« Sciences Po Bibliothèque », une histoire, des collections et… une marque

Jean-Philippe Accart

L’histoire de Sciences Po (ou Fondation nationale des sciences politiques – FNSP) se confond avec l’histoire des sciences politiques, et plus largement des sciences humaines et sociales (SHS) en France 1

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Partiellement nationalisé en 1945, l’Institut d’études politiques est placé sous la tutelle privée de la FNSP.

. Créée en 1871 par l’écrivain et politologue Émile Boutmy, Sciences Po a vu le jour sous le nom de « l’École Libre des Sciences Politiques » : c’est une réponse à la crise politique et morale qui frappe la France au lendemain de la guerre de 1870. En 1945, une ordonnance et un décret au Journal officiel institutionnalisent l’IEP-FNSP 2
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Ordonnance no 45-2284 et décret no 45-2286 du 9 octobre 1945. Confirmés par la réforme des statuts en janvier 2016. Voir : https://www.sciencespo.fr/fr/a-propos/notre-histoire

. Cent-cinquante trois ans après sa création, Sciences Po possède des caractéristiques fortes, un enracinement profond dans le monde politique français, européen et international, ainsi que dans celui des médias. La reconnaissance internationale vient de l’expansion considérable des échanges impulsée par l’un de ses directeurs, Richard Descoings, entre 1996 et 2012, et poursuivie par ses successeurs. Le réseau d’alumni est très dynamique (plus de 90 000 élèves ont été formés de 1872 à 2000). Des étudiants de 150 nationalités – soit 15 000 étudiants dont 25 % de boursiers – étudient à Sciences Po. Des partenariats internationaux (480 au total) sont établis sur les cinq continents 3
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À titre d’exemple, aux USA avec les universités Harvard, de Princeton et de Berkeley ; en Europe avec la London School of Economics, les universités d’Oxford et de Cambridge. Mais également au Moyen-Orient avec le Koweit, ou en Asie avec les universités japonaises de Waseda et de Kéio. Pour les chiffres, voir : https://www.sciencespo.fr/fr/a-propos/qui-sommes-nous

. La marque Sciences Po est ainsi bien enracinée.

La qualité de l’enseignement délivré est un point essentiel qui va de pair avec une équipe d’enseignants et d’intervenants nationaux et internationaux, certains ayant d’ailleurs suivi leurs études à… Sciences Po ! Onze centres de recherche sont alimentés par le travail de 250 chercheurs en SHS, en droit, économie, histoire, science politique, sociologie.

La bibliothèque de Sciences Po a comme mission, à l’instar d’autres bibliothèques universitaires, l’appui à la recherche et à l’enseignement. Elle s’étend, hormis Paris qui est la tête de file, sur six campus en France 4

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Les autres instituts d’études politiques en France (Sciences Po Aix, Bordeaux, Fontainebleau, Grenoble, Lille, Rennes, Saint-Germain-en-Laye, Toulouse) ne sont pas gérés par la FNSP.

(Dijon, Le Havre, Nancy, Poitiers, Menton et Reims) avec chacun une orientation géographique, ce qui enrichit les collections générales 5
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Mondes germaniques à Nancy ; Europe centrale et orientale à Dijon ; Amérique latine et péninsule ibérique à Poitiers ; Moyen-Orient et Méditerranée à Menton ; Asie au Havre ; Amérique du Nord et Afrique à Reims.

avec des fonds spécifiques à chaque région du monde. D’une bibliothèque contemporaine lors de sa création et les années qui ont suivi, elle est devenue une bibliothèque patrimoniale, et bien sûr d’actualité. Au niveau des instances directoriales, la bibliothèque est reconnue. Son image patrimoniale, incontournable, est certainement à défendre de manière constante auprès de ces instances.

Des collections uniques en sciences humaines et sociales (SHS)

Sans vouloir dresser le panégyrique complet de la bibliothèque de Sciences Po qui dépasserait le cadre de cet article, ses collections uniques en SHS, certainement parmi les premières en Europe, ont été constituées dès la création de l’École en 1871 « comme un complément nécessaire aux cours » 6

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Selon le fondateur Émile Boutmy.

 : dotée en 1892 de 25 000 ouvrages et 160 titres de périodiques français et étrangers, elle réussit à s’enrichir après la guerre de 1939-1945 grâce à un don de 12 000 ouvrages de la Fondation Carnegie. Il y eut aussi les services de presse des éditeurs, soit plus de 1 000 ouvrages par an. La publication d’analyses ou de comptes rendus dans la Revue française de science politique a rendu cet accroissement possible alors que la période n’était pas aux augmentations budgétaires. Le côté international a été développé grâce à la collaboration entre bibliothécaires et chercheurs spécialistes d’aires géopolitiques pour repérer et collecter les ouvrages importants. Cette collaboration a contribué à l’enrichissement de collections, en particulier en langue anglaise sur l’Asie (Inde, Singapour, Philippines, etc.) et en langue espagnole sur l’Amérique latine. Des chercheurs tel Alfred Grosser ont permis d’obtenir des publications en langue allemande. En 2023, plus d’un million de documents imprimés sont conservés dans les magasins distants et de proximité de Sciences Po. Un investissement important dans le numérique complète la collection 7
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La collection imprimée est constituée à 40 % de documents en français, 40 % en anglais et 20 % dans d’autres langues européennes ; 15 000 périodiques et 38 000 revues en ligne sont dénombrés.

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Au niveau des imprimés, la collection comporte des ouvrages, des périodiques, des thèses et mémoires. La collection des thèses et mémoires comprend l’ensemble des travaux universitaires de doctorat soutenus à Sciences Po depuis 1957 et une sélection des mémoires des étudiants de Sciences Po depuis les années 1890. La bibliothèque gère également les archives institutionnelles et des fonds d’archives originales avec les archives électorales et politiques, les archives privées d’hommes politiques et les fonds des chercheurs, soit plus de 4 000 mètres linéaires d’archives.

La littérature grise est une composante des collections et provient des dons et échanges instaurés avec de nombreuses institutions, mouvements politiques et centres de recherche. Enfin, la bibliothèque est dépositaire des publications des Nations unies depuis 1947.

La politique documentaire mise en place depuis plusieurs dizaines d’années est systématique 8

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Voir la Charte documentaire dans la bibliographie.

, rendue possible par les moyens budgétaires attribués de manière constante, mais également par une intense politique d’échanges et de réception de dons. Ce patrimoine documentaire riche s’étend du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Une estimation interne indique qu’un quart de la collection imprimée est unique en France.

Les dossiers de presse, quant à eux, constituent un fonds documentaire original et quelque peu différent, que nous allons développer.

L’exemple des dossiers de presse de Sciences Po : une collection originale

Si la réputation de la bibliothèque de Sciences Po n’est plus à faire dans le monde universitaire et documentaire, bien que relativement récente en comparaison avec d’autres universités, cela est dû en grande partie à son histoire et à son développement dès les années 1945 avec Jean Meyriat à sa tête et qui le restera plus de quarante ans. J. Meyriat souhaite mettre à disposition des chercheurs et des universitaires des outils pour les aider dans leurs recherches : dès 1950, un centre de documentation contemporaine et une bibliothèque font donc partie de ces outils qui rassemblent alors des bibliothécaires et une équipe de documentalistes chargés – entre autres tâches – de réaliser des dossiers de presse et de développer un service de périodiques en SHS et en langues étrangères parmi les tout premiers de France 9

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Grâce notamment aux échanges et à la coopération internationale.

. La tâche principale est alors le dépouillement des articles de périodiques, travail gigantesque occupant des dizaines de professionnels, mais travail d’avant-garde pour les chercheurs en sciences sociales de l’époque n’ayant pas de moyens de s’informer de manière aussi complète. Les produits de ces recherches (généralement effectuées pour les centres de recherche de Sciences Po tels le CERI ou le CEVIPOF) 10
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CERI : Centre de recherches internationales ; CEVIPOF : Centre de recherches politiques de Sciences Po.

reviennent ensuite à la bibliothèque.

Dix-huit mille dossiers sont ainsi constitués jusqu’en 2005. Ce sont des dossiers de coupures de presse sur l’actualité politique, économique, sociale et culturelle de la France et de chacun des pays et régions du monde 11

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Ces dossiers sont consultables pour les membres de la communauté Sciences Po après authentification.

classés selon une thématique propre. Un Bulletin analytique de documentation politique, économique et sociale contemporaine complète à cette époque l’ensemble des produits offerts, il comporte des bibliographies, des résumés de littérature étrangère ; la Documentation politique internationale est un autre bulletin bibliographique, devenue une base de données de 300 000 références. Ces outils sont vus comme des outils scientifiques qui traitent le contenu des documents et l’information à destination des chercheurs. C’est un rôle complémentaire de celui, traditionnel, de la bibliothèque.

L’accès à un savoir spécifique et à une « collection profonde »

Une salle de consultation (la salle des dossiers de presse au 3e étage du 27 rue Saint-Guillaume, puis au 30 en 1982) est réservée à un public de chercheurs, d’étudiants et de journalistes. Certains ouvrages ont vu le jour dans ce lieu qui voit arriver chaque année dès le mois de mai les chercheurs étrangers, et en juillet-août les anciens élèves. Les rapports chercheurs-bibliothécaires sont des rapports de proximité et d’échanges, certains chercheurs ne voulant avoir à faire qu’à tel ou telle bibliothécaire. Les chercheurs ont accès à la salle des catalogues, incontournable pour leurs travaux. Pour les documentalistes-bibliothécaires, c’est un vrai défi de travailler et de valoriser ces dossiers de presse. Cela demande un apprentissage particulier dû au support presse et à la classification utilisée, alphanumérique. Un point essentiel est l’accueil des lecteurs, ce qui demande aussi une formation.

La consultation des dossiers de presse se fait sur place. Pour avoir accès aux documents, les lecteurs doivent posséder une carte de bibliothèque.

L’organisation intellectuelle des dossiers de presse est spécifique, et procède à l’instar de la gestion des connaissances : chaque nouvel article enregistré dans un dossier contribue aux connaissances déjà constituées. La valeur ajoutée des dossiers est réelle car ils regroupent un ensemble d’articles différents sur une thématique précise. À l’heure actuelle, plus de 4 500 dossiers 12

sont numérisés et accessibles dans la bibliothèque numérique de Sciences Po 13. Chaque dossier compte environ 300 coupures de presse, articles d’opinion et analyses émanant d’une sélection représentative de la presse nationale française et étrangère. Photographies de presse et illustrations diverses sont intégrées. Les dossiers sont recensés dans le catalogue de la bibliothèque.

L’idée des dossiers de presse revient à Jean Meyriat qui a marqué, à plusieurs titres, la documentation en France. Cette idée que l’on peut qualifier de « géniale » correspond à une époque où Internet n’existait pas, à un réel besoin de coller à l’actualité et d’offrir aux étudiants, aux enseignants et aux chercheurs un panorama complet de la presse sur des sujets essentiels et contemporains. Au départ sur fiches papier, ils étaient décrits et organisés selon un système de classification élaboré par J. Meyriat : différents index sont créés par la suite pour les personnalités et les hommes politiques, les entreprises françaises et étrangères, les critiques de livres, les rapports officiels. La bibliothèque de Sciences Po est donc connue dans le monde documentaire pour ces fameux dossiers de presse, mais pas seulement. Entrés dans le catalogue dès mai 2000, ils sont arrêtés en 2005, puisque remplacés par des bases de données de presse. Ils montrent toujours leur utilité en 2023 pour des étudiants ou des enseignants qui veulent des informations sur tel ou tel événement historique. Selon l’actualité du moment, des coupures de presse sur un événement historique sont publiées sur les réseaux sociaux de « Sciences Po Bibli » 14

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Sur X : Bibliothèque de Sciences Po (@ScPoBibli) : https://twitter.com/ScPoBibli

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La partie la plus ancienne du fonds (1945-1975 pour l’essentiel) est progressivement numérisée et consultable soit à partir du catalogue de la bibliothèque, soit dans la bibliothèque numérique de Sciences Po (pour les membres de la communauté). La Bibliothèque nationale de France a apporté son soutien à ce projet 15

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Dès 1994, la bibliothèque devient pôle associé de la BnF et, à ce titre, une subvention pour le microfilmage des dossiers sur la guerre d’Algérie est allouée.

. Certains ensembles de dossiers de presse numérisés constituent sur tel ou tel sujet, telle ou telle période historique, de véritables corpus d’un intérêt historique certain. Environ 1 200 dossiers sont microfilmés dès 1984 grâce à une subvention du CNRS, portant uniquement sur la France 16
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IVe République : 1945-1958 ; Guerre d’Indochine : 1945-1954 ; Partis politiques et élections : 1958-1988.

. Les autres dossiers de presse sont encore en format papier et archivés.

La marque « Sciences Po Bibliothèque » : sa construction et son développement

Ainsi la marque Sciences Po et celle affiliée « Sciences Po Bibliothèque » sont-elles devenues des références dans le monde universitaire français et international, et dans le monde documentaire. La marque ainsi créée est un argument de poids pour accueillir des chercheurs ou des enseignants, notamment étrangers. Elle s’est construite tout au long de l’histoire de l’institution grâce à un certain nombre de paramètres qui se sont conjugués jusqu’à maintenant. Bien entendu, l’équipe de bibliothécaires, bibliothécaires référents, documentalistes et leurs différents responsables 17

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Les successeurs de Jean Meyriat à la tête de la bibliothèque de Sciences sont : Étienne Eustache (1992-1998), François Reiner (1998-1999), Joëlle Muller (1993-2004), Michel Gardette (2004-2008), François Cavalier (2008-2021) et Marc Martinez (2021-).

sont pour beaucoup dans cette reconnaissance et cette construction qui suit l’histoire de l’institution dans une sorte de continuum.

Le nom et le logo Sciences Po : une identité visuelle reconnaissable

Au vu des différents noms pris par l’institution dans le temps (École libre des sciences politiques ; Fondation nationale des sciences politiques – FNSP ; Institut d’études politiques – IEP ; Sciences Po Paris), il est intéressant de noter que ce sont les étudiants eux-mêmes qui ont désigné, par commodité ou habitude, leur école sous l’abréviation « Sciences Po » dès les années 1930. Ils ont également dessiné le logo actuel représentant en rouge sur fond blanc un lion et un renard (c’était le blason de l’Association sportive) avec au centre un blason frappé « ScPo » (maintenant un livre ouvert). Ce logo a été revu en 2015. Comme l’indique Marie Scot : « À l’heure du positionnement en université de rang international, Sciences Po entend renforcer son image de marque et optimiser son identité visuelle avec pour objectifs la cohérence et l’unité, la singularité et la distinction. » 18

Cela constitue un cas assez rare d’appropriation d’un lieu et d’une institution par ses utilisateurs montrant ainsi leur attachement à l’école : cela se traduit par les symboles d’une marque toujours bien vivante qui représente l’institution et ses étudiants et ses enseignants. La question de la communication de l’institution s’est posée dès les années 1980. Dorénavant, un service de communication gère ces aspects de marque qui a été déposée auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) en 1988.

Du centre de documentation à la bibliothèque

Contrairement à beaucoup de bibliothèques universitaires françaises, la bibliothèque de Sciences Po à Paris (elle est dorénavant connue sous ce nom) a eu depuis sa création les moyens de ses ambitions, notamment en terme budgétaire : le budget est toujours resté à moyens constants par une volonté de la direction de l’institution. Cela s’explique aussi par l’influence d’universitaires prestigieux, tels Luc Boltanski ou Pierre Bourdieu, qui ont fréquenté la bibliothèque. À son début, c’était une bibliothèque de taille réduite, elle s’est étendue grâce au directeur de l’époque, Jean Meyriat, pour devenir un des tout premiers centres de documentation en SHS que nous connaissons actuellement. La bibliothèque utilise plusieurs lieux (dont le nouveau campus 1 rue Saint-Thomas-d’Aquin, dans le 7e arrondissement).

Le projet européen CIVICA, une autre marque affiliée

Sciences Po est un des membres fondateurs du projet CIVICA, l’université européenne des sciences sociales qui rassemble dix universités européennes leaders, soit 72 000 étudiants. Les bibliothèques de ce projet commencent à travailler sur diverses stratégies de collaboration, notamment en ce qui concerne l’information literacy. Des bibliothécaires européens sont accueillis chaque année à Sciences Po.

L’image de marque actuelle de « Sciences Po Bibliothèque »

En guise de conclusion, les divers éléments énumérés ont permis de construire la marque « Sciences Po » en se reposant sur l’histoire, l’expérience, les réseaux et les partenariats, et de manière non négligeable, le sentiment d’appartenance de milliers d’individus formés dans cette université. La conjugaison de ces facteurs, liés également à une école d’excellence où l’enseignement est de haute qualité, a permis cette construction originale : les 260 enseignants constituent la faculté permanente, de taille relativement modeste au fond, mais ce qui fait l’originalité de Sciences Po et de ses enseignements, ce sont les compétences des 4 500 enseignants-vacataires issus du monde de l’entreprise, des administrations et de tous types d’organisations.

Une maison d’édition (les Presses de Sciences Po 19

), une libraire sur le boulevard Saint-Germain 20, des centres de recherche 21, l’accueil de nombreux conférenciers nationaux et internationaux, des cycles de conférences réguliers, une nouvelle Maison des Arts et de la Création 22 contribuent à la marque Sciences Po et à son rayonnement dans le monde universitaire et celui de la recherche. La bibliothèque Sciences Po est un élément essentiel de ce rayonnement, elle doit retrouver une place prépondérante et redevenir un sujet central pour Sciences Po, tout en renouant des partenariats plus étroits avec les autres bibliothèques universitaires. Comme l’indiquait Richard Descoings en 2007 : « Ce qui distingue le plus Sciences Po des autres universités françaises, c’est sa bibliothèque. » 23
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Voir Références bibliographiques ci-dessous.

Je tiens à remercier les personnes suivantes qui m’ont apporté des éléments précieux pour rédiger cet article : Michel Gardette, Donatienne Magnier, Marc Martinez, Sylvie Thoré, Catherine Valais.

Références bibliographiques