Faire vivre les bibliothèques patrimoniales, une question d’équilibre entre la pression du passé et les enjeux d’aujourd’hui

Caroline Poulain

Un service de bibliothèque patrimoniale est d’abord défini par ses collections, généralement héritées du passé, très incomplètement traitées par nos prédécesseurs, avec une nécessité, voire une obligation, selon le statut de l’établissement, de conservation et de gestion. Le tout dans des bâtiments pas complètement adaptés, avec des moyens humains et financiers très variables et dans des services rarement identifiés par la population locale, voire par leur autorité de tutelle, et parfois avec un éparpillement des collections, comme dans les universités par exemple, où les rattachements peuvent être très divers pour des collections de même type.

Cette situation est autant une force du fait de la masse des documents, de leur intérêt, de leur rareté, de l’encyclopédisme induit, de la richesse des découvertes potentielles, de la force symbolique du savoir et du passé, qu’une série de chausse-trappes : des collections non choisies, sans forcément de liens entre elles, pour la plupart illisibles aux sens propre et figuré, et un déficit d’image, inexistante, partielle ou obsolète.

En faisant de ces points saillants des opportunités et en rusant face aux faiblesses, les services patrimoniaux doivent faire face aux défis contemporains, pour, tout simplement, continuer à vivre, dans une époque qui fantasme certains patrimoines (l’ancien, le beau, le précieux, le mystérieux qui sont loin d’être la masse de ce que l’on conserve) mais les connaît peu. Partant, le défi est de sauvegarder les usages existants et d’en inventer de nouveaux. Nous partons en effet du principe que la légitimité intrinsèque du patrimoine ne suffira pas à maintenir les moyens au niveau nécessaire et que multiplier les usages est la seule solution efficace. Nous postulons alors, pour relever ce défi, sur un raisonnement dont le point de départ sera autant les publics potentiels que les collections.

Trouver des solutions au poids des acquis et du passé : continuer à raisonner collections

Vers une conservation plus rationnelle

Le premier défi relève souvent tout simplement de la masse des documents, dans des bâtiments trop petits, pas aux normes de sécurité et sûreté, dans des conditions de conservation variables et pas toujours maîtrisables.

Différentes solutions s’offrent à nous, dans une gradation jusqu’à la complétude du plan de sauvegarde et du plan de conservation préventive pour les services les plus avancés.

Elles résident d’abord dans la nécessaire prise de conscience des spécificités patrimoniales dans les établissements qui possèdent des collections. Prenons l’exemple de l’ouvrage Concevoir et construire une bibliothèque (Le Moniteur). Les deux premières éditions (2011 et 2016) évoquaient ces spécificités de façon assez partielle ; la troisième édition mise à jour devrait dédier une partie au patrimoine, ce qui augure, espérons-le, d’une prise en compte plus systématique. Autre exemple, celui du référentiel national des compétences des bibliothèques territoriales piloté par le ministère de la Culture qui intègre aussi ces spécificités patrimoniales.

Différents dispositifs sont mobilisables pour soutenir les projets de restaurations, conditionnements, améliorations des conditions de conservation mais sont limités aux établissements relevant du ministère de la Culture : subventions dans le cadre de la dotation générale de décentralisation (DGD) au niveau des DRAC (directions régionales des affaires culturelles), groupe d’experts, appel à projets national Patrimoine écrit des bibliothèques, expertises de la BnF (Bibliothèque nationale de France), du bureau du patrimoine (Service livre et lecture du ministère) et du réseau professionnel.

Quant aux plans de sauvegarde, si l’état de leur mise en place est très variable, inexistant ou souvent inachevé ou encore à mettre à jour, la question ne cesse de gagner en importance au sein de la profession, du fait du travail du ministère de la Culture, qui a nommé récemment une référente dédiée, et des Inspections qui ont mené enquêtes et rapport, du fait d’initiatives en local, comme le travail en mode collaboratif en Occitanie, en Normandie, en Bourgogne, ou encore grâce aux ressources et formations d’organismes tels que le Bouclier bleu et ses sections. La dernière journée des conservateurs d’État mis à disposition, le 3 juillet 2023, a permis de faire sortir quelques présupposés de complexité à accepter afin de se lancer dans cette réflexion en toute conscience : un travail de précision, d’anticipation, long, difficile mais à rendre clair et pratique, et la nécessité de moyens à défendre face à la hache des restrictions. Ces problématiques concernent tous les services même si les établissements relevant du ministère de la Culture sont mieux suivis et dotés de moyens.

Signaler, toujours et encore

La masse des documents nous conduit au second défi qui est celui du signalement et des retards massifs, signalés depuis Guizot et sa circulaire 1

X

En date du 22 novembre 1933.

aux préfets sur les bibliothèques, comme l’a plusieurs fois rappelé le directeur du livre Nicolas Georges. L’étude des causes de l’accumulation de ces retards et du nombre de notices créées selon les périodes permettrait sans doute de mettre en lumière le sens des priorités des conservateurs des différentes époques. Mais là n’est pas la question.

À l’heure actuelle, un panel de dispositifs et de réflexions existe pour soutenir cette mission de signalement et d’enrichissement des signalements, par la numérisation notamment :

  • une incitation financière forte de l’État aux bibliothèques relevant du ministère de la Culture pour cataloguer les manuscrits, archives et imprimés antérieurs à 1830 et 1914 et pour numériser ;
  • une coordination particulièrement efficace par les structures régionales qui peuvent intégrer à la marge un certain nombre de services relevant des universités ;
  • une incitation de l’ABES (Agence bibliographique de l’enseignement supérieur) pour le catalogage rétrospectif des imprimés et manuscrits/archives via un appel à projets dédié dont les services patrimoniaux peuvent se saisir ;
  • une anticipation de la suite grâce aux réflexions sur d’autres supports, comme lors des Journées du patrimoine écrit 2023 sur l’iconographie ;
  • les réflexions multiples sur les accès : après la mode des portails à tout va, à chaque échelon politique, le développement de Gallica Marque blanche est-il un signe d’une unification des accès ?

Professionnaliser

La gestion des services patrimoniaux demande des compétences multiples, en bibliothéconomie et sur les différents patrimoines, ce qui n’est pas sans révéler plusieurs problèmes de taille : l’absence de dotation en personnel qualifié, voire en personnel tout court des (plus ou moins) petits services (seules les bibliothèques municipales classées sont presque certaines d’en disposer), la masse des connaissances à posséder et à mettre à jour (multiplicité des patrimoines, nouveaux formats, nouveaux publics…) face à une offre de formation continue gratuite inégale, une difficulté à recruter des personnels compétents ces dernières années, un grand flou aussi dans la place accordée à la recherche chez les personnels des services patrimoniaux. Si l’on compare le métier de conservateur en bibliothèque et en musée, on ne pourra que constater la différence d’exigence en matière de spécialisation, la faiblesse du rôle de la production scientifique dans la carrière en bibliothèque et la différence du ratio entre les tâches administratives et de gestion et les tâches scientifiques.

Les solutions existent à différents niveaux :

  • le rôle positif du réseau dans une profession somme toute réduite, à un niveau qui facilite les échanges, les relations interpersonnelles, mais aussi des associations comme BiblioPat qui, depuis 2006, favorise la diffusion d’informations et la création d’un réseau solidaire grâce à une liste de discussion, un site aux ressources mises à jour et à des journées annuelles ;
  • une structuration en région et un rôle souvent très soutenant des agences régionales ;
  • des référents nationaux comme le bureau du patrimoine, les inspecteurs et inspectrices, la BnF, et les journées professionnelles dédiées pour les bibliothèques relevant du ministère de la Culture, la faiblesse des référents étant un vrai sujet de fond pour les bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche ;
  • des formations universitaires initiales dédiées au patrimoine qui se développent, nous semble-t-il, ces dernières années, avec notamment des formules intégrant l’apprentissage au double effet positif, pour les étudiant·es qui se forment et pour les services qui accueillent de jeunes collègues pouvant apporter leur point de vue.

Relever de nouveaux défis : raisonner publics (et décideurs)

Donner du sens, éclairer et enrichir : prioriser la politique documentaire

Si le patrimoine écrit véhicule certaines images consensuelles autour de l’ancien, du rare, du précieux, la réalité est bien plus disparate et nécessite d’être mise en cohérence afin de gagner en lisibilité, de parler aux décideur·ses et d’attirer des usager·ères, et partant, de justifier son existence au-delà de la seule nécessité de conservation, dans un contexte de baisse de fréquentation des salles de lecture (même si les consultations en ligne doivent être prises en compte) et de perte des publics traditionnels.

La solution réside sans doute dans la patrimonialisation, c’est-à-dire dans la connaissance des collections pour en tirer des axes qui construiront la politique documentaire au sens large : priorités d’enrichissements, de traitements, officialisation de la nature patrimoniale, répartition des thèmes entre les établissements. C’est le seul procédé objectif pour donner de la clarté à des collections par définition obscures, que ce soit pour les décideurs ou le public, en construisant une image parlante.

La réforme du code du patrimoine, en précisant la définition des patrimoines et la procédure de (dé)patrimonialisation, donne de bonnes pistes pour avancer. Reste aux professionnels à analyser leur collection pour en faire valider les axes saillants. La réforme du DLI (dépôt légal imprimeur) va aussi dans ce sens, en positionnant ce patrimoine dans une logique de choix, parmi les autres collections, et non à part.

La constitution de fonds thématiques spécialisés se révèle aussi une bonne solution pour affirmer l’image d’une collection ; je prendrai ici l’exemple du fonds gourmand de la bibliothèque de Dijon dont le travail d’enrichissement, de signalement, de numérisation, mais aussi finalement de valorisation et de démarchage de publics, sur le long terme, s’avère très payant en termes d’image de marque et d’impact local et partiellement national.

L’enrichissement continu et raisonné des collections semble par conséquent un présupposé à la vitalité d’un service patrimonial, tant en matière d’achats rétrospectifs que de constitution de nouveaux patrimoines. Une fois la politique documentaire construite, il reste à se doter de critères d’acquisition, ce qui est particulièrement important dans le contexte de grande liberté qui est laissée aux établissements. L’absence de procédure de validation pour les achats, si elle permet une grande facilité, nous prive en effet de l’analyse collective des suggestions et d’un débat contradictoire malgré les conseils possibles auprès du bureau du patrimoine, de la BnF, d’autres établissements spécialisés ou encore du réseau. Par ailleurs, la question du budget est bien sûr centrale, très variable selon les établissements malgré les aides possibles (Fonds régionaux de restauration et d’acquisition des bibliothèques [FRAB] – inexistants dans certaines régions –, Acquisitions et restaurations patrimoniales d’intérêt national [ARPIN], sans équivalent pour les bibliothèques de l’enseignement supérieur et de la recherche, et fonds du patrimoine).

Les propositions étudiées lors des commissions FRAB montrent la grande vitalité du travail de fourmis bénédictines des bibliothèques sur leurs spécialités locales afin de repérer éditions et exemplaires manquant aux collections, tandis que la liste des acquisitions soutenues par l’ARPIN et le fonds du patrimoine contient un nombre non négligeable d’acquisitions plus exceptionnelles.

Cette étape de lisibilité permet la suivante.

Varier les médiations et les publics

La plupart des services patrimoniaux ne sont pas connus en dehors d’une frange classique d’usager·ères, qui sont en régression numérique, ou qui sont des usager·ères passif·ves, par exemple les étudiant·es (légitimes mais inutiles à la viabilité du service quand seul le lieu les intéresse et qu’on ne les mobilise pas de façon active). Il y a donc urgence à travailler ce point.

La solution réside dans la valorisation et la médiation pour « réattirer » les usagers « naturels » et pour donner envie à de nouveaux moins familiers de nos établissements de les découvrir et de les fréquenter. Le livre Renouveler les médiations du patrimoine en bibliothèque, à paraître en 2024 aux Presses de l’Enssib dans la collection « La Boîte à outils », a pour objectif de proposer un vivier de réalisations concrètes et de retours d’expérience et de suggérer des pistes de réflexions-actions pour les personnels des bibliothèques, de la lecture publique comme de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il y sera beaucoup question d’adaptation – aussi bien à l’époque qu’au territoire et au contexte –, d’expérimentation et de droit à l’échec, de travail sur le temps long pour inscrire l’établissement en profondeur dans son environnement, de formules et de formats à renouveler, à ancrer dans la société contemporaine. Il sera aussi question d’être malins en jouant de nos charmes mais aussi de cesser de nous croire indispensables et légitimes par définition en nous pliant aux goûts et aux besoins des gens tout en sauvegardant nos valeurs. Le public y est traité en une quadruple typologie : les publics traditionnels (chercheurs, étudiants, érudits) sous l’angle de l’accompagnement et de la collaboration, le grand public (c’est-à-dire non catégorisé) sous l’angle de l’attraction et de la transmission, les publics partenaires sous l’angle de la prise en compte et si possible de la participation, les publics dits citoyens sous l’angle de l’inscription de nos actions dans les enjeux sociétaux contemporains.

Pour conclure, la majorité des bibliothèques patrimoniales n’étant pas des entités administratives mais des services dans un établissement plus large (bibliothèque municipale et bibliothèque universitaire, mais aussi bibliothèque de musées, d’archives…), parions sur l’importance de leur positionnement au sein de cet établissement, de l’advocacy qu’elles seront capables de faire d’abord auprès de leurs propres collègues et directions, et de leur capacité à placer leur réflexion au service du projet culturel, scientifique, éducatif et social global, pour servir les intérêts patrimoniaux par la même occasion.