La réouverture de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet

Julien Donadille

La Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet (BLJD) est une vénérable institution dont le prestige – un peu sulfureux, disons-le – est inversement proportionnel à la connaissance que le public peut avoir de ses collections. Issue du legs initial du couturier Jacques Doucet (1853-1929) à l’université de Paris, la bibliothèque s’est enrichie au fil du temps de manuscrits, d’ouvrages rares et précieux (éditions originales avec envoi, tirages sur grand papier, livres d’artiste), d’objets et d’œuvres d’art provenant des archives et collections d’écrivains, qui ont décidé d’en faire don à la bibliothèque, ou bien dont celle-ci s’est portée acquéreuse. Si les collections sont particulièrement riches et cohérentes pour la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe, le fil des acquisitions ne s’est jamais interrompu jusqu’à aujourd’hui, et des auteurs vivants continuent de donner leurs papiers à la bibliothèque (Jean Echenoz, Laurent Mauvignier par exemple). Telles qu’elles sont constituées, les collections témoignent de deux choses : la « modernité littéraire » (c’était le projet de Doucet), et la matérialité de la littérature (« la littérature en train de se faire », dans les manuscrits, et les objets familiers des écrivains, lesquels relèvent plutôt d’une forme de « fétichisme littéraire »). Par construction, on y trouve la trace des grandes « sociabilités littéraires » du XXe siècle, et notamment les cercles réunis autour d’André Gide, ainsi que la galaxie surréaliste (Breton, Aragon, Desnos, Leiris). La poésie occupe une place prégnante dans les collections, et plus spécifiquement dans sa relation avec les arts.

Toutefois, si la bibliothèque a pu acquérir une petite notoriété auprès du grand public ces dernières années, il faut reconnaître qu’elle le doit moins à la richesse de ses collections qu’à quelques articles de presse rien moins que bienveillants, qui ont très directement mis en cause la gestion de ses collections. Ces articles sont publics désormais, ce n’est pas trahir un secret, ni la juste réserve professionnelle, que de rappeler qu’ils ont notamment mis en cause le traitement de différents legs, parmi lesquels Cioran, Char, Bélias. Plus récemment, ce sont des soupçons de disparition de documents, voire de leur revente sur le marché de l’art, qui ont été évoqués, jusqu’à la tragédie – personnelle et professionnelle – d’octobre 2022. À deux reprises (2018, 2022), l’Inspection générale – respectivement IGB (Inspection générale des bibliothèques), puis IGÉSR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche) – a été saisie, et a rendu des conclusions, en partie demeurées confidentielles. Le 20 octobre 2022, le recteur de Paris, qui exerce la tutelle de la bibliothèque au titre de la Chancellerie des universités, a pris une mesure conservatoire de fermeture administrative de la bibliothèque, le personnel en poste étant placé en autorisation spéciale d’absence.

En février 2023, l’IGÉSR a rendu son nouveau rapport sur « le fonctionnement de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet » et, dans l’esprit des préconisations des inspecteurs, un administrateur provisoire a été nommé en la personne de Fabien Oppermann, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche. Cet administrateur provisoire est chargé d’un programme en quatre points : recruter une nouvelle équipe, organiser la réouverture de la bibliothèque, lancer un récolement général des collections, envisager un nouveau projet scientifique et culturel pour la bibliothèque qui pourrait aller jusqu’à un déménagement (les collections sont actuellement réparties sur au moins cinq sites distincts) et une gouvernance repensée. L’administrateur provisoire a d’abord recruté pour l’épauler un conservateur de bibliothèque – l’auteur de ces lignes –, une personne chargée du récolement des objets et œuvres d’art, un vacataire principalement chargé du rangement et des mouvements de collections. Le reste de l’équipe est en cours de constitution : une magasinière issue du concours est arrivée début septembre, une bibliothécaire chargée de la gestion matérielle des collections arrivera prochainement, d’autres recrutements sont prévus.

Au-delà de la procédure de récolement général des collections, qui découle des préconisations de l’IGÉSR, les tâches qui attendent la nouvelle équipe ne sont pas minces. Il s’agit d’abord d’assurer la réouverture dans de bonnes conditions. Après une période d’un mois de réouverture partielle, juste avant la pause estivale, aux termes d’un accord avec la bibliothèque Sainte-Geneviève (qui accueille une partie des collections), la salle de lecture de la BLJD située au 8, place du Panthéon, a rouvert le 14 septembre. Elle accueille d’ores et déjà les chercheurs selon le même rythme que précédemment (du lundi au vendredi, de 14 h à 18 h), mais ces horaires, dont la faible ampleur était une critique récurrente de la part des usagers et avait été soulignée par l’Inspection générale, devraient être élargis dès lors que l’équipe se sera étoffée. Les conditions de consultation ont été assouplies : la consultation est ouverte à toute personne majeure dûment inscrite – l’inscription étant gratuite pour l’année universitaire 2023-2024 –, et tout peut être librement communiqué, sauf exceptions. Celles-ci concernent : les fonds pour lesquels des réserves de communication ont expressément été stipulées par le donateur, les imprimés quand la recherche du lecteur ne nécessite pas de consulter l’exemplaire conservé par Doucet, les documents dont l’état de conservation ne permet pas la libre communication. En parallèle, un important travail de rangement est nécessaire : les personnes qui ont récemment visité la bibliothèque ont pu se rendre compte qu’elle étouffait sous le poids des cartons. Des solutions de relocalisation, en Sorbonne et au sous-sol de Sainte-Barbe, existaient, que l’équipe précédente n’a pas eu le temps d’exploiter pleinement. Petit à petit, les pièces du 8, place du Panthéon, sont rendues plus accessibles. Il n’en demeure pas moins que cette situation immobilière reste un pis-aller : jusqu’ici, les espaces dévolus aux collections étaient confondus avec ceux accueillant le public et ceux abritant les bureaux du personnel. Tout déménagement devra se donner pour objectif, parmi d’autres, de mettre fin à cette confusion.

D’importants chantiers de collection attendent la nouvelle équipe : chantiers physiques, car des pans entiers de collections doivent être conditionnés ou reconditionnés – cela concerne une grande partie des manuscrits – pour ne pas compromettre leur conservation à long terme ; chantiers intellectuels, car un gros encours de catalogage est à traiter, sans parler des futures acquisitions. La complexité de ce dernier chantier est redoutable, car l’équipe, entièrement renouvelée, ne dispose pas toujours de l’historique de traitement des différents fonds. Avant même de commencer, il convient donc de faire le départ entre ce qui est déjà catalogué et doit simplement être équipé et rangé, ce qui est signalé mais dont les notices doivent être vérifiées avant d’être publiées, ce qui est en cours de catalogage ou qui n’a tout simplement pas été traité. Est-ce à dire que, grevée par un récolement général rendu obligatoire par les circonstances, ou par le retard accumulé en matière de conservation et de signalement, la bibliothèque doit renoncer à toute acquisition, à toute valorisation de ses collections, à tout travail scientifique ? Pour ce qui est de ce dernier, il est certain que c’est d’abord dans le signalement qu’il trouvera à s’exprimer. On ne saurait adhérer à des programmes de recherche, quels qu’ils soient, tant que certaines carences n’auront pas été apurées : il s’agit d’abord de mettre à la disposition des chercheurs des fonds trop longtemps laissés en jachère. S’il convient par ailleurs de surseoir momentanément aux acquisitions, la bibliothèque ne laissera pas pour autant échapper des papiers qui trouveraient une place naturelle dans ses collections. Du reste, certains donateurs continuent de verser à la BLJD. Enfin, pour ce qui est de la valorisation : il ne semble pas que rouvrir, ranger, reconditionner, signaler ne soit pas la première des façons, et la plus nécessaire, et la plus urgente, de valoriser des collections que leur condition mettait jusqu’ici en péril.

C’est forte de ces convictions que la nouvelle équipe, encore en cours de constitution, s’attelle à une tâche difficile, certes, mais combien stimulante, celle de restaurer la plus petite institution, peut-être, mais l’une des plus attachantes, de notre patrimoine national.