Un « matrimoine de raison »

Que faire des fonds patrimoniaux non classés dans une bibliothèque territoriale ?

Julien Donadille

Le Patrimoine, il est là. Penser cet objet, c’est d’abord constater sa présence, se colleter avec cette évidence. Qu’il s’agisse des vieilles ruines d’un château fort perdues au milieu de la campagne ou de l’alignement des reliures dorées de livres anciens, cette matérialité en impose et nous oblige. C’est le sens que recouvre le mot dans les différentes langues d’Europe occidentale. Le français « patrimoine », hérité du latin patrimonium, et dont on retrouve les équivalents en italien, en espagnol, en portugais, désigne « les biens transmis par le père ». L’anglais heritage est encore plus explicite. Le mot allemand Erbe provient d’une racine signifiant « orphelin ». Si l’angle diffère, l’idée générale demeure. Le « patrimoine », ce sont des biens qui nous ont été légués par l’histoire. Peu importe qu’il s’agisse du magot convoité d’une riche famille, ou bien des pauvres effets d’une vieille tante morte sénile : en hériter nous en rend responsables. Du premier, sans doute, on saura s’accommoder. Des seconds, toutefois, il faudra aussi se préoccuper : régler la succession, payer les droits, vendre ou louer la maison, peut-être la rénover ou la détruire, prendre une décision, toujours. Qu’il nous réjouisse ou qu’il nous embarrasse, quelle que soit sa valeur, il nous faudra assumer cet héritage, en prendre la mesure, le gérer, fût-ce pour le détruire et faire de la place.

Pour parvenir jusqu’à nous, ce patrimoine aura connu bien des vicissitudes. L’histoire, dès lors qu’on la considère dans la durée, n’en est pas avare : conflits, révolutions, inondations, incendies n’épargnent guère les choses matérielles, vieilles pierres et vieux papiers. Pour ce qui concerne le patrimoine écrit, les flux et reflux de ces tempêtes conduisent rarement à constituer des collections homogènes et cohérentes. Ou plutôt si : ces collections ont ceci de cohérent d’avoir été bâties ainsi, et non autrement, d’exister ainsi. « Le réel est rationnel », dit Hegel, et il nous appartient de chercher la raison de cet entassement. Telles qu’elles sont, les collections témoignent d’une histoire, avant tout celle du territoire dans lequel elles ont été constituées. La géographie fait l’histoire et, en l’espèce, elle fait l’historiographie. C’est le rôle du responsable d’un fonds patrimonial de collationner cette histoire, jusque dans celle de chacun des documents qu’il conserve.

Nous, devant le patrimoine

Face à ce patrimoine, nous sommes peu de chose : nous ne faisons que passer. Il était là avant nous, il sera là après. Il le sera, du moins, si nous lui donnons la chance de subsister, car, aussi modestes que nous restions devant lui (« Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! »), nous n’en sommes pas moins tout-puissants : nous avons la possibilité de le nier, de le détruire. L’actualité récente (Bâmiyân, Palmyre) ne nous l’a que trop montré. Des cas extrêmes ? Peut-être pas : il se pourrait bien que nous ayons à faire usage de cette toute-puissance. Si l’état du fonds témoigne de son histoire, nous ne faisons pas moins partie de cette histoire et rien ne nous interdit d’y apposer notre marque. Cette histoire est-elle source de cohérence ? Oui, mais cette cohérence est affaire d’interprétation, d’épistémè. « Notre histoire n’est pas notre code » : c’est aussi la responsabilité du bibliothécaire d’avoir la connaissance et l’intelligence de son fonds, de distinguer dans sa cohérence même l’essentiel de l’accessoire, d’assurer sa vie et sa pérennité en le débarrassant de ce qui l’encombre. En cela, le bibliothécaire patrimonial n’est pas différent de celui de lecture publique, il doit savoir, le moment venu, « désherber ». Bien sûr, il le fera avec discernement : on ne met pas à la benne des collections qui, pour inappropriées qu’elles soient dans ce fonds-là, n’en gardent pas moins une valeur, sinon patrimoniale, au moins sentimentale, ou, pour le dire autrement : pécuniaire. Ainsi, on prendra soin d’identifier les bibliothèques qui pourraient être intéressées par les collections « désherbées », les associations qui sauront en faire bon usage, les libraires qui seraient prêts à les acheter (à condition, bien sûr, que l’argent perçu bénéficie à l’entretien du fonds lui-même).

Fort de cette prise de pouvoir sur son fonds, le bibliothécaire pourra d’autant mieux assumer ses prérogatives : conserver, valoriser. C’est en quelque sorte un mariage de raison qu’il contracte avec sa collection, en osant un archaïsme, nous dirons : un « matrimoine », le mot, attesté en ancien français, désigne en latin (matrimonium) le mariage, comme il continue de le faire en italien (matrimonio). Ce paradoxe, « désherber » pour mieux conserver, n’en est un qu’en apparence, ou plutôt, il vient au service d’un autre paradoxe : montrer pour mieux conserver, ce que Florence Schreiber appelle « exposer », usant de la polysémie de ce verbe 1

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J’emprunte cette idée à l’article « Exposer le patrimoine » de Florence Schreiber, publié dans L’action culturelle en bibliothèque, sous la direction de Bernard Huchet et Emmanuèle Payen, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008.

. Montrer la collection, plus largement, l’exploiter, c’est lui donner une existence publique, la faire entrer dans un écosystème propre à la faire connaître, y compris des élus et des « décideurs », les seuls habilités à allouer un budget à sa conservation. C’est en montrant qu’on pourra mieux conserver, c’est en conservant qu’on pourra mieux et plus longtemps montrer.

Qui est ce « nous » ? Les bibliothécaires, le public, les partenaires

Le métier de responsable d’un fonds patrimonial repose ainsi sur ces deux missions : conserver (un fonds qu’on pourra, au besoin, « désherber » ou enrichir), valoriser (auprès du grand public comme des chercheurs, ce qui suppose de l’avoir au préalable « signalé » dans un ou des catalogues) 2

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Je reprends là les quatre grandes catégories dressées par le Manuel du patrimoine en bibliothèque, sous la direction de Raphaële Mouren, Éditions du Cercle de la Librairie, 2007.

. Cette double mission place la collection au cœur d’un réseau de relations qu’il convient d’expliciter.

Le premier public du fonds, ce sont ses bibliothécaires. Les responsables du fonds patrimonial ont pour devoir de connaître leur fonds, y compris par une démarche scientifique. Un travail de recherche permettra de connaître le contenu du fonds, mais plus encore sa provenance, l’histoire de sa constitution, ainsi que cela a déjà été dit plus haut. Ce travail aura l’avantage de permettre de mieux évaluer les besoins des chercheurs, autre public de destination du fonds. Au-delà des responsables eux-mêmes, la connaissance du fonds devra infuser dans le reste de l’équipe : le patrimoine n’est pas l’affaire des seuls collègues estampillés comme tels, il est un service qui peut enrichir l’ensemble des autres missions de la bibliothèque (par une visibilité dans les espaces accessibles au public, par des présentations thématiques dans le cadre des actions culturelles ou éducatives, par des propositions ad hoc pour les usagers plus éloignés des lieux de culture).

Les chercheurs, on l’a dit, sont un public naturel du fonds : encore faut-il ne pas se méprendre sur l’intérêt qu’ils peuvent y trouver. Des collections anciennes, parfois spectaculaires, qui captiveront les lecteurs de la bibliothèque, pourront n’avoir qu’un faible intérêt pour la recherche si elles ont été déjà largement défrichées, si elles sont présentes dans de nombreuses bibliothèques, si elles ont fait l’objet d’une numérisation. C’est encore une fois au responsable du fonds de savoir identifier quelles collections, par leur rareté ou leur unicité (ou parce qu’elles permettent de délester certaines collections nationales d’une partie de leur fréquentation), pourront intéresser les chercheurs. Le cas échéant, ce sont ces collections qui pourront faire l’objet en priorité d’une campagne de numérisation.

Si certaines collections ne présentent pas d’intérêt majeur pour la recherche, elles n’en demeurent pas moins des jalons possibles dans la formation des futurs chercheurs. Des ateliers d’initiation à la recherche historique à destination des lycéens et des étudiants de premier cycle pourront ainsi se révéler très profitables (qu’est-ce qu’une source ? comment la manipuler, la faire parler ? pourquoi confronter des sources ?). Plus largement, ce travail pourra être conduit avec tous les niveaux de classe, de la maternelle au lycée, chacun selon ses acquis et son programme. Ce travail, déjà largement pratiqué 3

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En témoigne le partenariat entre le réseau de lecture publique de Plaine Commune et la BnF : outre l’article de Florence Schreiber déjà cité, on pourra consulter, de la même, « Quelque chose de Saint-Denis… », publié dans Bibliothèque(s), revue de l’Association des bibliothécaires de France, en juin 2006 (n° 26/27).

, mérite d’être poursuivi.

Qu’en est-il des autres publics, ni universitaires ni scolaires ? La propriété des fonds patrimoniaux des bibliothèques est la plupart du temps nationale ou municipale (parfois intercommunale). En ce sens, il convient que ces fonds soient en quelque sorte « restitués » à leur propriétaire légitime : le peuple. Ils le sont à travers les formes classiques de l’exposition (pour Saint-Denis, citons : « Victor Hugo et son temps », « La santé à Saint-Denis au XIXe s. », « L’éducation sous la Commune », « 14-18 : hommes et femmes dans la guerre », etc.) et de la présentation orale (les différents avatars de « 10 minutes/1 œuvre »). Ils peuvent l’être encore sous de nouvelles formes, à inventer, dans lesquelles les réseaux sociaux trouveront aussi leur place. À cette fin, il paraît crucial de nouer des liens avec une constellation de partenaires : outre les élus et les grandes institutions nationales déjà mentionnés, les partenaires locaux, qui peuvent avoir une compétence sur le patrimoine (archives municipales, musées, monuments historiques, unités d’archéologie) ou bien offrir un accès à un public que la bibliothèque peinerait à aller chercher elle-même (associations de FLE – français langue étrangère, par exemple). De façon plus anecdotique, et selon les situations, les éditeurs (intéressés par des reproductions d’images ou de documents) ou les institutions étrangères (imaginons une bibliothèque disposant de fonds comparables dans un autre pays) pourront également être sollicités. D’autres formes de collaboration peuvent encore être imaginées : le recrutement de stagiaires, voire de jeunes en service civique, sur des fiches de mission rédigées à cet effet, le recours à du mécénat, voire à sa forme numérique de crowdfunding pour financer certaines opérations particulières (exemple de la restauration d’ouvrages). Certaines bibliothèques n’hésitent pas à tarifer leurs opérations de reproduction, notamment lorsqu’elles sont effectuées à des fins lucratives (publications).

Valoriser le patrimoine : pourquoi, comment ?

Une fois que le bibliothécaire a pris ses responsabilités par rapport au fonds qui lui est échu – le circonscrire, lui donner une plus grande cohérence, prendre les mesures de conservation qui s’imposent pour les documents qui le nécessitent, cataloguer et signaler la collection –, il lui revient de se poser enfin la question qu’il n’a que trop différée : à quoi bon tout ça, et que faire de ce fatras ? Bien sûr, il ne fait aucun doute qu’il y a là un matériau de base pour le travail de l’historien, si celui-ci veut bien s’en emparer. Cette réserve n’est pas négligeable à l’heure où, pour les études historiques, « tout fait ventre » : les apports de l’archéologie, la documentation déjà largement accessible en ligne, l’étude des œuvres d’art, celle des archives et de tout ce qui peut se trouver ailleurs que dans les bibliothèques. Si l’historien a recours à nous, ce ne sera jamais que pour une faible part de nos fonds. Faut-il détruire le reste ? La question a déjà été abordée, et notre responsabilité de conserver excède ce qui est immédiatement utile. Pour l’éternité, à ce jour, le support imprimé reste plus fiable et plus durable que d’incertains et versatiles formats numériques. À quoi bon tout ça ? La réponse appartient une nouvelle fois au propriétaire légitime des fonds, le citoyen, c’est lui qui dictera au bibliothécaire la conduite à suivre.

La société contemporaine est habitée par une inquiétude, celle de l’insignifiance. Tout passe, tout va trop vite. Le monde du travail soumet parfois le salarié à des rythmes effrénés, à des tâches tellement segmentées qu’elles en deviennent incompréhensibles : le travailleur ne voit plus « la cathédrale qu’il habite ». Des flux financiers largement virtuels commandent aux forces productives. Les inégalités se creusent, le lien social se délite. Dans les grands échanges mondiaux, les identités se confrontent et s’exacerbent, de peur de se dissoudre. La planète elle-même, sapée par une exploitation incontrôlée de ses ressources, ne semble plus un terrain sûr sur lequel poser les pieds. Dans la turbulence des flots, chacun cherche où jeter son ancre. Il n’y va pas que de la quête controversée d’une insaisissable « identité nationale ». Le « petit blanc » se raccroche à la nation comme certains enfants de l’immigration en déshérence se raccrochent à leur religion : ce ne sont à chaque fois que des caricatures de cette nation et de cette religion, coupées de toute construction historique 4

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J’emprunte cette idée à l’ouvrage d’Olivier Roy, La sainte ignorance, éd. du Seuil, 2008.

. Des communautés se créent sur les réseaux sociaux entre personnes qu’un même goût, un même centre d’intérêt, une même préférence rapprochent. Qui suis-je ? Le « né sous X » veut connaître sa mère, le citadin creuse ses généalogies rurales, l’employé déboussolé retourne à la terre. Dans une époque de plus en plus horizontale, on cherche un peu de verticalité, pour le dire avec un vieux mot, de racines.

Nos collections patrimoniales sont comme la vie : elles sont profuses, désordonnées (malgré nos efforts !), protéiformes. C’est bien le diable si quiconque n’y trouve quelque chose à quoi se raccrocher, un signe de reconnaissance. Faut-il se limiter à ce signe ? Non, bien sûr, mais c’est une clé d’entrée. On vient chercher dans les collections patrimoniales quelque chose qui puisse nous parler, on y trouve tout autre chose, un fil qu’on n’en finit plus de tirer. Tout responsable d’un tel fonds en a fait l’expérience, il convient de la partager avec le public. Nos fonds témoignent pour l’histoire, y compris par leurs lacunes, ils permettent à chacun de trouver une place, de se situer, à une condition qui est aussi, pour nous, une exigence : utiliser ces fonds pour montrer que nulle histoire ne saurait être univoque. Il y a une vérité des faits bien sûr, il y a aussi une pluralité d’approches pour les interpréter. Il ne s’agit pas pour nous de dire : « ça s’est passé ainsi », encore moins, bien sûr, de délivrer une interprétation idéologique de l’histoire, mais bien, à partir des connaissances et des attentes mêmes du public, de lui faire partager la complexité du réel. Et l’histoire ne cesse de s’imbriquer en elle-même, de se mettre en abyme. Il y a ainsi, par exemple, une histoire de la Commune de Paris – l’un des domaines d’excellence des fonds de Saint-Denis –, il y a aussi une histoire de la réception de cet événement, une « histoire de son histoire », et on n’en parle pas de la même façon en 1872 qu’en 1936, non plus qu’entre un journal d’opinion ou une brochure scientifique, un périodique conservateur ou socialiste. Embarquons l’usager dans cette aventure : nous ne sommes pas des professeurs d’histoire, nous sommes détenteurs de sources qui ne disent pas la même chose, qui se contredisent, qui occultent des propos ou des événements, les enjolivent ou les déforment. Parti pour retrouver une trace de soi (encore faut-il que la bibliothèque ait consigné une telle trace, mais je parlerai de cela plus loin), le lecteur se retrouve un parmi d’autres, dans le kaléidoscope des points de vue, des identités et des mémoires.

Par sa nature, le patrimoine écrit témoigne de l’Histoire à un triple niveau. En tant qu’objet matériel, le livre s’inscrit dans l’histoire des supports de l’écrit, l’histoire des médias et, au-delà, celle des modes de production. Il y a beaucoup à dire sur l’objet lui-même, sa période de fabrication, sa facture, ses commanditaires, son imprimeur, avant même d’en avoir déchiffré le contenu. Bien sûr, ce contenu, texte ou images, vaut également pour lui-même, pour ce qu’il dit, et pour la façon dont il s’insère dans une épistémologie : histoire de la connaissance en général, ou d’une discipline en particulier. Entre les deux, matérialité de l’objet et intellectualité de son contenu, l’établissement du texte, son caractère original ou bien sa conformité à un original, ses variantes, la façon dont il a été édité, enrichi, coupé ou censuré, composé enfin sur la page, renseigne sur le statut de ce texte dans l’époque où il a été imprimé. Chacun de ces niveaux d’analyse ouvre à des formes de valorisation diverses.

En tant que tel, le document peut être exposé, ou bien faire l’objet d’une présentation orale, cela a été dit. Il peut également être pris en photo pour figurer sur des supports imprimés ou numériques. Ce sont ces déclinaisons qui seront le plus à même de toucher le grand public, voire les personnes les plus éloignées des lieux de culture. Le contenu, selon sa difficulté (langue d’écriture, lisibilité) pourra n’être accessible qu’à des spécialistes : c’est le règne du chercheur. Rien n’interdit, toutefois, pour des documents récents, accessibles, à fort caractère visuel (unes de presse par exemple) d’y travailler avec des groupes scolaires ou universitaires, dans des ateliers de sensibilisation à la méthode de l’historien. Dans une époque qui pose de façon prégnante la question de la fiabilité des sources (problème des fake news et de leur diffusion via les réseaux sociaux), on peut imaginer de confronter des élèves au traitement différencié d’un même événement (si possible de leur programme d’histoire) par différents journaux, et à les faire s’interroger sur ces différences. Pour ce qui est de l’établissement du texte, s’il relève aussi de la sphère du chercheur, il peut également nourrir une réflexion du même type sur la fiabilité des sources. Il renseigne également, sous l’aspect de la composition de la page, sur l’histoire du livre. Ce sont ces deux derniers aspects, analyse du contenu et de sa mise en forme qui profiteront le plus d’une campagne de numérisation.

Travailler sur des vieux papiers n’interdit pas de le faire de façon innovante. Les problématiques très contemporaines de l’accueil, des services aux publics « éloignés » ou « empêchés », de la participation et de la « co-construction » peuvent également nourrir la réflexion sur l’exploitation des fonds patrimoniaux. Côté accueil, on veillera à ce que les usagers qui expriment une curiosité pour ces fonds, du professeur d’université au jeune élève, en passant par l’étudiant de troisième cycle, l’érudit local, le retraité, le généalogiste, soient traités non seulement, bien sûr, avec les mêmes égards, mais aussi à travers une approche adaptée. On ne toisera pas le néophyte du haut de ses connaissances patrimoniales, pas plus qu’on ne demandera au professeur de ne pas écrire sur les livres. Surtout, pour chacun d’entre eux, on s’appuiera sur ses attentes, ses connaissances, ses intérêts, et on commencera par le faire parler de ce qu’il voit dans le document. On se gardera ensuite de lui asséner le discours du « sachant », mais on mettra au contraire en doute son propre savoir, tant il est vrai que la connaissance historique peut à chaque instant être remise en cause. On ne tombera pas pour autant dans le relativisme du « on ne sait pas grand-chose ». La valorisation pourra même se faire participative : pourquoi ne pas construire un chemin d’exposition avec les usagers eux-mêmes, sur le modèle du Biblio Remix, par exemple avec une classe de lycée ou des étudiants de premier cycle ? Le prêt d’ouvrages patrimoniaux, expérimenté notamment à la BHVP (Bibliothèque historique de la Ville de Paris), pourrait constituer une autre façon de rapprocher le public de ces collections. La trace des femmes au sein de notre héritage patrimonial, préoccupation récemment apparue sous la forme d’une nouvelle acception de « matrimoine », devra être recherchée. Enfin, rien n’empêche, même, voire surtout, longtemps après, de revenir vers ses usagers pour s’interroger sur ce à quoi notre action a servi : monter avec des classes des projets ambitieux associant ateliers créatifs, présentation des collections, visites d’expositions ou de la BnF ? A-t-on demandé à un sociologue, dix ans après, d’enquêter sur ce que ces élèves sont devenus, ce qui s’est déposé en eux, jeunes gens, de ces vieux sédiments ?

Continuer l’histoire…

Le patrimoine ne meurt pas avec nous. L’actualité éditoriale d’aujourd’hui fera les collections patrimoniales de demain. Pour autant, les bibliothèques territoriales ne partagent pas la mission de conservation exhaustive de la bibliothèque nationale. Dans ces conditions, que conserver ? Les fonds, tels qu’ils existent, en sont une indication. Il faut continuer d’enrichir ce que j’ai appelé les « domaines d’excellence » : par des acquisitions rétrospectives chez les libraires ou en salle de vente si on le peut, par le suivi de l’actualité éditoriale au minimum. Le désherbage des collections de lecture publique fournira également un appoint. Parfois, s’il témoigne d’orientations nouvelles dans la vie des fonds, il pourra faire l’objet de la création d’un nouveau « domaine d’excellence ». Les travaux de recherche réalisés à partir des fonds devront également être conservés en tant que tels. Ces différents accroissements ne devraient pas faire l’impasse sur la conservation numérique des sites Internet en relation avec les fonds, au moins pour la partie du fonds local.

Est-ce suffisant ? On l’a dit, nos fonds tiennent le peu de cohérence qu’ils peuvent avoir de leur fidélité à l’histoire, à la géographie, à la sociologie d’un territoire. Cette sociologie évolue-t-elle ? Comment nos fonds en rendront-ils compte ? Les dons et legs peuvent y pourvoir. Parfois, il peut se révéler utile de les précéder, de les susciter. Dans une banlieue populaire comme Saint-Denis, l’histoire du mouvement ouvrier est un domaine d’excellence car Saint-Denis a longtemps été une ville ouvrière. Elle ne l’est plus. Elle est en revanche devenue une ville multiculturelle qui s’enorgueillit d’accueillir plus de 100 nationalités. Ce pourrait être aussi une donnée à prendre en compte dans la constitution des fonds patrimoniaux, par exemple par la construction d’une « bibliothèque des diasporas » encore à imaginer. Ainsi les collections épouseraient-elles le continuum de l’histoire, ainsi l’usager se voyant reconnu dans ce continuum aurait-il d’autant plus de curiosité pour ce qui l’a précédé, ainsi se sentirait-il accepté dans cette histoire. À ce prix, notre « matrimoine de raison » pourrait-il donner naissance à de beaux enfants.