L’usage des lieux

Vivre ensemble à la bibliothèque

Nathalie Clot

Des bibliothèques universitaires plus grandes accueillent des publics plus nombreux. Comment vivre ensemble alors que besoins des uns et des autres paraissent antagonistes ? Quelles sont les conséquences sur les BU de la multiplication des usages individuels et collectifs et de la recherche de confort personnel ? Cet article illustre comment la BU d’Angers travaille sur ces questions.

Larger university libraries bring in a wider cross-section of society. How can these disparate groups rub along when their needs seem to be diametrically opposed? How have university libraries been impacted by the increase in individual and collective uses and the increasing requirement for personal comforts? The article illustrates how Angers university library is tackling these issues.

« Le vacarme intermittent des petits coins où nous vivons nous rassure. »

Paul Valéry, Tel quel II, Autres Rhumbs.

Cette contre-épreuve de Paul Valéry à la formule fameuse de Pascal, « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie », a paru tout indiquée pour tenter d’approcher plusieurs paradoxes relatifs aux espaces des bibliothèques universitaires françaises en 2019. Je m’appuierai principalement sur des exemples, enquêtes et entretiens issus des publics, collègues et visiteurs des deux bibliothèques universitaires d’Angers, pour explorer les tensions liées à la cohabitation d’une vision idéale et d’usages concrets des bibliothèques universitaires en tant que lieux à hauteur de corps de femmes et d’hommes.

Les bibliothèques universitaires sont au cœur de multiples contraintes dictées par leurs publics et leurs usages. En effet, elles sont faites de gens :

  • recherchant tout à la fois solitude et compagnie ;
  • issus d’une population globalement homogène (« 17-25 ans en poursuite d’études » comme les encodent les instituts de sondages), pourtant composée d’individus singuliers connaissant un cycle accéléré de métamorphoses en trois à cinq ans ;
  • libres de se contraindre à venir ;
  • sujets à des migrations saisonnières impliquant périodes d’affluence intense et plages de calme plat ;
  • jaloux de leurs libertés individuelles dans un lieu qu’ils projettent comme fortement régulé…

Pour accorder la forme au fond, contrainte stylistique et vagabondage des idées, cet article sera structuré autour de citations de Paul Valéry  1 – impeccable magicien d’oxymores précieux et guide sûr pour penser l’incertain et le subtil – qui serviront de fil rouge pour explorer les paradoxes des bibliothèques universitaires comme lieux en partage.

Les BU d’Angers en quelques chiffres

• BU Belle Beille : Lettres, Sciences, Sciences humaines, campus vert à 4 km du centre-ville.

10 000 m², dont 6 000 m² ouverts au public, 1 050 places, zonage en tiers par usage (Comm’, Calme, Silence), 2 765 heures d’ouverture en 2018 (ouverture hebdomadaire : 37 semaines à 65 heures 6 jours/7, 9 semaines à 47,5 heures 5 jours/7 ) – population étudiante sur le campus d’environ 12 000 étudiants.

• BU Saint-Serge : Droit, Santé, Tourisme, Sciences économiques et de gestion, campus de centre-ville.

6 000 m², dont 4 000 m² ouverts au public, 850 places, 30 espaces clos de travail en groupe, 3 800 heures d’ouverture en 2018 (ouverture hebdomadaire : 35 semaines à 91 heures 7 jours/7, 8 semaines à 84 heures 6 jours/7, 5 semaines à 47,5 heures 5 jours/7) – population étudiante sur le campus d’environ 12 000 étudiants.

    « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie. »  2

    Cathédrales de silence dans les imaginaires, ruches affairées à certains moments de la journée ou de l’année (voire « Ruche » tout court dans les programmes de rénovation récente, comme à Poitiers), les bibliothèques universitaires sont avant tout des lieux appelés à répondre au curieux besoin de compagnie de gens solitaires.

    Plusieurs enquêtes d’observations 3 dans les BU d’Angers ont montré que même dans les zones de travail silencieuses, les étudiants s’assemblent par communautés, s’installent ensemble près de camarades de la même année, de manière totalement dissociée des collections alentour. Nous avons également observé, au moment des révisions, la réservation d’espaces de travail en groupe par des groupes composés d’individus désireux de « travailler seuls ensemble », comme si la proximité de personnes partageant la même communauté d’intérêts, de têtes connues, permettait par imitation de tirer le meilleur de soi, et que cette collaboration silencieuse trouvait à la bibliothèque son meilleur – voire unique – terrain d’expression.

    Quelle que soit l’image choisie, les commentaires soulignent l’importance de l’environnement humain de la BU pour celles et ceux qui viennent y chercher qui lumière, qui concentration, qui motivation à travailler…

    Éric Maurin, dans La fabrique du conformisme 4, décrit bien les effets d’entraînement que les amitiés et liens de proche en proche provoquent sur les comportements et la mise en place de stratégies pouvant conduire des groupes entiers à la réussite ou à l’échec et, pour en revenir à notre sujet, les bibliothèques dans des spirales de hausse ou de baisse de leur fréquentation.

    Cette fabrique du conformisme est à l’œuvre quand des bibliothèques, comme la BU Saint-Serge, sont chaque année plus pleines, avec des périodes de saturation plus nombreuses et un taux de croissance de ses usages en tant que lieu dépassant la hausse structurelle du nombre d’inscrits à l’université. Le tableau ci-dessous compare le taux de remplissage de la BU Saint-Serge entre l’année universitaire 2016-2017 et l’année 2017-2018 et le nombre de créneaux d’une demi-heure connaissant un taux d’occupation supérieur à 50 %, en hausse de quasiment 10 points pour chaque jour de la semaine.

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    Fréquentation de la BU par jour

    Ces chiffres objectifs se traduisent par des ressentis encore plus marqués : voici quelques verbatims de commentaires recueillis lors de l’enquête Libqual de novembre 2017. Un tiers des 1 000 commentaires, collectés en période de pic de fréquentation, tournent autour de l’affluence et de la difficulté à trouver sa place pour faire son métier d’étudiant…

    « Pas assez de places dans la BU, il faut souvent batailler pour avoir sa place assise. »

    « Si on arrive après nos cours, on a souvent très peu de place, voire pas du tout. »

    « Problème de place, la bibliothèque est très souvent complète, il est difficile d’y trouver une place même à titre individuel. »

    « Les réservations de places par les gens qui laissent leurs affaires sur les tables pendant plus d’une heure devraient de nouveau être contrôlées et interdites. Dans une BU, il n’y a pas écrit : MA place, donc je la laisse quand je pars en cours… source de tensions et de difficultés à trouver des places pour étudier. »

    « Enlever les personnes seules dans les carrés de groupe ! »

    Une analyse fine montre que le problème en soi n’est pas forcément le manque de place, mais le manque de places choisies, c’est-à-dire celles qui permettent d’être ensemble. Cette situation corrobore l’impression de saturation dès 700 personnes, alors que la BU offre 850 places. On note également la sous-utilisation des tables des salles de travail en groupe dès lors qu’une seule personne s’y est installée ; le modèle d’installation en quinconce des individus à leur arrivée pour garder au chaud une place pour leurs connaissances ; ainsi que toutes sortes de stratégies pour se créer, dans un lieu public et partagé, une zone de sociabilité consentie. Un exemple parlant est, pour nous, l’échec de la plupart de nos initiatives à ce jour pour réguler la réservation de places. La stratégie sociale d’occupation des espaces la plus révélatrice a été le détournement des horodateurs supposés réguler la durée des pauses, qui étaient en fait régulièrement « mis à jour » par des proches réservant une place à leurs côtés pour leurs amis.

    Cela rejoint l’idée forte soutenue par Lorcan Dempsey, David Lankes, ou par des anthropologues comme Donna Lanclos  5, qu’avant d’être faites de livres ou de mobiliers, les bibliothèques sont faites de gens, et tirent leur sève des communautés qui s’y retrouvent et leur âme de ce que les gens viennent y faire ensemble. L’actif principal d’une bibliothèque universitaire en tant que lieu serait donc les utilisateurs qui créent l’ambiance que d’autres utilisateurs viennent y trouver : de manière assez indépendante des intentions des bibliothécaires, des logiques de territoires durables peuvent structurer les espaces. Alors même que les publics en BU se renouvellent quasiment entièrement tous les trois à cinq ans, certains usages sociaux passent de génération en génération par mimétisme des premières années envers les comportements de leurs aînés, créant et faisant perdurer des cultures d’usage largement après le départ de leurs initiateurs. Cette géographie sociale des bibliothèques construit aussi bien des phénomènes d’exclusion que d’inclusion spontanées. Il importe de bien la comprendre pour construire de manière délibérée des dispositifs permettant à chacun.e de trouver une place qui lui convient au sein d’une BU.

    Il s’agit aussi d’accompagner au quotidien les conséquences du désir social de bibliothèques, qui, lorsqu’il s’accroît, nourrit et entretient deux questions centrales des BU françaises d’aujourd’hui : le manque de place en période d’affluence et les conflits d’usage.

    Donner aux choses des noms suffisants

    Approcher les attentes des usagers relatives aux BU en tant que lieux peut passer par de nombreuses méthodes de recherche : enquêtes formalisées de type Libqual et leurs commentaires libres, observations, entretiens. Dans le cadre d’une formation organisée à la BU, trois collègues ont expérimenté une méthode de commentaires d’images basée sur des cartes du jeu Dixit®, qui s’est révélée fort riche pour explorer la question « Pourquoi viennent-ils ? »

      « Tout ce que tu dis parle de toi : singulièrement quand tu parles d’un autre. » 6

      Voici comment se joue et se rejoue, année après année, en bibliothèque universitaire une tension fondamentale : d’une part la demande forte et constante d’un lieu où se retrouver de la part des membres de la compagnie des solitaires (silence, concentration, mise en retrait du monde et de ses tentations, bonnes habitudes et fréquentations vertueuses), et d’autre part son corollaire, une grande quantité d’humains œuvrant de conserve, même en silence, créant une multitude de micro-interactions que les lois d’airain des grands groupes 7 transforment de bruissement en brouhaha, de brouhaha en vacarme intermittent… et donnant naissance aux plaintes les plus lancinantes en BU : le bruit et la place prise par les « autres ».

      Voici quelques verbatims révélateurs tirés de l’enquête Libqual 2017 :

      « Les zones silence devraient être vraiment silencieuses, il reste encore des personnes qui communiquent, et même tout bas : c’est gênant… »

      « Personnes sans gêne qui parlent tout haut ou constamment, même si c’est en chuchotant, après une petite remarque et dans la zone silence… et surtout le fait que les personnes prennent des places pour des soi-disant amis qui ne viennent pas, simplement dans le but de pouvoir s’étaler sachant que les places sont déjà restreintes… »

      Loin d’être l’apanage des hôtes saisonniers de la bibliothèque, les plaintes concernant le bruit et l’affluence sont une des premières préoccupations de ses habitants permanents : les personnels de la bibliothèque universitaire.

      Des entretiens individuels avec la quasi-totalité des personnels de la BU d’Angers début 2019 ont mis en évidence une réelle forme de souffrance au travail liée à la mise en place depuis dix ans d’un zonage par usages de la BU Belle Beille. Les observations d’usage (comptages lors de semaines tests, salle par salle) montrent que les zones Comm’ et Calme, où règnent des niveaux sonores allant de 70 à 80 décibels, sont plus largement occupées par les étudiants à tous moments de l’année que la zone Silence dont le niveau sonore est contenu entre 30 et 45 décibels. Les professionnels de la bibliothèque se plaignent en revanche unanimement de ne pouvoir effectuer « dans de bonnes conditions » leurs missions d’entretien des collections en salle, et de devoir se contraindre, en termes d’horaires, à aller reclasser, désherber, reprendre la signalétique en salle aux périodes de faible affluence. Là où les étudiants s’accommodent d’un brouhaha ambiant, entourés d’amis et de connaissances, forts de la possibilité de migrer vers la zone silence quand ils le souhaitent, d’écouter de la musique au casque ou de se perdre dans le bruit blanc des conversations voisines, les personnels de bibliothèque ont le sentiment d’y perdre la liberté d’organiser leur temps de travail en dehors des horaires d’accueil et de se retrouver isolés dans le vacarme de groupes constitués, menacés dans leur besoin de concentration et de travail bien fait.

      De nombreux échanges avec des collègues d’autres bibliothèques sur la question du bruit me laissent penser que, comme dans les quartiers du centre de certaines villes universitaires, les usages ponctuels des visiteurs qui ne passent là que quelques heures par semaine sont souvent le principal problème des résidents assignés aux lieux 5 jours sur 7. Nous n’avons pas encore trouvé, à Angers, de moyen de résoudre la tension entre les besoins des résidents et ceux des visiteurs. D’autres l’ont fait. Le SCD de Poitiers, dans sa Ruche, a fait le choix d’enlever toutes les collections des zones invitant au travail collaboratif, au risque de les vider de leur sens lorsque l’affluence n’est plus là. De nombreuses bibliothèques anglo-saxonnes ont fait un choix comparable, revenant sur la large mise en accès libre de leurs collections au profit d’un système de mise à disposition rapide des ouvrages demandés et du déploiement d’espaces de travail in situ moins denses, facilitant la différenciation des usages et leur cohabitation.

      Un certain nombre de questions, qui paraissent centrales pour nos bibliothèques universitaires de plus en plus grandes et de plus en plus fréquentées, se résument peut-être au dilemme d’alimenter les besoins antagonistes de leurs nombreux visiteurs sur fond de procès en légitimité intentés par leurs personnels résidents. Ces derniers, exilés d’un rêve nostalgique de bibliothèques à taille humaine, faites d’habitués familiers, peu nombreux, et de relations interpersonnelles axées sur la recherche de documents, sont désormais confrontés à des flux de foules anonymes exigeant des postures de régulation fréquentes, complexes et étrangères à une culture professionnelle érigeant en idéal l’aide et l’accompagnement en face-à-face.

      Des BU toujours plus grandes, aux espaces toujours plus denses

      Le rapport 2016 de l’IGB * sur l’adaptation des bâtiments des bibliothèques universitaires aux nouveaux usages montre que cette tension n’est pas près de se résoudre. La France (et tout particulièrement l’île-de-France) est loin d’atteindre les ratios de 2 mètres carrés par étudiant observés en Allemagne ou de 1 place pour 6 étudiants comme au Royaume-Uni.

      Malgré l’ajout de 80 000 places de travail et de 650 000 m² depuis 2010, les ratios français stagnent à 0,7 m² par étudiant et 1 place pour 12 étudiants. En revanche, les BU se font de plus en plus grandes, passant d’une superficie moyenne ouverte au public de 4 283 m² à 5 143 m² et d’un nombre moyen de places assises de 501 à 788 pour les grandes villes universitaires en région, et de 1 350 m² à 2 120 m² et de 240 à 520 places pour les BU à Paris.

      Ces lieux toujours plus grands sont appelés à accueillir une diversité d’usages antagonistes et souffrent encore aujourd’hui d’une sous-estimation de la diversité des types de collaboration, des plus silencieuses aux plus sonores. La densité d’occupation des lieux exacerbe les frictions et nourrit les réclamations.

      * Philippe Marcerou – Inspection générale des bibliothèques, L’adaptation des bâtiments des bibliothèques universitaires aux nouveaux usages : bilan des constructions récentes et perspectives, rapport à Madame la Ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, Monsieur le Secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la recherche, novembre 2016.

        « Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. »  8

        De la même manière qu’une bibliothèque parfaitement silencieuse ne saurait être qu’une bibliothèque complètement vide, les usages, les mésusages, voire les sur-usages du lieu en période de saturation, créent du désordre dans les collections comme dans les espaces physiques.

        Toute l’organisation d’une bibliothèque est fondée sur sa résilience au désordre  9 et l’élaboration raisonnée de la lutte contre l’entropie. Cela est admis en ce qui concerne les données intellectuelles et les documents : les livres sont rangés dans une noria sans fin, jour après jour, avec leur cortège de TMS (troubles musculosquelettiques) et de lassitudes ; les données sont mises à jour et corrigées, avec fierté et dévouement.

        Lorsque les corps des usagers – et non leurs seuls besoins intellectuels – entrent en jeu, ce qui fait la routine du bibliothécaire devient une source de danger : alors qu’on incite à consulter les livres, à les laisser sur des chariots pour s’assurer qu’ils seront « bien rangés », dès qu’il s’agit des usages des lieux par des corps, se multiplient des signalétiques limitatives (interdit de boire, de manger, de déplacer le mobilier, de mettre ses pieds sur les fauteuils, de marcher pieds nus) où peuvent se lire en filigrane les affirmations suivantes : nous voulons que tout reste en ordre et surtout nous ne voulons/pouvons pas effacer vos traces derrière vous.

        Toute tentative de prendre soin des usagers dans les espaces achoppe bien souvent sur des questions triviales d’entretien, dans un contexte où l’externalisation croissante des fonctions de logistique et de ménage réduit les marges de manœuvre et dilue la responsabilité des hôtes que sont les bibliothécaires. La logistique en soutien de l’accueil de milliers de jeunes corps tous les jours n’est souvent le travail que d’équipes de ménage exténuées, intervenant en dehors des horaires d’ouverture et ne nouant qu’un minimum de liens avec les personnes en charge de l’accueil en journée et les usagers eux-mêmes.

        La bibliothèque universitaire d’Angers est engagée depuis des années dans une démarche pour accueillir les étudiants de manière globale, en étant attentive à toutes les étapes de leurs parcours d’utilisateurs, que ces derniers les mènent dans les lieux physiques ou virtuels de la bibliothèque, ou bien impliquent leurs esprits, leurs corps, ou encore les relations qui se nouent avec les équipes de la bibliothèque et les autres utilisateurs. Cette volonté se résume dans notre philosophie de service par la formule suivante : contribuer à ce que chacun.e trouve une place correspondant à ses besoins et établisse une relation respectueuse et conviviale aux autres.

        Il y a un long chemin entre les intentions et les actions. Nous achoppons encore à faire évoluer les missions et les compétences de l’équipe pour que le suivi de tout ce qui concerne les offres en libre-service, les prestations de confort comme le prêt de plaids, de chargeurs, de parapluies, soit réellement pris en charge individuellement ou partagée jour après jour. Tant qu’une ou plusieurs personnes de l’équipe considèrent ces services ou ces sujets comme illégitimes, la continuité de service ne peut être atteinte et il arrive régulièrement que le confort du point de vue de l’usager de la bibliothèque laisse à désirer.

        À Angers, des opérations annuelles estivales comme Ma BU se refait une beauté sont un moyen de vérifier périodiquement que l’usage intensif n’a pas provoqué de désordres chroniques sur les espaces. Cela permet de ritualiser sous forme de chantier l’attention aux détails qui est capitale pour générer l’impression globale de confort.

        Il nous manque encore l’attention au quotidien, à tous les détails matériels, qui fait la force des établissements centrés sur la qualité d’accueil des corps en quête de bien-être tels que l’hôtellerie de luxe ou les centres de soins. Ce ne sont là que des détails triviaux bien éloignés des missions premières d’une bibliothèque, a fortiori universitaire. J’ai pourtant la conviction que l’attention partagée aux personnes contribue chaque jour, à petits pas, à développer une vraie culture de convivialité, au sens donné par Ivan Illich 10.

        De nombreuses visites dans les bibliothèques du nord de l’Europe montrent que nouer une relation de confiance avec ses publics peut passer par des petites choses liées à l’entretien des espaces. Mettre à la disposition des gens de quoi faire place nette (pelles et balayettes dans les espaces par exemple), suffisamment de poubelles, inciter à l’usage de récipients fermés pour boire et les distribuer in situ sont autant de petits pas concrets qui donnent les moyens à chacun de contribuer au bien vivre ensemble.

        Créer du familier, de la proximité, de la contribution personnelle dans des bibliothèques devenues des grands vaisseaux impersonnels est ainsi un enjeu majeur : Paul Valéry écrit que « le civilisé des villes immenses revient à l’état sauvage – c’est-à-dire isolé, parce que le mécanisme social lui permet d’oublier la nécessité de la communauté et de perdre les sentiments de lien entre individus, autrefois réveillés incessamment par le besoin ». Recréer des sentiments de lien entre individus passe par la restitution des espaces de maîtrise, sans se reposer entièrement sur une technostructure impersonnelle et froide pour maintenir l’ordre des lieux.

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        Quiz • Tout organe qui se fait connaître est déjà suspect de désordre

        « Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort. » 11

        La bibliothèque universitaire est un lieu interstitiel entre les rives des apprentissages académiques et celles du développement personnel de jeunes adultes au sortir de l’adolescence : ses usages ne sont ni fixés, ni contrôlés, que ce soient par des notes ou des référentiels de compétences. Y venir ou pas est l’un des rares libres choix laissés à chaque étudiant. Ce que chacun vient y trouver intentionnellement ou par sérendipité relève de son libre arbitre.

        Comment dans ces conditions, est-il possible de faire du lieu « BU » quelque chose de suffisamment impersonnel pour que chacun puisse y projeter un peu de lui-même sans se l’approprier entièrement, et d’assez personnel pour donner envie d’y mettre un peu de soi ?

        Cet ultime paradoxe d’un lieu à la fois stable et mouvant dicte à Angers le rythme des projets d’adaptation des BU aux usages : nous tournons depuis douze ans autour de plusieurs questionnements qui guident en permanence nos actions, sans que nous nous arrêtions aux premières réponses. Chaque année, par petites touches, les espaces évoluent et nous tâtonnons pour trouver les justes proportions permettant que les usages des uns et des autres cohabitent le moins mal possible :

        • Comment pouvons-nous faire cohabiter dans les espaces des usages antagonistes ?
        • Comment pouvons-nous permettre à quelqu’un ayant besoin d’un silence complet pour se concentrer de trouver une telle ambiance dans un lieu public partagé ?
        • Comment pouvons-nous favoriser le partage harmonieux et fécond des espaces de la BU entre le plus de personnes possible ?
        • Comment pouvons-nous aider chacun à établir une relation respectueuse et conviviale aux autres ?
        • Comment pouvons-nous nourrir l’âme des lieux et celle des gens qui les fréquentent ?

        Voici quelques essais de réponses expérimentées dans les BU d’Angers :

        Faire cohabiter des usages antagonistes

        Le zonage des espaces à la BU Belle Beille, bien que perfectible, est une des réponses au problème du « bruit des autres ». Il reste beaucoup à faire, dans un bâtiment de faible qualité acoustique, pour avoir une zone silence réellement silencieuse. Nous croyons avoir identifié un facteur faisant de la zone Calme un endroit aussi bruissant que la zone Comm’. Nous avons encore des hypothèses à tester en attendant l’investissement majeur de réhabilitation du bâtiment qui pourrait permettre de limiter la réverbération des sons et améliorer le confort de tous, afin que les gens trouvent du silence ou puissent échanger librement entre eux.

        Silence et concentration

        Le prêt de casques de chantier antibruit rencontre depuis janvier 2018 un franc succès dans notre bibliothèque la plus silencieuse.

        Une expérimentation de réservation de places « super-silence » est lancée en mai 2019, permettant aux personnes ayant besoin de se concentrer de s’assurer, moyennant anticipation, de trouver une place.

        Nous allons également tester des cocons de sieste (Nap & Up) dans chaque bibliothèque et essayer de trouver un juste dimensionnement pour un espace dédié à des micro-siestes réparatrices, sans entrer en concurrence avec d’autres usages jugés plus légitimes.

        Partage des espaces

        La scission en deux modules de 4 à 6 places de chaque salle de travail de groupe et la possibilité de réservation contingentée sont des leviers puissants de partage de ces lieux très désirés, au prix de la frustration limitée de tous. L’équilibre entre le bien individuel et le bien commun est une tension que nous ne parviendrons sans doute jamais entièrement à résoudre, dans un contexte où les moyens et les surfaces restent mécaniquement limités face aux désirs sans fin de chacun.e.

        La mise à disposition de grandes surfaces murales d’écritures, partageables entre deux groupes, rencontre plus de succès que les écrans à brancher sur les ordinateurs portables en bout de table. Cela révèle qu’une des forces de la bibliothèque réside dans le fait de mettre en partage des choses que chacun n’a pas chez soi, et de faciliter une relation analogique aux autres. La mise à disposition, dans tous les espaces de groupe, des grandes surfaces d’écriture est une des plus belles expériences pédagogiques de lieu d’apprentissage informel à la BUA : les étudiants s’en sont progressivement emparés, par imitation les uns des autres, et inventent tous les jours des interactions entre eux pour fixer et vérifier leurs apprentissages, toutes disciplines confondues, avec une créativité dans les manières d’apprendre ensemble qui rendrait jalouses bien des cellules d’innovation pédagogique.

        Nourrir l’âme des lieux

        La programmation des galeries d’art contemporain dans la BU est une impulsion de mutations permanentes, participant pleinement à l’âme changeante des lieux.

        Les sélections documentaires, les cabinets de curiosités montés dans les halls d’accueil à l’occasion d’opérations de valorisation des collections, sont autant de moyens de susciter des rencontres de hasard entre les personnes qui fréquentent la BU et les collections.

        Les partenariats avec d’autres services, que ce soit ceux d’insertion professionnelle ou de santé 12 sont aussi des pistes que nous creusons année après année…

        Toutes ces actions sont basées sur la rotation, le renouvellement régulier et l’adaptation continue. Alors que les murs, les collections et les équipes titulaires de la bibliothèque restent des repères fixes, le maintien d’un roulement d’idées et d’actions sur les questionnements fondamentaux posés par les espaces fait vivre et respirer les BU d’Angers.

        Paul Valéry, qui m’a prêté ses aphorismes tout au long de cette contribution, va également avoir les mots de la fin. « Ce qui est meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien 13 » : quelles que soient les innovations en matière d’aménagement des bibliothèques, la question des lieux explore, année après année, effet de mode après effet de mode, des pistes de conciliation des besoins des corps et des esprits. Cette tension pour accorder des choses apparemment irréconciliables fait la noblesse du métier, et les identifier éclaire la voie sans fin que nous explorons jour après jour dans nos bibliothèques : « Il faut, en quelque manière, honorer, considérer, les difficultés qui se présentent. Une difficulté est une lumière. Une difficulté insurmontable est un soleil  14. »