L’heure du conte

Sophie Rat

Nicole Belmont, Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson (dir.)
L’heure du conte
Presses de l’Inalco, 2019
Cahiers de littérature orale, n° 86
ISBN 978-2-85831-371-6

Dans la revue Cahiers de littérature orale, « L’heure du conte », parue aux Presses de l’Inalco en 2019, Viviane Ezratty évoque la découverte des archives de la bibliothèque L’Heure joyeuse qui a permis l’étude de « l’heure du conte » pratiquée par les bibliothécaires Marguerite Gruny, Claire Huchet et Mathilde Leriche 1

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Voir les notices « Gruny, Marguerite » et « Leriche, Mathilde », in Isabelle Antonutti (dir.), Figures de bibliothécaires, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2020 (coll. Papiers), p. 129 et p. 171.

. Pionnières de « l’heure du conte » en France dès 1924, elles ont consigné cet art de conter sur des fiches, analysées dans son article par Marie-France Amara. Nicole Belmont et Marie-Christine Vinson s’intéressent, quant à elles, aux différents publics que forment les jeunes, aux conditions d’écoute, au lieu et aux répertoires.

L’héritage des pionnières

Dans son entretien, Viviane Ezratty fait part de l’importance de cette découverte au sein de la bibliothèque L’Heure joyeuse, établissement qu’elle dirigea pendant de nombreuses années, et de sa rencontre avec les bibliothécaires Marguerite Gruny et Mathilde Leriche.

Ces archives comprennent les cahiers de retours d’expériences des deux bibliothécaires, leurs fiches descriptives et préparatoires ainsi que des rapports officiels. Souhaitant inscrire leurs actions dans une logique professionnelle et dans l’idée que cela serve de référence pour former leurs paires, elles ont réalisé leurs fiches de manière factuelle et réflexive. Conscientes d’un métier nouveau, elles ont analysé leur pratique d’observation et de débriefing après chaque séance de lecture à voix haute auprès des enfant·es.

Héritage de la story hour américaine, le contage s’inscrit dans une histoire culturelle longue qui a bercé Marguerite Gruny et Mathilde Leriche. Après avoir écouté les contes dans leur propre famille, elles ont été de véritables conteuses à leur tour, alors que les situations de contages à l’oral avaient disparu en France au début du XXe siècle après avoir connu un essor aux XVIIIe et XIXe siècles. Le modèle américain arrivé après la Seconde Guerre mondiale fut novateur parce que le public ciblé était enfantin et que l’heure du conte instituait un nouveau rapport aux livres et aux médiateurs et médiatrices.

Au-delà du plaisir de conter, c’est également une position de principe qu’elles adoptèrent face aux pédagogues qui réfutaient le conte, le pensant peu compatible avec l’âge de raison… Nous découvrons ainsi une posture moderne de leur mission éducative, culturelle et sociale.

Viviane Ezratty précise dans son entretien qu’à la fin des années 1980 à L’Heure joyeuse, une vraie conteuse officiait encore, intégrant le conte pour le faire sien et le choisissant afin qu’il convienne à son public. Aujourd’hui, les bibliothécaires ont plutôt une pratique de la lecture à voix haute après plusieurs étapes comme l’arrivée de la diapositive en 1970 et d’un nouveau public, le tout-petit, qui conduit à explorer d’autres façons de dire.

Une nouvelle conception de la médiation culturelle

Dans son article, Marie-France Amara, enseignante à l’université de Lorraine et membre du Centre de recherche sur les médiations (CREM), étudie les séquences des fiches pratiques réalisées par Marguerite Gruny, Claire Huchet, Mathilde Leriche et leur stagiaire Jacqueline Dreyfus. Ces fiches, qui forment les archives du contage de L’Heure joyeuse, sont aujourd’hui conservées à la médiathèque Françoise Sagan ouverte en 2015 à Paris.

Leur formation de bibliothécaire a amené ces pionnières à réaliser des fiches bibliographiques dans le plus strict respect des normes, tandis que leur militantisme et leur besoin de consigner leur expérience de contage à des fins de transmission professionnelle les ont conduites à réaliser des fiches sur leur pratique de « l’heure du conte ». Deux critères prévalent : la réalisation d’un corpus de textes et la construction d’une communauté d’auditeurs et d’auditrices.

S’agissant du corpus de textes, chacune d’entre elles a puisé largement dans le fonds de L’Heure joyeuse, y ajoutant ses propres sources pouvant provenir d’autres bibliothèques. Marie-France Amara constate que le conte n’est pas le seul genre abordé et que les bibliothécaires font aussi appel aux légendes et récits divers. Attentives à provoquer l’imaginaire de leur auditoire, Marguerite Gruny et Mathilde Leriche, aidées de Jacqueline Dreyfus, vont être les premières à réaliser un guide intitulé Beaux livres, belles histoires publié en 1937 aux éditions Bourrelier et proposant 500 titres pour enfant·s méticuleusement choisis. Toutes les notes consignées ont permis de déceler l’exigence des bibliothécaires en matière de langue et de style. La traduction et l’adaptation des livres choisis sont essentielles à leurs yeux et elles vont même jusqu’à proposer leurs propres traductions.

L’autre point important dans leur travail de notation est celui de l’écoute et de l’observation de leur auditoire qu’elles transcrivent après chaque séance de contes. Ainsi, la réception du contage est conditionnée par la matérialisation de l’espace et les échanges avec l’auditoire deviennent terrain de réflexion pour les bibliothécaires.

Le positionnement de la conteuse est également une exigence des bibliothécaires qui cherchent à la fois à garder une posture professionnelle et à capter leur public. L’étude des séances ainsi transcrite devient un corpus détaillé à l’intention des pairs. Les conseils consignés révèlent l’objectif des bibliothécaires : la transmission orale des conteuses aux enfant·s qui elles·eux-mêmes se transmettent entre elles·eux le récit entendu.

Par la rédaction de leurs fiches, les bibliothécaires de L’Heure joyeuse ont officialisé une nouvelle conception de la médiation culturelle.

Devenir auditeur·rice

Après certaines séances de « l’heure du conte », les jeunes bibliothécaires ont pu faire part de leur difficulté à ressentir le public lorsque celui-ci est en grand nombre ou constitué d’éléments perturbateurs, comme l’explique dans son article Marie-Christine Vinson, enseignante-chercheuse à l’université de Lorraine et membre du CREM. Le désir d’offrir un lieu de lecture libre où l’on apprend à être responsable n’est pas sans embûches.

Tout d’abord, il y a le passage de la porte qui marque la transition entre la rue et la salle de lecture. Ce passage représente le fait d’entrer dans une communauté mais peut s’avérer difficile pour certain·es enfant·es qui se sentent éloigné·es de la culture. Il peut aussi être un passage obligé dans l’autre sens lorsque l’enfant·e est renvoyé·e de la bibliothèque car trop perturbateur·rice, si l’on en croit les exemples d’indiscipline donnés par les bibliothécaires.

Ensuite, il y a l’expérience nouvelle, dans les années 1920-1930, de la mixité. Celle-ci ne va pas de soi tant pour les filles que les garçons. Pourtant, la bibliothèque apparaissait déjà comme un lieu de sociabilité puisque chacun et chacune y venait pour se rencontrer alors que dans la vie de tous les jours (école, loisirs) filles et garçons étaient séparé·es.

Le bon fonctionnement de la bibliothèque dépendait du rôle donné aux enfant·es par les bibliothécaires dont les principes, inspirés de la Nouvelle éducation, reposaient sur l’adhésion à des valeurs communes. Valeurs pouvant être parfaitement assimilées par certain·es enfant·es et incompréhensibles pour d’autres qui pratiquaient plutôt la culture de la rue. Le rejet de ces valeurs que tentaient de faire appliquer fermement les bibliothécaires pouvait être assez violent, ainsi que le montre cette scène racontée par une des bibliothécaires qui, après le renvoi d’un lecteur, reçut de celui-ci un mot maintenu par un canif la menaçant de mort. L’appel à la police lorsque la ou le jeune devenait trop rebelle représentait alors un échec pour les bibliothécaires.

L’objectif des bibliothécaires était donc de pouvoir créer une communauté de lecteurs et lectrices capables d’intégrer la self dicipline qui pourrait leur permettre de passer de l’oralité de résistances qui se traduit dans le langage verbal et celui du corps, à l’oralité joyeuse, signe que les jeunes lecteurs ou lectrices se sentent respecté·es.

L’heure du conte représentait un moyen d’intégration dans cette communauté. Les règles strictes devaient être respectées même lorsqu’elles rencontraient de violentes résistances (jets de pierres, bris de vitres, etc.) amenant les bibliothécaires à employer le mot « émeutiers » pour désigner les jeunes rétifs.

C’est pourquoi l’heure du conte requiert des dispositions particulières : le choix du lieu, l’installation des enfant·es, la place de la conteuse. Les réactions lors de la lecture ou du contage témoignent de l’état d’esprit des enfant·es alors en pleine construction : provocation, timidité, gêne, surprise. L’écoute revêt différentes formes passant de l’expression corporelle aux activités annexes sans rapport avec l’histoire.

La socialisation de l’enfant·e

Nicole Belmont, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), choisit de parler de l’activité de Marguerite Gruny, Claire Huchet et Mathilde Leriche en partant de leurs questionnements : que raconter aux enfant·es ? Comment et avec quel dispositif ?

En dépit de leur expérience ramenée des États-Unis et parce que l’heure du conte n’était pas encore une tradition en France, tout leur restait à inventer.

Dans son recueil On raconte paru en 1956 aux éditions Bourrelier, Mathilde Leriche s’adresse aux bibliothécaires sans formation et met en avant les bienfaits du contage : la communion bienfaisante, la lecture socialisante, la détente collective, bienfaits servis par la maîtrise du conteur ou de la conteuse.

Marguerite Gruny, dans son ABC de l’apprenti conteur : une expérience d’heures du conte auprès d’enfants de 7 à 13 ans : quelques conseils et informations, édité en 1987 par la Mairie de Paris, présente justement les différentes techniques de lecture à voix haute ou lectures racontées. Elle insiste sur la longue préparation nécessaire pour passer de l’écrit à l’oral. Certains textes demandent une adaptation tandis que d’autres sont facilement transmissibles. Elle propose ensuite une bibliographie analytique de son répertoire. Pour Marguerite Gruny, il s’agit d’amener l’enfant·e vers une rêverie poétique et créatrice.

En réalité, les expériences et conseils délivrés par les trois bibliothécaires ont peu d’impact dans les années 1930, mis à part auprès d’un petit cercle d’initié·es.

Nicole Belmont s’intéresse également à la nature du public qui assiste aux séances de contes. Serait-ce une élite soigneusement entretenue pas les conteuses pour faire de L’Heure joyeuse un lieu d’entre soi ? Et à l’instar du récit de Charles Vildrac, L’île rose, paru aux éditions Tolmer en 1924 très prisé par nos bibliothécaires, un lieu où le cérémonial aurait la prééminence sur l’autorité familiale ?

Une chose est sûre, en créant un lien entre le contage – ou heure du conte – et un lieu, Marguerite Gruny, Claire Huchet et Mathilde Leriche ont inventé et porté un lieu propice à la socialisation de l’enfant·e : L’Heure joyeuse.