Ce que le numérique fait aux livres

Emmanuel Brandl

Bertrand Legendre
Ce que le numérique fait aux livres
Presses universitaires de Grenoble, 2019
Collection « Communication, Médias et Sociétés »
ISBN 978-2706141959

Bertrand Legendre est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-13 où il est responsable du master Politiques éditoriales. Il est aussi directeur du LabSIC (Laboratoire des sciences de l’information et de la communication) et du Laboratoire d’excellence ICCA (Industries culturelles et création artistique), et est membre du comité éditorial des Presses de l’Enssib.

Au-delà de cet ancrage institutionnel, Bertrand Legendre est un expert reconnu de la « filière du livre », notamment à travers la question de l’édition. Choix particulièrement pertinent si l’on sait que l’édition et l’éditeur occupent des positions situées à l’articulation de la double vérité du livre selon Bourdieu : « [du fait que le livre,] objet à double face, économique et symbolique, [est] à la fois marchandise et signification, l’éditeur est aussi un personnage double, qui doit savoir concilier l’art et l’argent, l’amour de la littérature et la recherche du profit, dans des stratégies qui se situent quelque part entre les deux extrêmes, la soumission réaliste ou cynique aux considérations commerciales et l’indifférence héroïque ou insensée aux nécessités de l’économie » [Bourdieu, 1999] 1

X

Voir les références bibliographiques en fin d’article.

.

Disons-le d’emblée : ce livre est une réussite. Pourtant, écrire un tel ouvrage comporte des risques, dont l’auteur a pleine conscience. Premièrement, le risque de l’obsolescence des analyses dans un champ d’évolutions rapides. Mais en réalité, rappelons de façon un peu prosaïque qu’il y a la structure et le phénomène : les phénomènes (observables) changent, mais la structure (invisible des relations) reste, ou à tout le moins, change beaucoup moins rapidement que les phénomènes observables. Ici, les résultats restitués étant armés d’une mise en perspective historique, les changements les plus rapides et les plus apparents ne sont pas ceux qui viendront remettre en question l’analyse qui nous est proposée. Deuxièmement : notons que l’intérêt de cet opus réside dans la grande richesse des données, ainsi que dans la grande lucidité dont l’auteur fait preuve en étant très fin et mesuré dans ses analyses, évitant en effet de tomber dans une forme ou une autre de mythification du « numérique : si le numérique produit des effets indiscutables, et parfois radicaux, il reste que son impact ne peut être généralisé, qu’il faut affiner l’analyse secteur par secteur éditorial, et que le numérique ne vient souvent que prolonger et exemplifier des processus déjà entamés et constatés. Troisièmement : écrire un livre sur « l’édition » comporte le risque de la généralisation englobante. Or, « l’édition » n’est pas une réalité homogène. À cela, l’auteur est attentif, car c’est un aspect qui nous semble souvent manquer : « l’édition » n’existe pas, il y a des mondes différenciés de l’édition, ou mieux, un « champ éditorial » [Bourdieu, 1999] aux positions différentielles, lesquelles ne sont pas toutes impactées de la même façon par les technologies du « numérique ». Dire cela, c’est aussi souligner que « le numérique » n’est pas, non plus, chose uniforme ; ce terme désigne tout à la fois « des dispositifs techniques, le processus de numérisation qui s’applique aux modes de production, de distribution/diffusion et de consommation, et un phénomène social assorti de croyances et discours enchantés » (p. 8). Il serait d’ailleurs, à ce titre, particulièrement intéressant de voir mener une analyse visant à « décortiquer » ce « numérique » protéiforme, peut-être à l’appui du concept de « capital » : un « capital numérique » individuel ou collectif dont il faudrait – à l’image du « capital culturel » dont les différentes composantes (scolaire, linguistique, morale, etc.) existent, rappelons-le, à l’état incorporé, objectivé et institutionnalisé – dégager les composantes, mais encore le volume et la structure de chacune de ces composantes (à l’état incorporé, objectivé et institutionnalisé).

L’ouvrage de Bertrand Legendre est une synthèse en trois parties qui fourmille d’informations. La question du numérique est problématisée autour de deux questions principales : celle de l’hybridation des fonctions, que recouvrent les deux premiers chapitres (« Tous auteurs ? Tous éditeurs ? », p. 9-63 ; « Tous critiques ? Tous promoteurs », p. 65-86), et, en conséquence, celle de la « redistribution des cartes », problématique sur laquelle se concentre le troisième et dernier chapitre (« Une redistribution des cartes ? », p. 87-122).

Si les plateformes d’autoédition permettent à l’éditeur de disposer « d’un banc d’essai [de manuscrits] à taille réelle » (p. 13), elles contribuent à une suppression de la fonction éditoriale (p. 125) en remplaçant le service des manuscrits. Globalement, ces plateformes participent d’une stratégie de « contournement des instances de légitimation » (p. 21) ayant pour conséquence la remise en cause de la définition institutionnelle de la légitimité littéraire par le « verdict de la multitude » (p. 14), mouvement symptomatique de l’industrialisation des modes de conception et de circulation des biens culturels (p. 21). Ici, ce sont les choix personnalisés de l’éditeur qui sont mis en doute, donc son prestige social [Noël, 2012]. Partant, ces plateformes prolongent un mouvement de « bestsellerisation » de la filière du livre (p. 16) et de valorisation de certains genres littéraires (grand public) au détriment d’autres. Pour autant, nombre des utilisateurs de ces plateformes ne se définissent pas comme « auteur ». Il s’y établit un continuum entre le lecteur et l’auteur, dont le statut est en effet mis à distance au profit d’un rapport ludique à l’écriture (p. 23). Ces « écrivants », pourrait-on dire alors [Fossé-Poliak, 2006], s’affranchissent des codes de la culture cultivée et ne revendiquent aucunement leur appartenance au champ littéraire. De nouveaux dispositifs de hiérarchisation symbolique, aux codes éditoriaux et littéraires propres au « registre numérique » (p. 23), semblent alors se mettre en place…

Quant au brouillage des fonctions critiques et promotionnelles, il se situe d’abord du côté de la critique journalistique et de la critique auctoriale (p. 66) : en dehors de quelques « niches » (p. 71), et sous l’effet des réseaux socionumériques, les « critiques » tendent ici à se muer en « influenceurs » (recrutés et rémunérés comme tels par Amazon, ouvrant la voie d’un marché de la prescription littéraire) avec des fonctions plus proches de la recommandation et de la prescription que de la « critique ». Ils participent aussi d’une restructuration du schéma de la critique selon une architecture réticulaire et non plus verticale : importance croissante de la critique amateur, avec une place prédominante des booktubeurs (p. 75). On constate une réduction du discours critique aux arguments promotionnels, une prédominance de la « notoriété » sur l’analyse (p. 82), le tout participant d’un renforcement de la visibilité des productions et des genres littéraires déjà les plus repérés (l’effet « star-system », p. 69). Si cette tendance efface la distinction historique entre médiation et distribution, elle repose la question de la diversité culturelle à l’heure du numérique. Bertrand Legendre apporte cependant toutes les nuances nécessaires à un tel constat : face aux recommandations algorithmiques et aux stratégies d’enrichissement des métadonnées (p. 122), force est de constater un mouvement de retour au proche, au qualitatif et à l’indépendant qu’incarne la librairie par exemple, mais aussi les maisons de la littérature, de la poésie, les bibliothèques et autres festivals, seuls capables de distribuer un « capital symbolique » que le numérique peine à dispenser (p. 75).

Dans un tel contexte, se pose la question d’une éventuelle « redistribution des cartes » (chapitre 3). Pour l’auteur, cette redistribution prend la forme d’une concentration à deux niveaux : intra et inter-filière.

Globalement en effet, le numérique agit comme un « agent de concentration de la filière du livre » (p. 87). Pour en analyser les raisons, Bertrand Legendre s’appuie sur l’histoire de l’actionnariat de Dalloz et de Masson, deux maisons spécialisées l’une dans l’édition juridique, l’autre dans l’édition médicale et paramédicale ; il rappelle que les contenus à usage professionnel « se prêtent par excellence à l’exploitation numérique », facilitant l’actualisation des contenus et « le développement de fonctionnalités associées à des moteurs de recherche » (p. 88). Ces contenus éditoriaux sont très adaptables et assimilables à des données (voire convertibles en bases) et « plus les contenus éditoriaux sont assimilables à des données (et permettent de satisfaire des besoins professionnels et éducatifs), plus ils intéressent le numérique » (p. 91).

Bertrand Legendre rappelle aussi, avec force exemples, que parallèlement se développent des concentrations inter-filières, notamment entre l’industrie du livre et l’industrie du jeu, concentrations qui apparaissent comme autant de façons pour la filière du livre de « trouver de nouveaux contenus exploitables à grande échelle par le numérique ou pour utiliser de nouveaux canaux de commercialisation » (p. 91). Cela pose la question du rapport de force entre éditeurs (producteurs de contenus) et industriels (producteurs d’équipements) (p. 92). C’est alors sur le versant promotionnel et commercial que se situent les mutations essentielles de ce secteur d’activité, même si le numérique est aussi, en contre-pied, un facteur de création de maisons d’édition à dimension partiellement ou exclusivement numérique (p. 95). C’est ainsi que le numérique contribue activement à la redistribution des modèles de production-répartition de la valeur du livre : sont impactées les questions relatives au taux de TVA (p. 99), au prix de vente (p. 101), mais plus fondamentalement, au modèle de répartition de la valeur du livre, qui passe d’un modèle relativement stable pour le livre papier, à six modèles encore instables de répartition de la valeur du livre numérique (p. 105-119), où se mêlent, dans des proportions variables : « auteur », « TVA », « éditeur », « plateforme » et « opérateur téléphonique ». Il faut insister sur l’importance de l’instabilité de ces derniers modes d’organisation de la production/commercialisation du livre numérique car elle est caractéristique de la période contemporaine. Alors que le numérique est souvent présenté comme un « dispositif technique neutre », il « malmène fortement la répartition des rôles techniques, commerciaux, logistiques et financiers » (p. 118). C’est précisément cette instabilité organisationnelle qui rend, par voie de conséquence, très instable la répartition de la valeur. In fine, le numérique participe au maintien du schéma de l’oligopole à frange, tout en renforçant le fait que l’édition « n’est plus en mesure d’agir de manière significative sans se placer sous domination technologique et financière d’autres industries » (p. 98) et peut-être, plus précisément, sous domination de « nouveaux groupes de communication technologiquement et économiquement intégrés » [Bourdieu, 2001 : 77].

Le numérique ne fait donc pas que prolonger des processus à l’œuvre de longue date, il les amplifie et les complexifie. Il contribue de plus à certaines mutations plus radicales de l’autonomie du « champ éditorial » en mettant à mal les frontières du champ littéraire historiquement acquises, et conséquemment, la logique des processus de légitimation à l’œuvre, jusqu’alors établis sur le principe de la rareté et du charisme de l’éditeur. Toutefois, au-delà des tendances lourdes d’industrialisation, le livre et ses acteurs disposent de quelques atouts, comme l’image de marque des maisons, la notoriété des collections, la matérialité et l’esthétique, la réaffirmation de la fonction éditoriale, l’émergence, l’exigence et la réussite de nouvelles maisons, mais aussi la créativité (p. 126), qui ne peuvent avoir quelque effet que s’ils bénéficient de l’appui des politiques publiques à l’échelle nationale et européenne.

Nonobstant ses grandes qualités, l’ouvrage nous semble manquer un peu de « chair ». En effet, Bertrand Legendre parle d’une réalité sociale quelque peu réifiée (« maisons d’édition », « marché », « numérique »…). Mais où sont les acteurs de cette réalité ? Qui sont-ils (quelles sont leurs caractéristiques sociodémographiques) ? Quelle est la logique de leurs prises de position dans ce champ ? Comment s’articulent contraintes objectives liées à une position dans un champ et représentations sociales du livre ? Quelles sont en conséquence les controverses actuellement à l’œuvre ?

Quant à la question de la valeur, et pour autant que l’auteur n’oublie pas la dimension symbolique du livre (voir p. 106), elle nous semble problématique car tout se passe comme si la valeur du livre se rapportait malgré tout à son prix ; que les mécanismes de production de sa valeur étaient ceux de la production de son coût monétaire (c’est le sens des six modèles dégagés). Or, la « valeur » d’un bien culturel comme le livre relève de la croyance, de l’évaluation esthétique et du goût, lesquels sont les produits d’un champ social et culturel, quand le prix est la somme des coûts liés aux rémunérations et à la fabrication matérielle d’un livre produit pour un marché 2

X

Pour une réflexion approfondie sur la notion de « valeur », voir l’ouvrage de Nathalie Heinich cité en bibliographie.

. Cette réduction empêche de poser un certain nombre de questions et porte à s’interroger sur la portée des six modèles dégagés dans le livre : valent-ils pour l’ensemble du champ éditorial ? En outre, les stratégies déployées par les éditeurs ne doivent-elles pas quelque chose à la spécificité du livre, objet précisément « double », relevant du régime de l’authenticité et du régime « Méga » pour reprendre Lucien Karpik [2007], ou dit autrement, du « champ de production restreinte » et du « champ de grande production » [Bourdieu, 1971] ? Comment, sous les coups de boutoir du numérique, ces deux aspects de la valeur du livre ont-ils évolué ? Quelles instances participent de l’un ou l’autre de ces régimes et quelles stratégies adoptent-elles face au numérique ? Ou dit autrement, les stratégies de quelques éditeurs face au numérique (entre numérisation et maintien du format imprimé) ne doivent-elles pas quelque chose au maintien de cette croyance en la singularité du livre, qui elle-même détermine la position occupée dans le champ éditorial ?

Si ce double aspect du livre nous semble ne pas devoir être trop rapidement écarté, c’est peut-être que, précisément, c’est à l’articulation de ces deux « champs de production » que se joue la question de la valeur du livre, surtout dans un régime numérique qui, aux côtés d’autres facteurs mais peut-être de façon plus radicale encore, malmène la logique précapitaliste à l’œuvre au sein des champs de production des biens symboliques et interroge l’ensemble des « droits d’entrée » dans le champ [Mauger, 2006].

Il faut remercier Bertrand Legendre d’avoir écrit un tel ouvrage. S’il réactive quelques interrogations, il permet surtout d’avoir une vision très réaliste, claire et nuancée de l’impact du numérique sur le champ éditorial contemporain. À lire absolument.

Éléments bibliographiques

  • Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, 1971, p. 49-126.
  • Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 126-127, mars 1999, « Édition, Éditeurs (1) », p. 3-28.
  • Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Éditions Raison d’Agir, 2001.
  • Claude Fossé-Poliak, « Pratiques et univers de consolation. Les écrivains amateurs », in : Gérard Mauger (dir.), Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès aux univers artistiques, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006.
  • Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », 2017.
  • Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
  • Gérard Mauger (dir.), Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès aux univers artistiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006.
  • Sophie Noël, L’édition indépendante critique. Engagements politiques et intellectuels, Presses de l’Enssib, coll. « Papiers », 2012.