La vie dans les papiers. Jean-François Séguier (1703-1784)

Élise Lehoux

Emmanuelle Chapron
La vie dans les papiers. Jean-François Séguier (1703-1784)
Bâle, Schwabe Verlag, 2024
Collection « Heuristiques », vol. 3
ISBN 978-3-7965-5056-0

L’historienne Emmanuelle Chapron a publié au début de l’année 2024, La vie dans les papiers. Jean-François Séguier (1703-1784). Il s’agit du troisième volume de la collection « Heuristiques », dirigée par Jean-François Bert et Jérôme Lamy, aux éditions Schwabe Verlag. Comme on peut le lire sur le site de la maison d’édition, « L’heuristique, ou l’art d’inventer, est ce moment où le savant formule ses hypothèses, décide de suivre certains cheminements, formalise ses objectifs, imagine des raisonnements, élabore ses arguments, consolide ses preuves ». C’est ainsi que cette collection cherche à mieux saisir les différentes formes de l’activité savante, que ce soit par les biais des gestes, des mots, de la pensée que des « objets » par laquelle passe et s’élabore cette pensée : fiches, carnets, dossiers, inventaires, catalogue, entre histoire et anthropologie des savoirs.

Dans cette perspective, le livre d’Emmanuelle Chapron propose une plongée dans ce que l’on appelle les « archives scientifiques » ou les « archives grises de la recherche » du savant Jean-François Séguier (1703-1784), connu pour ses travaux en botanique et en épigraphie et qui vécut dans le sud de la France, au XVIIIe siècle. L’autrice s’attache à montrer la richesse des archives de Séguier pour comprendre les modalités concrètes de travail d’un savant à cette époque, dans leurs dimensions les plus pratiques et quotidiennes. Attentive à l’épaisseur du temps et à ce que les institutions font aux archives, l’historienne retrace en neuf chapitres la richesse de ce matériel pour comprendre l’histoire des pratiques scientifiques de cette époque.

Jean-François Séguier est un personnage paradoxal, écartelé entre plusieurs champs savants, alors en cours de structuration, et qui a laissé une très riche collection. L’introduction dédiée aux « papiers pour déchiffrer le monde » permet à l’autrice de poser les enjeux aussi bien historiques, historiographiques que patrimoniaux d’un tel travail. Pour débuter, l’historienne place son travail dans la continuité d’une « nouvelle histoire des sciences et des savoirs » (p. 12) qui s’est développée depuis vingt ans, depuis les travaux fondateurs dirigés par Christian Jacob (Lieux de savoirs, tomes 1 et 2, éd. Albin Michel, 2007 et 2011). Ce point de vue insiste notamment sur les compétences transversales mises en œuvre par les savants de l’époque moderne : éducation de l’œil, rôle de la main, technique de l’écrit (p. 12). Pour autant, il existe aujourd’hui peu d’instruments permettant de retrouver spécifiquement les archives des savants de l’époque moderne dans les bibliothèques ; les archives de l’érudition moderne ont par ailleurs peu intéressé les historiens (p. 20). Les « papiers de Séguier », composés de références bibliographiques, cahiers de notes de lecture, listes de spécimens ou de médailles, catalogues, tableaux d’observations, invitent à « prêter attention aux écritures les plus modestes de la vie savante » (p. 13). L’étude de ces fonds permet à la fois de saisir les héritages, mais également les manières par lesquelles le savant invente de nouveaux dispositifs pour répondre aux questions, aussi bien scientifiques que pratiques qu’il se pose. Le fond Séguier est le « produit de la transformation d’une masse de papiers, inégalement organisée du vivant de leur propriétaire, en une “archive de chercheur” facilement identifiable dans les catalogues collectifs » (p. 19). L’objectif de l’autrice est alors de mettre au jour ce qui est en jeu dans ce processus (p. 19). Les archives des intellectuels sont à la fois des témoignages des modalités très pratiques du travail savant, du travail des corps, de l’agencement des espaces, comme des enjeux de pouvoir, des champs de force ou de la volonté d’imposer un récit.

À travers les neuf chapitres, qui s’attachent aux différents types d’écritures, le livre déploie une forme de biographie de Séguier à travers le « chaos de ses papiers », comme il aime à les présenter. Les chapitres 1 à 4 sont dédiés à l’itinéraire de Séguier, depuis Nîmes – lieu de sa formation –, à Vérone, puis à son retour à Nîmes. On suit le déploiement des différents écrits que met en place le savant au cours de ses années : le journal de voyage, le « carnet de connaissances » (p. 46) des personnes croisées sur le chemin, le travail de collecte auprès du marquis Scipione Maffei (monnaies, inscriptions, spécimens botaniques) – dont il est l’assistant puis le « compagnon français » –, les usages des bibliothèques. Emmanuelle Chapron est particulièrement attentive aux effets de ce qui se produit dans la vie du savant en termes de « papiers » : la façon dont les pratiques savantes sont adaptées au voyage, les effets de l’exil et du déplacement, les apprentissages au contact des bibliothèques (organisation, recensement, catalogage qui entraînent l’éveil d’un désir encyclopédique des choses, p. 58), la disparition de Maffei, le retour « chez soi », les conditions de vie urbaines, l’éloignement des lieux de pouvoirs, les modalités de la collaboration compte tenu des distances pendant la République des Lettres. Elle regarde également, et à l’inverse, les traces laissées par les lieux ou les institutions traversées dans les papiers, les écrits, les projets scientifiques. Quelles traces les bibliothèques fréquentées laissent-elles dans la publication de la Bibliotheca Botanica, par exemple ? (p. 78). Autre exemple : la culture du jardin à Vérone produit une nouvelle écriture : celle du journal de plantation. Cela consiste notamment à tenir la liste des plantes semées, pratique courante dans le jardin botanique (p. 98). En parallèle, les correspondances permettent à Séguier d’échanger semences et plantes séchées (p. 131).

Les chapitres 5 à 8 sont dédiés à la bibliographie, les « papiers », la correspondance et l’économie des carnets. Les pratiques savantes restent, dans leur ensemble, polarisées par la bibliothèque, unité la plus englobante (p. 141). Ainsi, E. Chapron s’intéresse aux livres envoyés aux correspondants, qui envahissent la maison et sont copiés, longuement cités, parfois annotés (p. 141). Les bibliothèques savantes ouvrent sur trois réflexions : la place des livres dans l’ordre matériel du savoir, le fonctionnement de la librairie – et la difficulté à se procurer des livres –, la construction d’une éthique publique de la bibliothèque privée. Cela passe notamment par « l’autopsie du catalogue » de la bibliothèque privée de Séguier, qui était riche de 7 000 titres. Puis un chapitre dédié aux « papiers à soi » (chapitre 6) pose d’autres types de questions, notamment celles concernant l’indispensable connaissance des « papiers des autres », qui pouvaient faire l’objet de prêts, comme les ouvrages. Les papiers des morts, ou ceux de Maffei, permettent également de réfléchir à la transmission de ce genre de documents. Ils peuvent intégrer des archives du vivant du savant, et ce geste se prolonge dans le choix réalisé par les institutions qui en héritent, présentant « les plus grandes garanties de stabilité et de pérennité, dans une ville par ailleurs privée d’université et de bibliothèque publique » (p. 181).

La place des correspondances était considérable dans la vie d’un intellectuel de cette époque et fait l’objet d’une investigation minutieuse : de l’entrée en correspondance, jusqu’à la conservation ou la destruction de cet instrument de travail. Au cours de sa vie, Séguier échange avec plus de 400 correspondants, envoie plus de 3 000 lettres et en reçoit autant (p. 183). Les lettres ont ceci de spécifique que « l’individu ne conserve pas ses propres écritures mais celles d’autrui » (p. 183). De plus, l’archivage de cette écriture est confié aux soins du destinataire (p. 191). De retour à Nîmes, Séguier déménage dans un hôtel particulier à la périphérie de la ville. Il y tient un « carnet des visiteurs » où il y note les noms, alliances familiales, position sociale et professionnelle, l’origine géographique, etc. (p. 202). Celui-ci livre ainsi un « incroyable tableau des mobilités européennes à la fin de l’époque moderne » (p. 202) et participe de la construction d’une réputation « qui dépasse largement l’écho de ses publications botaniques et antiquaires » (p. 210).

Enfin, le chapitre 9 est dédié à l’héritage et la postérité de ses archives : le destin des cabinets. La collection et les papiers sont récupérés, en coulisses, par l’académie de Nîmes, qui opère un premier tri, puis certaines pièces par la Bibliothèque impériale, dont les tensions témoignent des vicissitudes de l’histoire entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle. Quoi qu’il en soit, ces archives existent encore aujourd’hui grâce aux différentes institutions qui, par une déconstruction, voire partielle destruction, et par des agencements, sont les garantes de la transmission de ces précieux témoignages des manières de faire, de dire, de correspondre, de penser, d’un savant provincial du XVIIIe siècle et de ce que la « science fait à la vie » (p. 16). Emmanuelle Chapron indique alors que « l’histoire des archives savantes doit ainsi être, d’abord, l’histoire du geste qui sauve » (p. 235).

Immense terrain de jeu pour la recherche, permettant de poser de nouvelles questions, ces archives savantes ne sont pas toujours considérées comme de « vraies » archives par les institutions. Le catalogue général des manuscrits, par exemple, regroupe sous le terme de « papiers de savants » un grand vrac d’écrits : papiers de famille, archives institutionnelles, dossiers de travail des érudits du XIXe siècle, etc. (p. 20). Preuve supplémentaire s’il en est de l’effort de visibilisation 1

X

(Sociologie) Fait de rendre visible un groupe social ou un phénomène social absent ou très faiblement présent dans les représentations dominantes. Source : https://fr.wiktionary.org/wiki/visibilisation

nécessaire de ces sources afin que les chercheurs puissent s’en saisir à l’aune de ces nouvelles questions. Ce livre est un très bel exemple de la richesse heuristique que recèle l’étude des archives scientifiques pour mieux comprendre les pratiques savantes des siècles passés, à l’aune de questionnements relevant autant de l’histoire sociale, intellectuelle ou culturelle. Il en propose une très belle démonstration et s’en fait l’ambassadeur.