Fonds patrimoniaux et jeunes publics : un enjeu de médiation

Pierre-Marie Bartoli

« Comment transmettre à un large public ? C’est un état d’esprit à rechercher puisqu’il s’agit simplement d’inclure la dimension patrimoniale aux habitudes de transmission et de vulgarisation adoptées depuis toujours en bibliothèque. » 1

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Viviane EZRATTY, « Livres d’hier pour enfants d’aujourd’hui : quelques exemples de passerelles », dans BNF/CNLJ, La conservation partagée des fonds pour la jeunesse à l’heure de la valorisation des collections, Actes de la journée d’étude nationale du 8 octobre 2009, Paris, BnF/CNLJ, Paris Bibliothèques, 2010, p. 49-58. Citée par Sophie Pilaire dans son mémoire d’étude (voir note 2).

La conservation des fonds patrimoniaux et la médiation culturelle après des enfants et des adolescents sont deux missions centrales des bibliothèques publiques françaises. Elles ont cependant rarement été pensées de pair avant le XXIe siècle. Quand la valorisation des fonds patrimoniaux se fait principalement auprès de publics adultes – chercheurs, visiteurs d’expositions –, l’éducation artistique et culturelle des jeunes publics est surtout animée avec des ouvrages jeunesse ou thématiques acquis dans le fonds courant. Il y a souvent césure entre la bibliothèque de lecture publique et la bibliothèque patrimoniale ou, lorsqu’un seul bâtiment rassemble ces deux fonctions, entre la salle de consultation des documents patrimoniaux et les autres espaces.

Cependant, le patrimoine des bibliothèques peut se révéler un riche matériau à présenter à de jeunes visiteurs, pour accompagner leur apprentissage de l’histoire, leur compréhension du passé et de la mission de conservation d’un héritage qui nous est parvenu. De plus en plus d’initiatives sont prises dans les établissements culturels sauvegardant de tels fonds pour adapter leur médiation du patrimoine à cette population, étudiées entre autres dans trois mémoires d’étude d’élèves de l’Enssib (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques) : celui de Sophie Pilaire 2

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Sophie PILAIRE, La valorisation du patrimoine écrit et graphique des bibliothèques auprès des enfants, mémoire d’étude de conservateur, sous la direction de Jocelyne Deschaux, Villeurbanne, Enssib, janvier 2016.

en 2016, celui d’Hortense Longequeue 3
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Hortense LONGEQUEUE, Avant la lettre : la médiation du patrimoine visuel en bibliothèque, mémoire d’étude de conservateur, sous la direction de Pierre-Yves Cachard, Villeurbanne, Enssib, mars 2018.

en 2018 et le mien 4
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Pierre-Marie BARTOLI, La mise en valeur et la médiation des fonds patrimoniaux auprès du jeune public, mémoire d’étude de conservateur, sous la direction de Malcolm Walsby, Villeurbanne, Enssib, mars 2022.

en 2022. Ce dernier repose sur des entretiens menés auprès de quarante et un professionnels des bibliothèques et cinq d’autres institutions culturelles.

Caractéristiques de l’atelier patrimonial pensé pour un jeune public

La majorité des ateliers patrimoniaux auprès de jeunes groupes se déroulent dans un cadre scolaire – même si on peut noter des programmations sur le temps périscolaire ou encore dans le cadre du dispositif « Levez les yeux », qui propose aux écoles des visites de lieux patrimoniaux le vendredi précédant les Journées européennes du patrimoine. Ces séances ont très souvent lieu dans la bibliothèque, soit dans une salle de médiation si celle-ci en est équipée, soit dans la salle de lecture elle-même – ce qui réduit grandement l’amplitude horaire pouvant être consacrée à ces activités. Dans de rares cas, ils peuvent avoir lieu dans la classe, mais cela pose les problèmes du transport de documents précieux et fragiles et de la perte du cadre singulier de la bibliothèque pour leur présentation. Lorsque c’est possible, ces ateliers sont souvent pensés en deux (voire trois) activités, avec deux médiateurs prenant en charge des demi-groupes, accompagnés par le professeur et d’éventuels parents d’élèves. Ces médiateurs sont généralement issus du service du patrimoine, mais il peut y avoir des volontaires issus d’autres services, ou un partage des tâches avec des collègues du service jeunesse. Parfois, lorsque le thème s’y prête, une partie de la séance peut également être animée par un intervenant extérieur (artiste, artisan).

Concernant les fonds patrimoniaux valorisés, plusieurs tendances se dessinent. La première, c’est une séance tournée autour de l’histoire du livre : des manuscrits médiévaux aux livres d’artiste contemporains en passant par les imprimés modernes, le médiateur peut présenter des documents précieux, qui sortent de l’ordinaire pour son public, et montrer l’évolution historique et temporelle de ces objets, abordant avec des exemples concrets des notions en cours de construction pour des élèves d’école primaire. Dans d’autres cas peuvent être pensées des présentations liées aux cours d’histoire, du CE2 au lycée. Certaines bibliothèques proposent des catalogues d’une dizaine d’ateliers liés aux programmes, pouvant aborder par exemple le siècle des Lumières avec l’Encyclopédie ou le Moyen-Âge. Pour les primaires, les sujets prennent un angle plus merveilleux, comme les créatures fantastiques ou les contes dans des ouvrages anciens. Des séances sont également conçues autour de sujets historiques et patrimoniaux locaux : les fonds de cartes postales anciennes à Vienne, les Alsatiques à Mulhouse, la Seconde Guerre mondiale ou le patrimoine thermal et architectural à Vichy. Les choix des ateliers sont également motivés par les lignes de force des collections : ainsi à Albi la Mappa Mundi, une des plus anciennes cartes du monde connues. Enfin, le bâtiment de la bibliothèque peut faire lui-même l’objet d’un discours patrimonial. On peut citer plusieurs exemples : la bibliothèque municipale de Versailles dans l’ancien hôtel de la Marine, celle patrimoniale de Dijon dans un ancien collège jésuite et celle de Brest dans les anciens ateliers de la Marine nationale – dans certains cas, la visite doit d’ailleurs être ambulatoire, avec présentation de documents dans les différentes salles parcourues, faute de salle dédiée à la médiation.

L’implication des enseignants dans ces ateliers – via un échange préalable avec le médiateur pour expliciter leurs objectifs pédagogiques, mais aussi par la préparation des séances en classe pour y expliquer le vocabulaire et les thèmes qui seront abordés – est un aspect essentiel à la réussite de ceux-ci, qui se déroulent dans un temps limité. Pendant l’atelier, pour impliquer les jeunes visiteurs, les médiateurs ont recours à plusieurs accroches. L’« effet waouh », naturel et lié à la beauté et l’originalité des documents présentés, a été évoqué plus d’une fois pendant les entretiens. Le fait de mobiliser des références culturelles communes, d’ancrer le discours dans ce que connaît l’auditoire, est également une astuce souvent employée. L’imaginaire d’Harry Potter est ainsi souvent mobilisé dès que l’on présente des rayonnages de reliures anciennes ou de vieux grimoires aux illustrations fantastiques ; mais ce peut être aussi une comparaison au quotidien de son auditoire, en montrant par exemple que la longue copie d’un livre manuscrit qui a duré plusieurs années correspond peu ou prou au temps que passeront les visiteurs au collège.

La question de la manipulation des documents pose question. C’est à la fois difficile, et assez magistral, de ne permettre que de « toucher avec les yeux » pendant toute une séance, mais cela s’impose généralement étant donné les politiques de conservation. Pour contourner cela, plusieurs bibliothèques présentent et autorisent la manipulation de livres anciens en mauvais état (permettant également de montrer la structure de la reliure), de chutes de parchemin, de matériaux servant à créer de l’encre… Et le couplage de la présentation à un atelier créatif (écrire son nom à l’encre, faire des enluminures ou des lettrines, dessiner des chimères…) permet de varier le contenu de l’atelier. D’ailleurs, certaines bibliothèques et écoles organisent plusieurs séances avec une même classe, mêlant diversité de sujets et création d’un livrable artistique sur plusieurs mois.

Exposer le patrimoine aussi pour les jeunes publics

Les expositions patrimoniales, dans leurs thématiques et dans leurs discours, sont généralement destinées à un public adulte. Cela est dû à plusieurs raisons. La programmation de l’établissement peut ainsi faire alterner ces expositions avec celles de collections du fonds courant, lesquelles peuvent être plus destinées aux jeunes publics. Le choix de la thématique de l’exposition patrimoniale peut aussi ne pas être adapté à une valorisation auprès des enfants. Enfin, les bibliothèques – quand déjà elles peuvent avoir un espace d’exposition – disposent d’un mobilier beaucoup moins varié et adaptable que celui des musées, notamment des vitrines destinées aux adultes, donc trop hautes pour les enfants.

Plusieurs dispositifs peuvent cependant permettre de créer un parcours adapté à ces derniers dans une exposition patrimoniale quand son sujet l’autorise. Si certains dispositifs de présentation disponibles sont plus accessibles, privilégier d’y exposer les documents les plus intéressants pour les jeunes publics et y coupler un livret de découverte de l’exposition, ou encore des cartels plus simples et ludiques que ceux destinés aux adultes (mais qui sont aussi susceptibles de les intéresser) peut composer une expérience profitable et éducative pour les visites d’enfants, venant en groupe ou avec des adultes. Dans les expositions de taille importante, ménager à une ou deux étapes des espaces ludiques ou créatifs en rapport avec le thème, avec du mobilier adapté, peut être un moyen efficace d’améliorer l’expérience des enfants et d’inciter les familles à partager ensemble cette sortie culturelle.

Quels objectifs pour ces médiations ?

Une question posée à presque toutes les personnes rencontrées pour cette enquête était celle du but des actions de médiation des fonds patrimoniaux auprès des jeunes publics : les réponses abordent un certain nombre de thématiques différentes.

Ces séances sont un moyen de faire vivre un patrimoine qui sort peu des magasins et de valoriser l’histoire locale, de faire connaître ces fonds auprès de la population de la commune. Les classes sont les seuls publics « captifs », puisque pour les adultes, venir à une exposition ou à un atelier est une initiative personnelle. Quand une bibliothèque peut toucher toutes les écoles de la ville – chose peu aisée si la distance entre les deux établissements rend le déplacement long dans un emploi du temps contraint –, ces ateliers autour du patrimoine permettent de valoriser un héritage commun auprès de plusieurs classes d’âge. Grâce à ces moments, on peut toucher des populations éloignées des lieux culturels, qui ne se sentent pas légitimes à se rendre à la bibliothèque ou à visiter des expositions patrimoniales. Des enfants incitent parfois leurs parents qui n’y sont pas habitués à les accompagner quand ils y retournent.

La médiation a aussi un but éducatif, qui varie selon l’âge et le thème. Quelles que soient les collections, elles permettent de sensibiliser à la mission de conservation du patrimoine, pour faire comprendre le temps long dans lequel ces objets s’inscrivent, parvenus jusqu’à nous et à conserver le mieux possible pour les futures générations. Plus classiquement, ces séances permettent d’éduquer, d’apporter des connaissances sous un angle différent du cours scolaire, la nature originale de cette expérience pouvant marquer nombre de jeunes visiteurs. En ayant un échange avec les enfants, le médiateur peut se servir des documents patrimoniaux présentés pour entraîner une réflexion critique et battre en brèche des idées reçues sur le passé.

Structure

Acquérir une familiarité avec les collections de son établissement, préparer des ateliers pédagogiques et les animer demande un temps important et, en l’absence d’expériences passées, une certaine aisance et une formation à ce type d’exercice. Ce n’est qu’une mission parmi bien d’autres, comme le service public auprès des lecteurs et le signalement des collections patrimoniales, lequel constitue souvent un chantier gigantesque porté par des équipes de taille modeste. Dans plusieurs structures, le pôle patrimoine ne comprend qu’une personne, ou plusieurs à temps partiel également attachées à un autre service.

Mais la médiation des fonds patrimoniaux auprès des jeunes publics s’enrichit et se réinvente grâce aux échanges entre bibliothécaires, qui partagent leurs pratiques dans des articles, des blogs, des ouvrages et des rencontres professionnelles, par exemple celles organisées par l’association Bibliopat. Comme les témoignages le soulignent, cette mission peut vraiment se développer et atteindre un grand nombre de jeunes quand elle est encouragée et structurée par une politique volontariste au niveau des collectivités territoriales, agençant des liens entre les bibliothèques et les écoles, mais aussi avec les autres institutions culturelles (musées, archives) pour organiser des cycles de séances passant par les différents sites.