A Literary Tour de France

The World of Books on the Eve of the French Revolution

par Benjamin Caraco

Robert Darnton

Oxford University Press, 2018, 358 p.
ISBN 978-0-19-514451-2 : 34,95 $

En marge des canons de l’histoire littéraire, l’histoire du livre nous invite à nous intéresser à des acteurs qui ne figurent pas au premier plan, mais qui contribuent activement à la production du livre, à sa médiation et sa réception, à l’image des éditeurs, mais également des libraires et des diffuseurs-distributeurs. Avec A Literary Tour de France, l’historien américain du livre Robert Darnton entreprend de nous faire découvrir ce paysage à la fin du siècle des Lumières.

Au XVIIIe siècle, le monde du livre offre en effet un panorama à la fois riche et varié, structuré par le corporatisme – notamment celui des imprimeurs et éditeurs parisiens qui détiennent un monopole pour la capitale –, par un système de droit d’auteur qui repose sur le privilège, par la censure et par des efforts de régulation de la part du gouvernement – qui, à cette fin, publie plus de trois cents édits de 1769 à 1789. À cela s’ajoutent de nombreux professionnels qui subsistent en jouant les médiateurs entre livres et lecteurs.

Le rôle des libraires a été peu étudié à cette époque alors qu’ils constituent un maillon essentiel de la diffusion de la culture. S’intéresser à cette catégorie professionnelle revient à se préoccuper de ce qu’ils vendent et de ce qui est lu par la population. R. Darnton propose ici de décentrer le regard par rapport à la capitale, où vit alors seulement 3 % de la population nationale. Les libraires provinciaux ont la particularité de s’approvisionner principalement en contrefaçons depuis l’étranger : Pays-Bas, Belgique, Suisse, bords du Rhin, ou encore Avignon qui bénéficie de son statut de territoire papal. La diffusion relève de la contrebande et se situe principalement dans les régions frontalières, à l’image de la Franche-Comté.

L’ancien directeur de la bibliothèque d’Harvard a entrepris d’étudier ces circulations à partir des archives de la Société typographique de Neuchâtel [STN] (Suisse) – éditeur et diffuseur-distributeur – et de correspondances de gens du livre détenues à la Bibliothèque nationale de France. Comme il l’avait déjà fait avec De la Censure. Essai d’histoire comparée (Gallimard, 2014), R. Darnton reconstitue finement un écosystème et son fonctionnement sur une période agitée, puisque la monarchie française tente à plusieurs reprises de réguler le commerce du livre et de lutter contre son piratage, affectant en retour les stratégies de la STN qui réagit à ces différentes mesures.

Excellent connaisseur des archives de la STN, sur lesquelles il travaille depuis 1965, R. Darnton a quasiment tout lu de l’impressionnante correspondance engrangée par l’éditeur. En conséquence, l’historien a fait le choix de combiner ce livre, issu d’une sélection drastique, à un site web plus complet (http://www.robertdarnton.org). Son récit se concentre ainsi sur la tournée de 1778 d’un représentant de commerce de la STN, Jean-François Favarger. À partir du journal et de la correspondance de ce dernier avec ses employeurs, il offre un aperçu exceptionnel du monde du livre provincial de l’époque. Dans les principales villes de son circuit, J.-F. Favarger s’arrête pour sonder les libraires clients de la STN, proposer les livres de son catalogue, s’assurer de leur solidité financière et, parfois, obtenir le paiement de factures.

Grâce à ce point de vue original sur le monde du livre, R. Darnton décrit en détail la place du livre dans les villes traversées (Pontarlier, Bourg-en-Bresse, Lyon, Avignon, Nîmes, Montpellier, Marseille, Toulouse, Bordeaux, La Rochelle, Poitiers, Loudun et son réseau de colporteurs, Blois, Orléans, Dijon, pour finir à Besançon), l’offre des librairies, leurs stratégies respectives, la concurrence parfois féroce qu’elles se livrent entre elles et les coopérations qu’elles peuvent nouer sur certaines opérations de contrebande. Plusieurs thèmes ressortent d’emblée de ces correspondances : la recherche du profit, mais aussi de la confiance, qui garantit le succès des entreprises.

Outre le récit de cette tournée, R. Darnton propose des constats plus généraux sur la demande de livres à l’époque, exercice auquel l’auteur s’était déjà livré en 1996 avec The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France (W. W. Norton & Company). L’historien se montre toutefois prudent : il ne s’agit que d’un aperçu de l’appétit de la France pour le livre, forcément lacunaire car reconstitué à partir d’un seul fournisseur, au tropisme protestant qui plus est. Dans cette entreprise, deux sources lui ont été d’un grand secours : les commandes des libraires et les livres de comptes de la STN.

L’éditeur neuchâtelois publie très rarement des inédits et vit principalement du piratage de livres rencontrant, ou susceptibles de rencontrer, du succès ; il s’aide en cela des informations transmises par ses correspondants, les libraires les plus fidèles, qui l’aiguillent en fonction des souhaits et des commandes de leurs clients. Lorsque la STN n’a pas prévu une impression, ou ne dispose pas du livre en stock, elle pratique très fréquemment l’échange avec d’autres éditeurs. Elle conserve un important stock constitué par ses propres tirages et par le biais de ces opérations longtemps sous-estimées par les historiens que sont les échanges. Les demandes des libraires sont diverses : les plus solides d’entre eux commandent souvent beaucoup de titres en faible quantité afin de diminuer le coût du transport, qui reste toujours risqué du fait des saisies aux frontières ou lors des contrôles dans les grandes villes.

En conséquence, et surtout parce que la STN n’a que très peu pénétré le marché parisien, en dépit de ses efforts répétés pour ouvrir une route vers la capitale, R. Darnton privilégie la méthode du coup de sonde et du recoupement des sources, entre lettres et livres de comptes, afin de jauger la demande de l’époque et également la traduction en ventes réelles. Il en résulte dix-huit études de cas ainsi constituées. Bien que reposant sur de faibles quantités, elles reflètent la structuration du marché du livre au siècle des Lumières : les best-sellers sont produits par de nombreux éditeurs avec des tirages modestes.

R. Darnton s’interroge également sur le lien entre les livres publiés et diffusés et les convictions des éditeurs et libraires, dans le siècle déterminant que fut celui des Lumières. Il en conclut surtout que ces intermédiaires cherchent avant tout à satisfaire la demande afin d’engranger un profit. Cette dernière considération prime dans la majeure partie des cas sur le contenu, comme en témoigne la diffusion de « livres philosophiques », autrement dit licencieux, que la STN ne rechigne pas à fournir.

L’Histoire philosophique de Raynal et les œuvres du vulgarisateur des idées des Lumières, Louis-Sébastien Mercier, sont parmi les ouvrages les plus demandés. Les livres à scandale qui ­attaquent Louis XV et sa cour se vendent bien. Si les œuvres de Rousseau et Voltaire figurent en bonne place, l’historien remarque surtout une demande pour une version modérée des Lumières incarnée par l’auteur de Candide. Parmi les classiques, Molière reste en constante demande quand les romans les plus populaires sont aujourd’hui pour la plupart tombés dans l’oubli. À ces œuvres de fiction, il faut ajouter les récits de voyage, livres d’histoire et de géographie, science et médecine, ouvrages de référence (dictionnaires et encyclopédies), mais aussi de littérature jeunesse ainsi que quelques livres directement politiques et d’autres abordant franc-maçonnerie et magie.

En conclusion, R. Darnton revient sur la difficulté à saisir le lectorat, en dépit de quelques indices distillés dans la correspondance, et à établir un lien direct entre lecture et Révolution. Il avance cependant que « Rather than explicit political messages, the books most in demand communicated a general outlook that was at odds with the established order 1 », à l’image du succès de Raynal. Pour autant, les libraires à l’œuvre dans cette diffusion s’avèrent peu conscients des éventuelles implications politiques des livres proposés et sont surtout préoccupés par leur commerce, qui sous sa forme d’alors – trop liée à l’Ancien Régime – ne survivra pas à la Révolution.

Prolongeant ses précédents travaux, de l’étude de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à celles sur la censure, R. Darnton offre avec A Literary Tour de France l’aboutissement de près d’un demi-siècle d’enquêtes historiques de premier ordre. Son livre est vivant – à l’image de l’attention que prodigue le représentant de la STN à la santé de son cheval ou de certains échanges épistolaires retranscrits –, brosse un paysage du monde des livres à la veille de la Révolution et, en creux, un portrait de la province française. Il allie inventivité et rigueur méthodologique – appuyées sur les données disponibles sur le site accompagnant son livre – à la conscience des limites d’une telle démarche, qui ne manquera pas d’inspirer de nouvelles études complémentaires.

  1. (retour)↑  « Plutôt que des messages politiques explicites, les livres les plus demandés ont communiqué une vision générale en contradiction avec l’ordre établi. »