La science à l’épreuve de la désinformation

Université Paris-Saclay – 30 mai 2022

Véronique Palanché

Anita Beldiman-Moore

Le 30 mai, à l’invitation de l’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) et de l’université Paris Saclay, une centaine de professionnels de l’information se sont réunis à l’Institut de mathématiques de l’université Paris-Saclay pour discuter des apports de la recherche à la compréhension des mécanismes de la désinformation.

Pour ouvrir la journée, Dominique Cardon 1

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Auteur de Culture numérique, Paris, SciencesPo les presses. 2019 (coll. Les petites humanités).

a d’emblée posé la question de la science de la désinformation plutôt que la science à l’épreuve de la désinformation. Il a proposé une grille de lecture de résultats de recherche établie avec Manon Berriche 2
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Diplômée de la spécialité « Digital, New Technology and Public Policy » de l'École d'affaires publiques de Sciences Po ainsi que du Centre de recherches interdisciplinaires, Manon Berriche réalise actuellement une thèse sous la direction de Dominique Cardon et de Sophie Pène. Situées à la croisée de la sociologie de la communication et des médias et de la psychologie cognitive, ses recherches portent sur le phénomène de la désinformation.

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Depuis les années 1920, six paradigmes ont successivement qualifié la relation entre le message et son récepteur : les effets forts, les effets limités, l’idéologie (École de Birmingham), Uses & Gratification, économie critique des médias. La massification et le développement des médias en ligne ont remis en scène la théorie des « effets forts » notamment pour comprendre la désinformation.

Pour analyser cette désinformation, Dominique Cardon, professeur de sociologie à Sciences Po, directeur du médialab de Sciences Po, a proposé plusieurs modèles différents présentés dans une « boussole de la désinformation » :

  • Le raisonnement et la dérégulation de l’information : face à la diffusion d’une fausse information, le sens critique de l’individu faiblit jusqu’à parfois disparaître. Cependant, il convient de nuancer, car seule une partie de la population s’intéresse à l'information et elle reste fidèle aux médias traditionnels. La mesure de la désinformation devrait partir des individus afin d'analyser leurs pratiques informationnelles. Or, la recherche s’intéresse majoritairement aux médias en ligne créant un décalage avec les pratiques observées.
  • L’attention et le mécanisme d’amplification : les mécanismes attentionnels qui inhibent ou trompent la vigilance, mis en place par les plateformes, font partie des stratégies mises en place par les désinformateurs. Si des études montrent que l’attraction est plus grande pour des informations négatives, choquantes, les travaux de recherche n’arrivent pas à montrer clairement qu’il y a de véritables effets de la publicité politique sur les réseaux, si ce n’est des effets extrêmement mineurs.
  • Le biais dans la bulle : c’est le postulat que chacun privilégie des informations qui ressemblent à ses propres idées et préjugés, et cherche à être conforté dans ses opinions. Ce biais existe aussi dans les médias traditionnels. Il convient encore de nuancer son importance car les individus les plus radicaux connaissent les opinions auxquelles ils s’opposent. Considérer que les internautes n’ont pas de rôle face aux algorithmes revient à donner trop d’importance au déterminisme technologique.
  • L’identité sur le marché des réputations 3
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    Dans Breaking the social media prism : how to make our platforms less polarizing (Princeton, Princeton University press, 2021), Chris Bail postule que, exposés à des informations adverses, les gens ont tendance à les accentuer.

     : certains internautes partagent sciemment des fausses informations lorsqu’elles participent à la construction de leur réputation en ligne. Sur Twitter, l’activisme extrême de la part de la minorité qui publie donne le sentiment d’un débat brutal entre opinions très contradictoires et aboutit à la silenciation des modérés. Se construit ainsi une polarisation subjective avec des effets de distorsion difficile à mesurer.
  • Idéologie et polarisation : les internautes se trompent rarement en partageant de fausses informations : ils mobilisent des récits qui servent leur idéologie. Le système de valeurs des internautes partageant ces fausses informations révèle un « appétit pour le chaos » ; ils ont pour but de « mettre le feu au système ».
  • Représentation et effet d’agenda : le succès de la désinformation s’explique par le rôle des acteurs politiques et des grands médias professionnels dans la construction de l’agenda public, donc de l’opinion publique. La définition des enjeux et des cadres d’interprétation a un effet structurant. Profitant des transformations de l’espace numérique, des acteurs de l’espace politique et journalistique vont exploiter des thèmes apportés par les marges et les périphéries et les mettre au centre du débat public.

Dominique Cardon conclut en rappelant qu’il ne faut pas sous-estimer les capacités réflexives du public, faire attention aux effets de seuils et à la responsabilité des professionnels de l'information, poser la question de la confiance dans la source et surtout, reconnaître ses attachements, plutôt que chercher à s'en défaire. Il mentionne l’inutilité d’une chasse aux fausses informations et l’importance de la qualité et de la déontologie des médias. À cet égard, le modèle économique des grands médias, privilégiant la rémunération des actionnaires les appauvrit et nuit à une production de qualité, d’où l’importance du service public. L'indépendance réelle des médias nécessiterait que leurs propriétaires soient uniquement des patrons de médias.

Une « géographie des espaces numériques »

David Chavalarias, directeur de recherche CNRS, directeur d’Unité ISC-PIF, et chercheur au CAMS – EHESS, a ensuite présenté une analyse du militantisme politique en ligne et une cartographie des connaissances. Pour cela, il met en rapport le temps de production d’un contenu et son audience sur les réseaux sociaux sémantiques. Pour lui 4

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David Chavalarias, Toxic data, Paris, Flammarion. 2022.

, la déspatialisation / massification, l’instantanéité, la confusion des identités et des messages différencient les environnements numériques du monde physique.

Grâce à une cartographie, il identifie dans une « géographie des espaces numériques » des bulles d’échanges d’information et met en évidence la différence de structure de deux sphères. Celle des sceptiques, montre des tweets très concentrés et des individus très connectés entre eux dont l’activité est structurée par pics réguliers démontrant un « agenda ».

Au travers du Politoscope, qui porte sur l’observation de l’évolution du militantisme politique sur Twitter depuis 2016, il constate l’émergence de nouvelles communautés (Zemmour, antivax, etc.) et une inversion de la circulation d’information : les individus passent de la gauche vers la droite de la sphère politique sans plus passer par le centre. Dans ces communautés circulent des informations inauthentiques au sein de « chambres d’écho », groupes sociaux autocentrés : peu d’informations entrent et peu de communications sortent. Ainsi, l’information et la désinformation empruntent deux circuits qui ne se croisent presque jamais.

La manière de faire société dans les mondes physiques, est très différente de celle des mondes numériques. Dans les premiers, les relations reposent sur des critères sociodémographiques qui évoluent peu ; dans les seconds, elles s’appuient sur des valeurs communes, ce qui amplifie les biais de confirmation.

En conclusion, David Chavalarias a présenté l’outil de text mining, Gargantext qui, en rendant possible l’analyse de très nombreuses publications sur une longue durée, permet d’identifier l’orientation et la teneur d’articles au regard des avancées et de lutter ainsi contre la mésinformation.

Le torrent de la désinformation

Une table ronde, animée par Marie-Estelle Créhalet, directrice des bibliothèques de Centrale Supélec Université de Paris Saclay, a proposé les regards croisés d’un bibliothécaire (Damien Belvèze, responsable de la formation des usagers au SCD de l’université Rennes 1), de deux journalistes (Yves Sciama, journaliste scientifique, vice-président de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d'information [AJSPI] et Élisa Thévenet, journaliste et responsable pédagogique du diplôme universitaire [DU] d’éducation aux médias et à l’information [EMI] de l’École supérieure de journalisme [ESJ] de Lille et de l’École normale supérieure [ENS] Paris-Saclay) et d’un scientifique (Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS). Cette table ronde a interrogé la manière dont les professionnels de l’information valorisent l’information fiable et identifient les fausses informations.

Yves Sciama a pris de front le torrent de la désinformation à l’occasion d’un article pourtant prudent sur l'hydroxychloroquine. Cela lui a rappelé ses premiers articles sur le climat alors qu’il n’y avait ni Twitter ni réseaux sociaux. Le modèle était le même : une personnalité de haut niveau prenant une position contraire, activant des relais médiatiques appuyés par des lobbies industriels. Philippe Grandcolas l’a rencontrée de façon moins violente à l’occasion des articles sur la perte de biodiversité très peu relayés par la presse. « La désinformation ne se manifeste pas uniquement dans le discours faux et l’action de quelques lobbies dans l’ombre mais aussi par le manque de sensibilité du public vis-à-vis de certains sujets. Nos propres biais contribuent à la désinformation », a souligné le scientifique.

Élisa Thévenet en a fait l’expérience sur le terrain quand, jeune journaliste, elle est partie en Grande-Bretagne pour encadrer un projet de formation de futurs professionnels aux questions inattendues, ce qui lui a fait prendre conscience de la responsabilité des journalistes et de la nécessité de mettre en place une pédagogie de l’information et de déployer une ingénierie pédagogique sur les médias. De très nombreux corps de métiers sont impactés par la désinformation et se trouvent plus démunis que des professionnels de l’information et de la documentation.

Damien Belvèze, quant à lui, donne depuis 2005 des cours sur l’évaluation des sources, d’abord dans un souci de distinguer les écrits « grand public » des articles scientifiques. Deux déclencheurs l’ont conduit à s’intéresser à la désinformation : son intérêt pour la surveillance électronique de masse et la protection des données personnelles d’une part, et la forme de panique morale au moment de l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis. Il voit plusieurs axes de réflexion : la rhétorique, l’empathie (point de vue opposé), les canaux de diffusion plus ou moins institués.

Comment améliorer la confiance des lecteurs envers les médias ?

Les intervenants ont fourni des pistes de réflexion pour améliorer la confiance des citoyens envers les médias, problématique au cœur de la désinformation. Pour Yves Sciama, la réputation du journaliste et du journal repose sur une bonne information, vérifiée et corrigée en cas d’erreur. Les médias sérieux ont des filtres qui permettent d’éliminer les erreurs : tout un collectif est là pour valider l’exactitude de l’information. Sans ce collectif, l’information coûte moins cher mais sa qualité est faible.

Élisa Thévenet a évoqué la transparence des méthodes et l’importance de donner à voir la fabrique de l’information, en expliquant, par exemple, comment les dépêches Agence France Presse (AFP) font qu’un article de Libération ressemble à un autre dans Le Figaro créant une impression de collusion.

Phlippe Grandcolas a estimé, pour sa part, qu’une grande partie de la désinformation repose sur une incompréhension de la méthode scientifique accompagnée de la croyance qu’il n’y a pas de science sans instruments, outils ou masse de données. La notion de « théorie » elle-même renvoie l’idée d’un faisceau abstrait là où il s’agit d’une construction sur le long terme par une communauté, largement documentée et prouvée. Une explication des fondamentaux concernant la démarche de recherche scientifique est, selon lui, nécessaire pour susciter la confiance.

Damien Belvèze a souligné que les réponses pour restaurer la confiance dépendent du niveau des étudiants : si les doctorants veulent plus de transparence, notamment sur les avis des relecteurs des articles scientifiques, les étudiants moins avancés ont plutôt besoin de tiers de confiance pour les aider à dessiner le périmètre d’une information fiable.

L’exigence de neutralité des acteurs de l’information est-elle pertinente ?

À la question portant sur l’exigence de neutralité des acteurs de l’information, Élisa Thévenet a répondu en plaidant pour un contrat de « subjectivité honnête » comme l’a formulé Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères et spécialiste de géopolitique. Elle a mis en garde contre cette « angoisse de la neutralité » et la tentation de mettre dos à dos les opinions différentes qui s’expriment. Elle rappelle le dicton selon lequel si un journaliste se trouve face à quelqu’un qui dit qu’il pleut et à quelqu’un qui le nie, son travail n’est pas de rapporter les deux avis mais d’aller voir dehors qui a raison !

Philippe Grandcolas a mentionné l’irruption des grandes expertises collégiales (comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC] par exemple) qui favorise la transparence des publications scientifiques car elles s'adressent à un plus grand nombre et accentuent la visibilité d’un consensus sur un sujet. Il a également insisté sur l’importance de la déclaration de conflits d’intérêt pour un scientifique comme pour tout autre acteur de l’information afin de montrer qu’on ne cache rien.

Damien Belvèze a conseillé d’éviter l’opposition frontale qui renforce toujours les convictions de départ, et d’opter plutôt pour le questionnement socratique. Le bibliothécaire, de même qu’Yves Sciama, ont posé la question du militantisme et de la neutralité : « On sera plus indulgent avec un militant qui dit quelque chose de faux parce qu’il arrive avec un message, un espoir, une volonté de changer les choses. Chez un professionnel de l’information, il est indispensable de dire des choses exactes tout le temps. Il ne s’agit pas tant de débusquer le consensus que de caractériser le dissensus », ont-ils indiqué.

Yves Sciama pose la question de la place accordée aux opinions minoritaires et éventuellement émergentes qui est une problématique en commun entre journalistes et bibliothécaires. Il s’agit de faire attention aux rapports de force sans verser dans la dictature du consensus, rester honnête et garder la juste place à toutes les opinions.

Les échanges ont permis de faire ressortir quelques traits saillants et complexes de la désinformation : la collégialité, la connaissance (faire connaître la méthode journalistique ou scientifique). En la circonstance, les bibliothèques peuvent servir de médiateurs.

Deux projets de lutte contre la désinformation

Serge Barbet, directeur délégué du Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) et Ingrid Bertaux, cheffe de projet DE FACTO, médialab de Sciences Po, ont présenté le projet DE FACTO qui rassemble le médialab de Sciences Po, le CLEMI, l’AFP et XWiki (développeur de la plateforme).

Ces partenaires sont sur trois lignes de front face à la désinformation :

  • les journalistes comme fact-checkers (six rédactions françaises) ;
  • l’éducation aux médias et à l’esprit critique (outils, formations, événements, consultation citoyenne) ;
  • les chercheurs qui mettent en lumière la manifestation et les mécanismes de la désinformation.

Les objectifs du projet sont la mise en relation (réseaux de collaboration entre les trois domaines concernés, au niveau national ou international), la production de ressources issues de ce travail en commun et la mise à disposition de ces ressources et échanges avec les publics.

Elisa Thévenet a présenté le projet de DU EMI de l’ESJ de Lille et de l’ENS Paris-Saclay. Les deux institutions, en mettant en commun leurs compétences journalistiques et d’ingénierie pédagogique ont construit ce DU pour répondre aux demandes émanant de la société civile depuis la vague d’attentats de 2015. Le cursus comprend 150 heures de tronc commun et 50 heures de sur-mesure en fonction du milieu pédagogique dont vient chaque inscrit. Il s’adresse aussi bien aux journalistes, aux enseignants ou aux éducateurs qu’aux médiateurs culturels, bibliothécaires ou tout autres intervenants qui peuvent être confrontés à la question de la désinformation.