Le label Capitale mondiale du livre, une chance pour le patrimoine strasbourgeois

Bernadette Litschgi

Une aventure internationale

Depuis 2001, l’UNESCO choisit chaque année une ville pour son engagement à promouvoir le livre à travers un programme axé sur des valeurs éducatives et sociales. De 2020 à 2023, Kuala Lumpur (Malaisie), Tbilissi (Géorgie), Guadalajara (Mexique) et Accra (Ghana) se sont vu successivement décerner ce titre international.

Pour Strasbourg, l’aventure a officiellement démarré le 22 avril 2022 avec le dépôt d’un dossier de candidature et, trois mois après, la désignation comme Capitale mondiale du livre. Porté par la municipalité et piloté par Anne-Marie Bock, longtemps directrice de la Bibliothèque départementale du Bas-Rhin, le projet culturel et artistique strasbourgeois s’intitule « Lire notre monde ». Il se décline à travers cinq thématiques : Ville carrefour d’idées et de débats, Ville créative et poétique, Ville émancipatrice et écologique, Ville refuge, Ville amie des enfants. En collaboration avec de nombreux acteurs locaux et nationaux, un programme de plus de 200 actions a été élaboré : rencontres, expositions, spectacles, créations et partenariats. Si certaines opérations ont été initiées fin 2022, le véritable lancement du label aura lieu le 23 avril 2024, Journée mondiale du livre et du droit d’auteur UNESCO.

Le rôle des médiathèques

Dès 2020, la politique culturelle a pris en compte la candidature de Strasbourg au label et définit les orientations stratégiques de la lecture publique en liaison avec les enjeux de l’UNESCO. Dans cet objectif, le réseau des treize médiathèques a été amené à travailler à l’extension de ses établissements et au développement de la médiation hors les murs. Pour l’action culturelle, la démarche a consisté, d’une part, à décliner les différents temps forts autour des cinq thématiques et, d’autre part, à favoriser les propositions à dimension créative et citoyenne.

Quant au patrimoine écrit et graphique, il a été affirmé comme une composante importante du programme culturel strasbourgeois. Le séjour de Gutenberg dans la cité, l’essor de l’imprimerie, le rôle des humanistes dans la diffusion des connaissances sont apparus comme autant d’éléments historiques à valoriser. À cet héritage s’ajoute l’illustration, grande vitalité territoriale par la forte présence des illustrateur·rices.

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Figure 1. Visuel du label

La valorisation du patrimoine et de l’illustration

Créé en 2021 suite à la fusion du Fonds patrimonial et du Centre de l’illustration, le Pôle patrimoine et illustration regroupe au sein de la médiathèque André-Malraux des collections d’une grande richesse. Cet ensemble est constitué d’environ 300 000 documents (incunables, imprimés du XVIe siècle, alsatiques, périodiques, partitions manuscrites, livres d’artistes…) auxquels s’ajoutent des ressources consacrées à l’image éditée et aux arts graphiques (fonds de conservation d’albums jeunesse, planches originales, livres animés, fanzines…).

Au sein de ce service encore récent, le label Capitale mondiale du livre est apparu comme une opportunité pour élargir et diversifier les publics, renforcer le rayonnement des collections. Les réflexions ont donc porté sur l’élaboration d’offres susceptibles d’intégrer « Lire notre monde » et plus particulièrement les deux programmes collectifs « Gutenberg remix 2024 », « Illustrez-vous ». La mise en œuvre du label s’appuie sur une logique collaborative basée sur le regroupement des actions par objectifs et sur la fédération des acteurs. Dans ce cadre, trois projets très différents ont émergé avec comme dénominateur commun l’évocation du patrimoine dans sa dimension contemporaine et son identité locale.

Des projets phares pour 2024

À cheval entre la création et le patrimoine, le premier projet s’intitule « Entre les pages ». Il s’agit d’une collaboration avec la graphiste Fanette Mellier, diplômée de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg (actuellement HEAR). La designer graphique qui intervient régulièrement dans le cadre de commandes 1

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Par exemple au Centre Pompidou, à la médiathèque de Saint-Herblain, au Signe – Centre national du graphisme à Chaumont.

a proposé l’exploration d’un support quotidien, le marque-page. L’illustratrice et autrice Betty Bone est associée à la démarche et composera les courts textes poétiques y figurant. La création de ces treize signets originaux – un par médiathèque – prend en compte l’identité des établissements et, en même temps, obéit à un parti pris bibliophilique. En effet, chacun se distinguera par un format, une impression et un façonnage spécifique. Ces objets singuliers se prêteront à une large diffusion ; ils seront distribués aux visiteurs, cachés entre les pages des livres, et pourront aussi être collectés lors d’un jeu de piste.

Prévue au rez-de-chaussée de la médiathèque André-Malraux, cette exposition débutera le 24 avril 2024 avec le lancement de l’Année du livre et des Rencontres de l’illustration. Conçu comme une restitution, le projet artistique comprend également un lien avec les collections patrimoniales. De fait, les marque-pages seront insérés dans une sélection d’ouvrages choisis par la graphiste et les bibliothécaires. Le dialogue avec l’histoire revêt pour Fanette Mellier une importante particulière car elle a collaboré pour ce projet avec le typographe Thomas Huot-Marchand, qui a redessiné pour l’occasion une typographie de la fin du XVIe siècle, utilisée pour la première fois par l’imprimeur strasbourgeois Adolf Rusch. Les diverses facettes de ce projet multiplient les possibilités de rencontres ; le public pourra profiter de visites guidées ou, pour les plus jeunes, plonger dans l’univers végétal de Fanette Mellier et de Betty Bone présenté parallèlement au Centre de l’illustration 2

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Cette proposition est conçue à partir de deux albums : Fanette MELLIER, Herbier, Strasbourg, Éditions du livre, 2020, et Betty BONE, Jardinez, un livre à lire avec le nez, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2017.

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Figure 2. Affiche de l’exposition « Entre les pages »

© Graphisme : Fanette Mellier

À partir de juin, une deuxième proposition sera accueillie en salle du Patrimoine. L’accent sera mis sur l’historien et bibliothécaire Rodolphe Reuss auquel on doit la reconstruction de la bibliothèque municipale au lendemain de son incendie en 1870. L’année 2024 coïncidant avec le centenaire de sa mort, il a semblé opportun de croiser cette commémoration avec l’enjeu Capitale mondiale. La collaboration avec les partenaires a permis d’envisager une exposition à deux volets, réunis sous le titre Reuss père et fils : deux Alsaciens engagés pour le Livre. La Médiathèque protestante consacrera une présentation au père de Rodolphe, Édouard Reuss, théologien et traducteur de la Bible. La médiathèque André-Malraux s’attachera à faire découvrir la vie et l’œuvre de Rodolphe Reuss qui tient une place essentielle dans l’histoire de la bibliothèque à laquelle il a légué de nombreux fonds : journaux personnels et archives familiales, travaux et notes d’enseignement, ouvrages collectés durant sa vie. Cette offre tournée vers un public plus spécialisé sera accompagnée d’un programme de conférences élaboré en liaison avec la Bibliothèque nationale universitaire et l’université de Strasbourg.

Ce panorama s’achève sur l’évocation de l’exposition 2024, l’Odyssée du Patrimoine : dans les coulisses de la Bibliothèque inaugurée lors des Journées du patrimoine 2024. Elle invitera le grand public à voyager à la découverte de l’histoire de la bibliothèque et des documents emblématiques qui témoignent de la grande diversité des collections, entre les incunables, les précieux manuscrits tels le Journal de Flohr 3

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Ce manuscrit rédigé par Georg Flohr en 1787 est le récit de son expédition en bateau vers l’Amérique où il prend part aux combats de la guerre d’indépendance. Ce témoignage exceptionnel est illustré de nombreux dessins.

, les planches illustrées de Claude Lapointe 4
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Enseignant à l’École des arts décoratifs de Strasbourg à partir de 1967, Claude Lapointe a formé de nombreux illustrateurs. Le Centre de l’illustration conserve ses albums, ses archives d’enseignement et quelques planches originales liées à ses livres.

ou de curieux fanzines. Pour beaucoup, le patrimoine écrit et graphique demeure méconnu et parfois inaccessible, d’où le souhait d’aller vers une présentation attractive et pédagogique qui le rendra vivant et sensible. Conçue par l’équipe, l’exposition est par ailleurs l’occasion d’approfondir la connaissance des collections et leur appropriation, ce qui reste un défi vu leur taille. Un effort particulier sera mis sur la présentation grâce à la collaboration avec les régisseurs et l’intervention de scénographes. Des animations feront aussi vivre l’exposition : visites, accueils de classes, ateliers créatifs et rencontres avec les bibliothécaires.

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Figure 3. Portrait de Rodolphe Reuss

Des enjeux partagés, des partenariats

La ville de Strasbourg est dotée de riches musées et établissements culturels qui s’inscrivent également dans cette mise en valeur du livre et de sa mémoire. L’évocation de la programmation 2024 pourra donner un aperçu de la diversité des approches. C’est tout d’abord Gustave Doré qui sera mis à l’honneur au palais Rohan à travers une exposition présentant son rôle pionnier pour l’illustration et l’édition. Puis, le Musée historique évoquera l’héritage de Gutenberg sous l’angle des fêtes organisées en son honneur au XIXe siècle. Les Archives de l’Eurométropole s’intéresseront à l’imprimé et à ses usages dans la société strasbourgeoise, à travers ses techniques, sa diffusion et ses formes. Enfin, l’exposition Enfantillages abordera l’histoire des images pour la jeunesse en Alsace et l’évolution de l’offre éditoriale à travers les collections du Cabinet des estampes et celles de partenaires. Le Pôle patrimoine et illustration contribuera d’ailleurs à ces manifestations par le prêt d’œuvres.

Le label, un levier

Comme les médiathèques de Strasbourg n’ont pas attendu cette échéance pour développer des pratiques de médiation autour de leurs collections, on peut légitimement s’interroger sur l’apport du label. En interne, on peut souligner que l’ampleur de la programmation patrimoniale s’ajoutant aux actions quotidiennes – visites, accueils, expositions itinérantes illustrées… – accentue la visibilité des collections. Elle affiche une forte dynamique qui inscrit davantage les collections au cœur du réseau. Pour le reste, plusieurs aspects peuvent être soulignés avec, bien sûr, les importants moyens de communication mis en œuvre qui visent une diffusion à grande échelle dépassant les pratiques habituelles. Des outils spécifiques ont en effet été développés : un site Internet (lirenotremonde.strasbourg.eu), un magazine, des goodies. Il sera très intéressant d’observer les impacts sur la fréquentation des publics, et de mieux cerner les retombées pour les médiathèques.

Les ressources financières affectées au label constituent un autre facteur important. On peut signaler que c’est précisément grâce au mécénat culturel développé dans ce contexte que le projet de création avec Fanette Mellier a été possible. Au-delà de l’année 2024-2025, le label a aussi vocation à initier des collaborations durables et des projets au long cours. Les médiathèques ont pu profiter de cet élan pour relancer les réflexions sur la numérisation des collections patrimoniales, sujet resté en suspens depuis plusieurs années faute de moyens et de véritable portage politique. Grâce à un financement croisé entre la Ville et l’État, un chantier de numérisation débutera en 2024 ; il portera sur les incunables, les éditions du XVIe siècle, les manuscrits et des ressources iconographiques. Par nature construite autour de l’accessibilité des collections pour tous les publics, la bibliothèque numérique envisagée pour la suite renforcera le rayonnement du patrimoine écrit et graphique de la collectivité.

Pour toutes ces raisons, la désignation de Strasbourg comme Capitale mondiale du livre UNESCO représente un jalon important pour le Pôle patrimoine et illustration des médiathèques, et un pont jeté vers de nouvelles perspectives.

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Figure 4. Numérisation Flohr. Médiathèques de la ville et de l’Eurométropole de Strasbourg – Fonds patrimonial