Deep earnings

Éric Guichard

Pablo Jensen
Deep earnings : le néolibéralisme au cœur des réseaux de neurones
Caen, C & F éditions, 2021
Collection « Interventions »
ISBN 978-2-37662-023-5

Dans Deep earnings, allusion directe au deep learning, expression savante pour l’intelligence artificielle (IA), mais aussi aux « gains profonds » du capitalisme numérique, Pablo Jensen fait un retour sur la genèse des réseaux de neurones à l’origine de l’IA.

Donnons quelques éléments de contexte, que rappelle l’auteur. Après avoir élucidé divers problèmes liés à la gravitation et aux planètes, puis à l’infiniment petit (les atomes d’un gaz), la physique espère, dans les années 1950, élucider les questions de la « complexité organisée » qui renvoient à la structure de nos sociétés (coutumes, marchés) ou de nos êtres (biologie, etc.). Cet espoir s’est partiellement réalisé : la branche des « systèmes complexes » existe aujourd’hui, Pablo Jensen en est l’un des spécialistes à l’École normale supérieure (ENS) de Lyon. Elle aborde des sujets variés : de la vulcanologie à la cancérologie, en passant par l’influence des réseaux sociaux sur nos choix électoraux, ou la prévision de l’évolution de la Covid-19.

Ces « systèmes complexes », historiquement au carrefour des mathématiques, de la physique et de l’informatique, abordent des thématiques auparavant réservées à la sociologie ou aux sciences « semi-exactes ». Leurs représentants développent une épistémologie féconde, y compris pour les sciences sociales : on ne peut plus les taxer de techniciens sourds au social et à la culture.

La démarche de Jensen en témoigne : il explicite l’articulation historique entre une idéologie et les débuts d’une discipline aux ramifications industrielles – et capitalistes – conséquentes, au moment où les réseaux et les ordinateurs formatent nos vies et dévoilent nos intimités. Il apparaît que l’inventeur du perceptron (Rosenblatt), à l’origine des « réseaux de neurones » et du deep learning, a été inspiré par Friedrich Hayek (1899-1992), prix Nobel d’économie et chantre des politiques de Thatcher, Reagan ou Pinochet.

L’IA, inopérante dans le monde ordinaire du quotidien

Est-ce une preuve que la science et la technique sont le fruit de l’idéologie, comme l’a affirmé Jürgen Habermas ? Pablo Jensen, plus subtil que le philosophe de Francfort, évite ce raccourci. Il rappelle l’histoire du perceptron, vulgarise intelligemment le fonctionnement des réseaux de neurones, et montre les limites de l’IA : éventuellement utile dans le monde stable du laboratoire, elle est efficace dans les mondes cadrés (le jeu d’échecs) mais inopérante dans le monde ordinaire de notre quotidien. Ce dernier, nous montre Pablo Jensen, résiste à la modélisation, en partie du fait qu’il est peuplé de rhétorique, de métaphores et d’heuristiques non calculables.

Autrement dit, l’IA ne va pas régenter la totalité du monde. Ce qui ne nous empêche pas de profiter de ses avancées pour reconfigurer ce monde, notamment aux temps du réchauffement climatique, nous rappelle l’auteur.

Et ce n’est pas parce qu’une intuition profondément mécaniste et biologique comme celle de Friedrich Hayek a pu servir à la fois une nouvelle approche scientifique, comme celle des réseaux de neurones, et une idéologie, comme celle de l’autonomie des marchés économiques et de son caractère supposé fécond, qu’il faille à jamais imaginer une dépendance du premier terme au second. Certes, cette corrélation est maintenue par la redondance médiatique orchestrée, pourrait-on dire par les ayatollahs du libéralisme (pour reprendre une formule de Joseph Stieglitz, autre prix Nobel d’économie), mais nous avons tout à fait les moyens de ne pas les suivre et de savoir distinguer science et idéologie, même si l’une et l’autre ont été mûries par un même terreau, nous dirait Michel Foucault.

Ainsi, Pablo Jensen décorrèle le lien génétique entre IA et néo-libéralisme pour montrer les limites de ce dernier, qui, malgré quelques qualités (la planification ne peut pas tout), promeut un monde sans alternative, où le paradis est décrit comme un équivalent de la fin de l’État. Il nous rappelle aussi que les sociétés peuvent changer les règles qui les gouvernent, même si Friedrich Hayek prétend que c’est impossible du fait qu’elles dépassent l’entendement des individus qui voudraient les changer.

On pourrait reprocher à Jensen son optimisme et une critique rapide du lien entre pensée et calcul, si bien décrit par Gilles-Gaston Granger, qui rappelle que si le second est bien présent dans la première, il ne la circonscrit pas. Cela n’empêche pas l’auteur de montrer précisément les limites pratiques et théoriques du néolibéralisme et la fécondité de la pensée critique, dès qu’elle s’alimente de savoirs et de faits précis.

Un livre important, donc, qui articule pédagogiquement l’histoire des sciences, la philosophie politique et l’épistémologie : il aborde à la fois les origines et les développements actuels de l’IA ; il se frotte à la question de la légitimité du néolibéralisme, qui nous gouverne depuis presque un demi-siècle ; il bouscule nos préjugés épistémologiques, souvent dépendants de ce que nous avons appris de la notion de science à l’université. Deep earnings mérite d’être largement connu.

Et l’on remerciera l’éditeur – rare sinon unique spécialiste de la pensée critique du numérique – d’avoir permis à l’auteur de compléter chaque chapitre d’instructives notes et références.