évoquer le rôle des collectionneurs dans la création de cette valeur, par Jean-Paul Gabilliet. C’est d’ailleurs sous la pression des amateurs, les bédéphiles, que d’autres objets ignorés ont été valorisés, et Benoît Glaude met au jour leur importance dans la reconnaissance artistique et patrimoniale du scénario de bande dessinée. On salue particulièrement le riche travail d’Olivier Vanhée sur les « intermédiaires culturels » du manga, terme permettant de mêler tous les libraires, critiques, médiateurs, mais aussi tous les lecteurs et leurs communautés. Un enjeu essentiel pour les mangas, qui ont largement construit leur popularité sur des pratiques semi-officielles, la dernière incarnation en étant le scantrad 9

. On aurait aimé y voir étudier de plus près le rôle des bibliothèques et bibliothécaires, mais disons que c’est ici une déformation professionnelle, et l’article défriche déjà beaucoup de choses, croisant histoire éditoriale, culturelle et fan studies 10.

Si, comme dans tout collectif, on ne peut trouver chaque contribution autant à sa place qu’une autre, ou d’aussi bonne qualité, le niveau général est très bon. La subjectivité assumée en introduction pose le cadre et une des grandes richesses de ce travail est de mêler des chercheurs installés (Benoît Glaude, Philippe Marion, Jean-Paul Gabilliet…) et toute une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs, parfois encore en doctorat (Romain Becker, Jean-Charles Andrieu de Levis, Maëlys Tirehote-Corbin, Kevin Le Bruchec, Pierre-Alexis Delhaye, etc.), largement majoritaires dans le sommaire. C’est sans doute la très grande qualité du livre qui offre, ainsi qu’à son directeur, un rôle réel de passeur et permet de mettre en lumière la richesse, la diversité et la multidisciplinarité de la recherche contemporaine sur la bande dessinée, avec une ouverture rare en termes d’objets et de points de vue.