L’information à l’ère numérique

Évolutions et continuité

Stephen Wyber

Parler de l’idée d’une ère de l’information n’a rien d’original. Le moment où elle aurait commencé pourrait bien être sujet à débat. Serait-ce le premier moment où les ancêtres des êtres humains se sont mis à partager des savoirs sur ce qui était bon ou pas à manger ? Les premières écritures humaines – sous forme de la comptabilité mésopotamienne ? La première bibliothèque (dont le titre est revendiqué par plusieurs sites) ? Le premier livre imprimé ? Ou bien une des innovations qui a ouvert le chemin pour l’internet d’aujourd’hui ?

Le fait est que nous vivons une époque où l’information joue un rôle essentiel et croissant dans presque tous les aspects de notre vie. Pour les bibliothécaires – professionnels de l’information depuis des centaines, sinon des milliers d’années –, cela représente à la fois une affirmation et un défi.

Une affirmation, dans la mesure où ce qui a été évident pour la profession depuis son essor – l’importance de la collecte, de la conservation, de l’organisation et de la mise à disposition des informations – est dorénavant largement reconnu par tout le monde. Autrement dit, la technologie a donné raison aux bibliothécaires.

Toutefois – et voilà le défi – cette reconnaissance a fait émerger d’autres modèles pour l’information et sa gestion qui concurrencent celui des bibliothécaires avec leurs normes, leurs valeurs et leur professionnalisme. La multiplication des titres et des métiers de l’information – par exemple en anglais knowledge manager ou information coordinator – suggère que les bibliothécaires ne sont plus les seuls professionnels de l’information, et doivent être actifs pour faire valoir leur vision.

Senate House est un bel exemple de ce conflit (pré-numérique), incarné dans un bâtiment. Cet édifice principal de l'University College London (UCL) domine le quartier de Bloomsbury à Londres. Bâti dans les années 1930 pour l’université, il concrétisait une volonté d’ouverture vers le monde, avec la vocation d’accueillir un effectif d’étudiants très international afin de promouvoir la recherche, le progrès et la mixité. Aujourd’hui, Senate House accueille une grande bibliothèque académique sur plusieurs étages, poursuivant la mission envisagée pour le bâtiment lors de sa construction.

Et pourtant, en 1939, le gouvernement l’avait identifié pour héberger le ministère de l’Information pendant la guerre, ainsi qu’un poste d’observation. En parallèle des efforts pour créer et disséminer des éléments de propagande, le ministère était également chargé de la mission de censurer des contenus considérés comme défavorables à l’effort de guerre.

Parmi ceux qui hantaient les halls et les couloirs du lieu durant cette période, il y avait une certaine Eileen Blair, dont le mari Eric était mieux connu sous le pseudonyme de George Orwell. Les expériences d’Eileen ont, paraît-il, fourni une grande partie de l’inspiration pour le roman 1984.

L’histoire de ce bâtiment illustre bien la tension qu’il peut y avoir entre des conceptions différentes de l’information et de son rôle, et du risque de voir prévaloir des visions hostiles aux droits, au progrès et à la justice, si nous n’agissons pas.

Cet article essaie de creuser plus profondément les conflits possibles entre des conceptions divergentes de l’information à l’âge d’internet. Il pose la question de savoir comment les évolutions dans la façon dont l’information se crée, se partage et s’applique se manifestent, et les impacts éventuels qu’elles peuvent avoir sur le travail et la mission des bibliothèques. Ce faisant, ce travail cherche à montrer où les bibliothèques auraient des opportunités à saisir, ou bien des positions et des intérêts à défendre.

Bien que soulignant les défis, cet article adopte une position plutôt optimiste. Il y a peu d’autres professions mieux placées pour développer une réflexion globale et holistique sur l’information, ou qui bénéficient d’un tel a priori positif de la part du public. Plus on témoigne des dérapages commis par d’autres, plus on reconnaît la valeur de l’approche guidée par le professionnalisme et des valeurs qui caractérise les bibliothèques.

Les évolutions de la création de l’information

Dans cette première partie, il sera question des évolutions dans la façon dont l’information se crée, ou du moins se fait reconnaître en tant qu’information. Ceci est important car il n’est plus soutenable de considérer la création de l’information comme le monopole des « gens de lettres » ou de sciences. Cela fait également évoluer notre conception de la relation entre les créateurs de l’information, et l’information créée.

Pour les bibliothèques, ces évolutions soulèvent des questions importantes sur la manière dont on acquiert et gère les informations, avant même de les partager ou de les appliquer. Dans cette première étape, on explorera donc tout d’abord l’explosion du volume d’informations, puis l’évolution de la conception de « parenté » de l’information.

Il y a de plus en plus d’informations

Un premier constat, déjà fait par beaucoup d’autres, est que la « quantité » d’informations est exponentielle. Ceci se manifeste de plusieurs façons.

Tout d’abord, le nombre de publications est en croissance continue. La baisse des coûts de production – notamment en ligne – favorise la création de nouveaux livres ou journaux. L’autoédition est devenue une option pour une partie importante de la population, grâce à la fois aux coûts réduits et aux revenus croissants d’individus qui peuvent de plus en plus facilement trouver le temps pour écrire.

En parallèle, le développement de nouveaux centres d’excellence scientifique, surtout dans les pays en voie de développement, a augmenté le nombre de ceux qui cherchent à publier. Ceux-ci – ainsi que leurs confrères et consœurs ailleurs – doivent souvent obéir à une logique de « publier ou périr » afin d’assurer leur progression dans la hiérarchie académique. À leur tour, de nouveaux journaux (parfois frauduleux) apparaissent, profitant de la possibilité de publier à bas coût en ligne, pour accueillir ces publications.

Par ailleurs, il y a une réflexion, ou plutôt une reconsidération, de la façon dont la valeur de l’information – même la qualité de l’information – a été appréciée par le passé. Les réévaluations des collections des grandes institutions montrent à quel point les décisions des responsables d’acquisitions tout au long de l’histoire ont été influencées par les croyances et les préjugés de l’époque qu’ils habitaient. Les initiatives de numérisation ont ramené ces questions à l’ordre du jour, mettant en lumière les attitudes conscientes ou inconscientes qui ont marqué les stratégies de développement des collections, et par conséquent développé les récits dominants sur le passé.

Cette tendance se fait sentir plus fortement dans les pays assujettis à la colonisation, où les expériences des peuples autochtones ont été soit considérées comme non dignes d’attention, soit documentées en tant que curiosités sans prise en compte de leur propre perspective. Il y a partout des personnes ou des groupes dont l’expérience, les savoirs ou les points de vue ont été, ou sont toujours, considérés comme moins signifiants que d’autres. Plus cette situation se corrige et plus on apprécie l’importance de sources actuelles plus variées – par exemple les médias sociaux, les témoignages, les résultats du community archiving – et plus il y a d’informations.

Enfin, il est de plus en plus évident que les êtres humains ne sont pas les seuls à produire des informations. La production de données en tant que matériel de base est un fait, et notre capacité à les collecter est de plus en plus considérable grâce aux outils déployés. Ces données, à leur tour, nourrissent des technologies d’analyse elles-mêmes de plus en plus puissantes, permettant indépendamment la génération d’informations (ce qui n'est pas sans soulever des questions). Comme nous le noterons plus loin dans cet article, le pouvoir des géants d’internet se base sur la collecte et l’exploitation des mouvements de l’information elle-même.

Ces dernières années ont donc vu une explosion du volume d’informations, par la croissance du nombre de ceux qui produisent des livres et des articles et par la réévaluation des sources, mais aussi par les nouvelles possibilités de création d’informations par des machines. De pair avec cette croissance, la question de la propriété de l’information se pose également différemment.

À qui l’information appartient-elle ?

L’importance de l’information pour l’activité économique a fait d’elle une matière très prisée. Les droits de propriété sur elle ont donc gagné en importance.

Le concept de propriété intellectuelle n’a rien de nouveau. Le droit d’auteur, lors de sa conception en tant que « droit de copie » en Angleterre au début du XVIIIe siècle, a donné un monopole aux imprimeries sur les œuvres. Ce droit était explicitement considéré comme une manière d’encourager la culture et les sciences, et suivait une logique strictement économique en accordant une période de protection de 14 ans. Celle-ci était censée être suffisamment longue pour couvrir les coûts de l’écriture et de la production des livres, mais suffisamment courte pour permettre une circulation et une réutilisation plus facile des œuvres aux bénéfices d’autres chercheurs et écrivains.

Toutefois, la logique qui domine le droit d’auteur d’aujourd’hui n’a plus grande chose à voir avec la démarche britannique d'origine, mais suit plutôt une philosophie du créateur comme « parent » de l’œuvre. La protection s’est allongée de 14 ans à la durée de la vie du créateur plus 50 ans sous le droit international, et jusqu’à 100 ans dans certains cas, laissant par ailleurs une masse d’œuvres orphelines. Cela ne peut plus se justifier par référence au bon sens économique (qui soulignerait que le maintien d’un monopole pendant une si longue période mène à des coûts d’opportunité largement supérieurs aux revenus potentiels pour les détenteurs des droits), mais par une conception plus politique de la création.

Cependant, même si les droits se sont allongés – et des droits supplémentaires sont ajoutés au profit d’autres acteurs impliqués dans le processus de création – jusqu’à assez récemment, l’impact de cette situation ne s’était pas fait ressentir trop sévèrement.

Le fait que les informations se sont transmises dans la forme des savoirs mis sur papier dans des livres a limité les possibilités de contrôle. Le papier ne permet pas la surveillance de ce que fait le lecteur, à qui on donne ou loue un livre, ou même s’il copie des passages sous forme de citation. De plus, dans la majorité des pays, la loi a même souligné l’importance des droits des utilisateurs en incluant des exceptions au droit d’auteur.

Toutefois, l’arrivée du numérique a changé la donne. Elle a bien sûr favorisé le partage des informations – sujet qui sera abordé dans la prochaine partie de cet article – mais elle a aussi introduit de nouvelles manières de réaliser les pouvoirs accordés par le droit d’auteur, surveillant ou même bloquant certains usages. Dans les cas trop communs où la loi ne dit pas explicitement le contraire, le fait que l’accès aux œuvres numériques s’effectue plutôt par des licences que par la vente induit que les termes des contrats signés par les utilisateurs peuvent annuler l’effet des exceptions au droit d’auteur. En d’autres termes, il est possible de soutenir que le droit d’auteur est plus puissant qu’il n’a jamais été.

Une autre dimension du droit de propriété sur les informations est l’idée de plus en plus courante que le sujet des données (et des informations qui sont basées dessus) peut également en être le propriétaire. Ceci se manifeste le plus clairement par les provisions dans les lois sur la protection des données qui accordent, par exemple, aux utilisateurs des réseaux sociaux le droit de contrôler les informations les concernant, et même de les réutiliser à leur propre profit.

Cette idée se fait également sentir dans la conception du droit à l’oubli, qui donne la possibilité aux individus, dans certains cas, de faire disparaître des informations qui les concernent des résultats des moteurs de recherche, ou même de les supprimer entièrement. Heureusement, pour le moment, les bibliothèques et les archives se trouvent exclues de l’impact de telles mesures.

Les bibliothèques se trouvent donc bien mises au défi, avec un volume croissant d’informations à gérer, sous des formes diverses. Dans un même temps, elles doivent s’adapter à un droit d’auteur de plus en plus contraignant en raison des nouvelles technologies de contrôle et des lacunes dans les lois, et rester vigilantes concernant la possibilité pour les individus de supprimer des informations à leur sujet contenues dans les collections des bibliothèques.

Toutefois, il y a un côté positif. L’information se fait de moins en moins rare, ce qui facilite le travail des bibliothèques essayant de donner accès à des collections les plus larges possibles. En outre, les bibliothèques réalisent de plus en plus leur potentiel en tant que lieu non seulement pour la lecture, mais aussi pour la création. Pour n’en donner qu’un seul exemple, les activités telles que le community archiving mentionné ci-dessus prennent souvent les bibliothèques publiques comme base. Même maintenant, en pleine actualité de la pandémie du Covid-19, les bibliothèques du monde entier encouragent leurs communautés à enregistrer leurs expériences et les conserver pour la postérité.

Les évolutions dans le partage de l’information

Comme il a été souligné dans la première partie de cet article, les nouvelles technologies ont facilité la production (ou la découverte) d'informations. Mais une fois écrites, ou autrement enregistrées, qu’en est-il de leur partage afin de permettre l’éducation, la recherche ou plus largement la créativité ? Plusieurs enjeux sont déjà apparus, et cette deuxième partie sera l’occasion de creuser davantage afin d’identifier les tendances les plus pertinentes qui résultent de la montée du numérique.

Une nouvelle liberté de partage…

Dès ses débuts, l’objectif d’internet a été de faciliter le partage d’informations, d’abord à des fins militaires puis de recherche, et enfin plus généralement pour tous. Cela s’inscrit dans la lignée de ses précurseurs, les tablettes en pierre, les feuilles de papyrus, de palmier, de vélin ou de papier, la lumière, l’électricité, les ondes de radio et autres technologies, qui ont toutes servi à permettre la communication – et la dissémination d’informations – toujours plus vite et plus facilement.

Parmi les caractéristiques d’internet qui le rendent novateur, il y a le fait qu’il a été construit selon une logique d’égalité. Les moyens habituels de communication de masse – la radio, la télévision, la presse, les livres – ont nécessité un investissement initial important afin d’imprimer et de distribuer, ou de transmettre, des informations. Dans le cas de la radio et de la télévision, le contrôle de l’État sur l’utilisation des longueurs d’onde a ajouté une barrière supplémentaire.

Cette situation servait à exclure une grande partie de la population, et a donné une puissance particulière aux sources traditionnelles d’information – les journaux, les maisons d’édition, les stations de radio ou de télévision. En revanche, avec internet, selon la logique de ses fondateurs, la communication fonctionne dans les deux sens – personne n’est plus confiné dans le rôle du spectateur ou du lecteur passif, mais peut également partager ses idées avec le monde.

Ceci a représenté un bouleversement dans le modèle du partage d’informations. Les acteurs qui avaient jusque-là bénéficié d’une position privilégiée entre écrivains-créateurs et lecteurs-consommateurs se sont trouvé mis à mal. Les atouts que représentait l’accès à une imprimerie et à un réseau de distribution ne comptent plus autant. Ceux qui veulent s’exprimer au monde n’ont plus forcément besoin de passer par eux. L’édition et la radiodiffusion se trouvent maintenant en concurrence, devant travailler pour attirer l’attention (et les euros) des consommateurs sur la base de la qualité.

Dans un même temps, internet a vu la montée d’entreprises se spécialisant dans la dissémination des informations. Coupant à travers les réseaux déjà établis, ou les dépassant entièrement, ces entreprises ont su offrir aux consommateurs un choix plus complet et avec plus de facilité, en s’avérant bien plus attrayantes. L’édition et la radiodiffusion, qui avaient pu combiner jusque-là les fonctions de création (en soutenant les écrivains-créateurs), l’édition ou la création d’émissions et leur dissémination, doivent à présent reconsidérer leur modèle.

Ceci ne revient évidemment pas à dire que la situation actuelle est forcément soutenable ou souhaitable. La domination des marchés par des entreprises qui ont su contrôler une partie de la chaîne (la distribution), amène ses propres problèmes du côté du droit de concurrence, entre autres. L’explosion de l’autoédition ces dernières années a surtout été facilitée par une entreprise comme Amazon, soulignant que la diversification à une étape peut très bien être accompagnée par la concentration à une autre.

Il est clair que la création (des romans ou d’autres œuvres) n’est pas sans coût, et il faut bien chercher des moyens pour la soutenir, sans pour autant sacrifier l’accès. Il va sans dire que la piraterie – dans la mesure où celle-ci représente la prise et l’utilisation des matériels sans souci pour le soutien de leur production – n’est pas une solution non plus.

D’ailleurs, si la possibilité d’acheter quasiment n’importe quel livre ou film en ligne est très positive pour ceux qui en bénéficient, il reste une très grande partie de la population mondiale pour laquelle l’accès à internet manque encore. Il est important de rappeler que pour ceux-là, chaque livre qui se publie en ligne, chaque journal qui se transforme en édition purement numérique, ne sont pas accessibles. Tout ce qui est fait pour faciliter l’accès aux contenus doit être accompagné d’efforts pour donner à plus de monde la possibilité de se connecter à un prix abordable.

… assortie de nouveaux moyens de contrôle

La facilité de partage des informations par des canaux numériques n’est pas sans côté négatif. Comme il l’a été souligné précédemment, les nouvelles technologies ont permis un affaiblissement des droits des utilisateurs en ce qui concerne le droit d’auteur. Ceci passe non seulement par les mesures technologiques de protection des droits, mais aussi par le manque d’action de la part des législateurs pour protéger les exceptions au droit d’auteur dans les contrats.

Les possibilités de surveillance, et même de contrôle, ne se limitent pas aux détenteurs des droits. Le fait que les activités numériques passent par des câbles et des plateformes offre de nouvelles occasions pour collecter des informations sur le comportement et les préférences des utilisateurs. Par rapport à la communication en face-à-face – où même le passage de documents de main en main –, il est bien plus facile de surveiller le passage d’informations numériques de personne à personne.

Les grandes entreprises d’internet ont su voir la valeur de cette collecte des données à des fins économiques, leur permettant à la fois de cibler les publicités et les offres commerciales. Cet objectif – même si ses effets sont parfois déconcertants – n’est pas forcément néfaste – les commerçants essaient de trouver depuis longtemps des moyens de faciliter les achats. Toutefois, quand le ciblage a pour effet de laisser à un algorithme peu transparent le choix de déterminer ce que nous voyons quand nous ouvrons notre ordinateur – et ainsi de former notre vision du monde – cela commence à soulever des questions.

En parallèle, cette chasse aux données nécessaires pour nourrir les algorithmes ou pour permettre des analyses pouvant être vendues (pensez aux plateformes d’articles ou de livres qui analysent la façon dont un lecteur lit afin d’en tirer des conclusions pour l’éditeur ou pour l’auteur lui-même) risque de créer des incitations à envahir la vie privée.

Il n’y a pas que l’économie qui pousse vers l’exploitation du potentiel de surveillance et de blocage par des outils technologiques. Pour les régimes totalitaires les plus avancés, la possibilité de surveiller ce que disent et partagent en ligne les citoyens est une aubaine. Toutefois, il ne s’agit pas que de la censure directe par les gouvernements. Le fait que les grandes plateformes d’internet aient su concentrer une si grande partie des communications les transforme en cibles très intéressantes pour les gouvernements et pour d’autres. Il est beaucoup plus facile de poursuivre une grande entreprise en justice que des centaines ou des milliers d’individus.

Le risque est même que la pression appliquée aux grandes plateformes (sans effort parallèle pour créer des incitations à protéger et à promouvoir l’expression libre) finisse par remplacer l’action directe des gouvernements. En effet, nous risquons de laisser le soin à des entreprises peu transparentes de trouver l’équilibre très politique entre liberté d’expression et autres droits, tout en leur donnant toutes les raisons pour bloquer par défaut.

Pour les bibliothèques, l’évolution de la façon dont nous partageons aujourd’hui l’information a eu des retombées signifiantes. Comme pour les éditeurs et d’autres acteurs de la chaîne du livre, il y a eu une forme de « désintermédiation ». Pour ceux qui n’ont pas l’argent pour acheter des sources d’information (mais qui ont accès à internet), la bibliothèque n’est plus le seul endroit pour s’informer.

Toutefois, tout n’est pas en ligne gratuitement. Les bibliothèques en tant que lieu pour accéder aux livres, aux journaux ou à d’autres ressources sont fondamentales, surtout quand le coût de ces ressources en limite l’accès aux plus fortunés. C’est pour cette raison que la protection et la modernisation des exceptions au droit d’auteur sont si importantes. En outre, les bibliothèques – par la construction des collections, dans les services offerts en parallèle, et même dans le lieu physique qu’elles offrent – peuvent apporter une valeur ajoutée importante dans le partage des informations.

C’est d’autant plus le cas dans la mesure où elles peuvent garantir un accès à l’information sans surveillance et sans influence externe. Les bibliothèques ont tout intérêt à protéger cette possibilité, entre leurs murs comme dans leur coopération avec des acteurs externes.

Les évolutions dans l’utilisation de l’information

Une fois l’information créée et partagée, la dernière étape est son utilisation – souvent afin de créer de nouvelles informations et de recommencer le cycle. Ici aussi, les conséquences de la montée du numérique sont importantes, soulevant des questions cruciales pour les bibliothèques. Nous allons aborder les nouvelles possibilités d’exploitation créées par la technologie, mais aussi les défis pour l’utilisation que posent les facilités de création et de partage de l’information.

Des possibilités d’utilisation sans précédent

Pendant des siècles, une barrière fondamentale à l’utilisation de l’information a été la capacité des êtres humains eux-mêmes. Le temps qu’il faut pour lire, comprendre, analyser et tirer des conclusions – ne serait-ce que d’une petite partie de tout ce qui a été publié dans une seule discipline – représente le travail d’une carrière entière.

Le développement des ordinateurs a été poussé par le besoin d’accélérer ce processus en facilitant le calcul (d’où le terme « computer ») ou bien la mise en ordre (d’où le terme « ordinateur ») des informations. Nous avons à présent des machines capables de « lire » non seulement des données chiffrées, mais aussi des textes et d’en tirer le sens, et d’identifier des tendances ou des connexions en une petite fraction du temps qui était nécessaire auparavant.

Cette technique – la fouille de textes et de données – promet une accélération de la recherche scientifique et donc de l’innovation. Nous en avons besoin dans un monde où il est de plus en plus évident que ni l’exploitation des ressources naturelles, ni la croissance de la population ne représentent des modèles durables. Si nous voulons améliorer nos conditions de vie, cela va passer par la productivité – trouver de meilleures façons d’utiliser ce que nous avons déjà –, et cette productivité passe par l’information.

À la fouille de textes et de données s’ajoute une autre technique qui la prend pour base, l’intelligence artificielle (IA). Celle-ci permet d’aller plus loin encore, en utilisant les aperçus générés afin d’informer ou de prendre des décisions. L’IA permet en grande partie d’accélérer les techniques de modélisation utilisées depuis longtemps. Le fait que le fonctionnement de ces algorithmes puisse dépasser leurs créateurs mêmes introduit toutefois un élément d’opacité inconfortable.

Comme il a été remarqué supra, le fonctionnement des algorithmes peut avoir une influence non seulement dans le domaine plutôt bénin – bien que déconcertant – de la publicité, mais aussi sur des informations ou sur les nouvelles que nous voyons quand nous allumons notre ordinateur. Leur utilisation dans la prise de décision par des autorités publiques suscite une autre strate de questionnements, étant donné le besoin de ceux qui nous gouvernent de pouvoir rendre des comptes.

Le problème reste que les algorithmes – comme les modèles de toute sorte – ne sont pas aussi fiables que les données qui les nourrissent et que les présomptions qui les structurent. Le fait de pouvoir puiser dans des sources d’information plus riches allège, mais ne peut jamais entièrement corriger cette faiblesse. Il faut donc une approche nuancée, qui accepte que l’intelligence artificielle puisse jouer un rôle très positif dans beaucoup de cas, mais qu’elle n’est ni un oracle, ni un substitut à la prise de décision transparente et démocratique.

Les défis de l’abondance

Même si les ordinateurs savent – plus ou moins bien – gérer de grands volumes d’information, les êtres humains ont toujours les mêmes limitations en termes de capacité de gestion des données. Pendant longtemps, la plupart des personnes ne devaient pas trop s’en soucier, car il n’y avait pas beaucoup de sources – une ou deux chaînes d’information ou de stations de radio, quelques journaux, et une production éditoriale plutôt réduite.

Avec internet, l’humanité (ou du moins la part qui y a accès) est passée d’une situation de rareté de l’information à celle d’abondance. Ceci représente un choc, non seulement pour ceux qui avaient autrefois un monopole sur la dissémination (comme il a été souligné ci-dessus), mais aussi pour les utilisateurs.

Pour certains, la réponse est la résignation face à un tel excès, un repli sur soi-même avec une méfiance envers tout. Pour d’autres, se développe une tendance à l’utilisation sélective de l’information afin de justifier ou de renforcer des opinions. Dans d’autres cas encore, il y a simplement un rejet de tout ce qui se trouve en ligne, en tant qu’inférieur aux sources plus traditionnelles de l’information.

Aucune de ces réponses n’est souhaitable. Nier la valeur des informations uniquement sur le fait qu’elles soient numériques ferait abstraction de tout le positif apporté par internet. Renoncer à toute exploitation de l’information serait pire encore, et ne l’utiliser que sélectivement nourrit la polarisation et les théories de complot.

La seule option positive et durable consiste à travailler sur les compétences, afin de faire de chaque citoyen un utilisateur confiant et capable de s’informer, que ce soit parmi ceux qui sont déjà connectés, comme parmi ceux qui attendent encore pour aller en ligne. Cela nécessite en partie d’accepter l’incertitude, le fait de ne pas tout savoir, mais aussi d’adopter une attitude qui prenne le temps de reconnaître où l’information manque ou pourrait être douteuse, et qui sait comment chercher d’autres sources. Un citoyen ainsi formé gagne aussi en indépendance et en capacité d’innovation, au profit de la société entière.

Pour les bibliothèques, le développement des technologies qui permettent d’utiliser l’information de façon plus effective est, a priori, une chose positive, permettant la réalisation de leur potentiel. Plus que jamais, les collections des bibliothèques peuvent appuyer les avancées scientifiques. Il ne faut toutefois pas procéder sans esprit critique concernant l’utilisation de ces nouvelles technologies. Il est en effet essentiel de reconnaître leurs faiblesses, et le besoin de les réconcilier avec des principes de base, y compris les droits fondamentaux.

Les compétences des bibliothécaires sont tout aussi nécessaires au niveau des individus, pour lesquels le passage d’un monde où l’information manque à un monde où elle est abondante a nécessité une évolution rapide dans la façon de la traiter. Il s’agit d’une offre à construire dans beaucoup de cas, mais le développement des compétences informationnelles représente un enjeu auquel les bibliothèques peuvent contribuer.

Il a été souligné au début de cet article que l’information a toujours joué un rôle dans l’histoire humaine. Les êtres sociaux sont ceux qui partagent des informations afin d’aller plus loin qu’il ne leur serait possible s’ils allaient seuls. Toutefois, il est clair que la phase du développement de la société de l’information que nous vivons maintenant est sans doute une des plus intenses, et même bouleversantes, surtout pour les acteurs qui sont au cœur des choses, telles les bibliothèques.

Dans ses parties successives, cet article a essayé de souligner les tendances dans la création, le partage et l’utilisation de l’information, dans des sens parfois divergents. Il y a de plus en plus d’informations, mais souvent assorties de nouvelles contraintes. Le partage d’informations n’a jamais été plus facile, mais ceci s’accompagne des possibilités de contrôle et une disruption profonde des modèles économiques. Ceux qui veulent utiliser de l’information ont accès à des outils très puissants, mais dont les faiblesses doivent toujours être rappelées, tandis que pour d’autres, il faut lutter pour éviter que le volume accru de l’information ne soit pas synonyme de sa dévaluation.

Pour les bibliothèques, ces évolutions ont permis de grands pas vers l’objectif de l’accès universel et équitable à l’information. Ce faisant, de nouveaux défis sont apparus – des défis jusqu’ici cachés, les problèmes du succès même. Ceci doit représenter une incitation pour aller de l’avant, plutôt que d’essayer de faire revivre le monde d’hier.

À un moment où les enjeux de l’information – le besoin de trouver un remède au coronavirus, de protéger la vie privée, de lutter contre les fausses informations – sont au cœur d’un débat politique plus large, les bibliothèques et les bibliothécaires, avec leur expérience, leur expertise et leurs valeurs, sont plus nécessaires que jamais.