De la prescription à la facilitation

Innover : pour un militantisme de posture

Julien Prost

L’évolution des bibliothèques est montrée comme un changement technique ou technologique. Mais l’enjeu est ailleurs, dans la posture professionnelle adoptée par les bibliothécaires auprès de leurs publics. Depuis une position de prescripteur jusqu’à un rôle de facilitateur, les professionnels s’interrogent sur la question du sens : comment, dans notre contexte actuel, concilier neutralité et défense de la coopération et de la transmission de pair à pair.

The development of libraries is seen as a shift in technology first and foremost. However the real question is the attitude of professional librarians towards users. Starting as cultural gatekeepers before shifting towards a role as facilitators, professionals explore the issue of meaning: how, in today's world, can neutrality be reconciled with a defence of peer-to-peer cooperation and transmission.

L’innovation est un terme qui suscite une polysémie parfois maladive : innovation technologique, innovation de rupture, innovation sociale, innovation radicale, innovation pédagogique, innovation inclusive, innovation frugale  1 (non, il ne s’agit pas de nourriture)… Il existe même un ministère de l’Innovation (qui est aussi celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ce qui dit déjà beaucoup de choses). En 2018, on ne compte plus les occurrences de ce mot qui, avec ses comparses disruption et co-construction, semble désormais souffrir de satiété sémantique  2.

Le monde des bibliothèques n’est pas coupé du reste de la société et il n’échappe en rien à cette surenchère de termes. Le 62e Congrès de l’ABF en 2016  3 avait ainsi choisi comme thème central – L’innovation en bibliothèque - sociale, territoriale, technologique – et interrogeait déjà les limites des modèles à l’aune de nos réalités quotidiennes. Deux ans plus tard, il est manifeste que le changement de paradigme se poursuit, que la communauté professionnelle a saisi les enjeux des évolutions liées à l’innovation ; de nombreux projets sont nés ou se sont développés qui illustrent cet état de fait. Mais que peut-on relever de commun entre toutes ces initiatives dans ce contexte de perte de sens des concepts ?

Nouvelles pratiques, nouveaux espaces, nouveaux outils

Des labs à tout faire

Nous sommes en 2018, soyons donc optimistes, vous savez tous ce qu’est un fablab. On ne compte plus les journées d’études  4, les publications professionnelles  5, les articles de presse  6 qui nous ont présenté le concept, des exemples d’applications à différentes échelles ou des réalisations inspirantes. L’imprimante 3D est devenue autant une icône que parfois un repoussoir  7. Pour certains établissements, c’est l’aboutissement d’un investissement fort dans le domaine numérique, pour d’autres une occasion de diversifier les services, parfois c’est une collaboration de bon aloi. Prenons l’exemple du BiblioFab (fablab mobile des bibliothèques de Paris) : aboutissement d’une réflexion professionnelle, celle de Cyrille Jaouan, mélangée à l’opportunité de rencontres liées au festival Numok et à l’envie d’un fablab de travailler avec les bibliothèques. Ce dispositif est intéressant à plus d’un point, mais c’est sa conception qui illustre le mieux une volonté de transformation de l’image des bibliothèques auprès des publics, ainsi qu’une évolution de positionnement dans l’approche que les professionnels ont de ces mêmes publics. Les différents acteurs ont participé de façon horizontale, partageant leurs compétences (techniques, créatives, documentaires) et progressant de concert dans de nouvelles aptitudes.

Des troisièmes lieux de vie

Le concept de bibliothèque troisième lieu n’est plus nouveau. Du moins il ne devrait plus l’être. Voilà près de dix ans que nous avons découvert, par l’intermédiaire de Mathilde Servet, la notion introduite par le sociologue Ray Oldenburg, que nous organisons des événements professionnels, que nous écrivons des ouvrages sur le sujet, que nous construisons (ou essayons de construire 8) des bibliothèques labellisées troisième lieu, que nous animons des établissements qui se passent de label mais qui sont dans les faits des troisièmes lieux, que nous interrogeons cette notion en l’agrémentant d’autres outils  9… Et le débat est toujours aussi vivace  10. Citons la bibliothèque Louise Michel, à Paris. Avant même de s’inscrire dans une démarche de troisième lieu, cet établissement s’est construit sur une réflexion autour de l’accueil des publics et, plus précisément, sur le positionnement des professionnels par rapport aux habitants du quartier. Depuis l’action quotidienne d’une bibliothèque de lecture publique jusqu’aux projets les plus ambitieux, c’est une organisation transversale, un rapport de dialogue qui est au cœur de l’expérience.

Des usagers participants

Dans la continuité de ces initiatives, c’est la thématique même de la participation qui a éclos au fil des années. Il s’agit sans doute, encore une fois, d’un cas de satiété sémantique. Là encore, le monde des bibliothèques s’est emparé largement de ce sujet : offres de formation, littérature professionnelle, expériences à plus ou moins grande échelle. On peut tout y agréger, depuis les clubs de lectures jusqu’aux acquisitions participatives, du réaménagement d’un espace à la construction d’un établissement. La dynamique est celle de l’air du temps  11 : prenant sa source à la fois dans une volonté de faire soi-même (DIY – Do It Yourself) et de faire avec les autres (DIWO – Do It With Others), mais également d’asseoir une légitimité populaire à des initiatives. Les exemples ne manquent pas, citons-en deux pour éclairer le propos :

  • Biblioremix est une démarche de créativité collective, fondée sur le principe des marathons créatifs comme Museomix  12. En juin 2013, à Rennes, Léa Lacroix, Éric Pichard et Benoît Vallauri ont mis en place ce premier « dispositif d’expérimentation, d’invention et de création participatives, autour des services en bibliothèque  13 ». Ils ont créé un outil, dont d’autres se sont emparés ensuite, à partir de leurs expériences de médiation, de management, de construction collective de projets, et ils ont documenté ce travail. L’un des points particulièrement développé de l’organisation est la question du rôle des animateurs, de leur positionnement. « Les animateurs doivent s’assurer que chacun des participants se sent à l’aise, s’implique dans son projet, est écouté par les autres. » Le positionnement est ici celui du facilitateur, qui fluidifie les rapports sociaux et accompagne un groupe dans la réalisation d’un objectif : on se situe une nouvelle fois dans une relation horizontale où l’intervenant n’est pas en situation de transmission d’un savoir mais plutôt d’animation d’une réflexion et d’une construction collective.
  • Le second exemple est également rennais. Il s’agit des Rendez-vous 4C (pour Créativité, Collaboration, Connaissances et Citoyenneté) qui se déroulent au sein des Champs Libres, créés par Angélique Robert et Samuel Bausson. « Les Rendez-vous 4C permettent de se retrouver autour d’un intérêt commun pour apprendre et “faire” ensemble  14 » : parler espagnol, contribuer à Wikipédia, tricoter, cuisiner, trier ses déchets, chercher un emploi, apprendre la LSF… autant d’ateliers organisés par et pour les usagers des Champs Libres. La structure des 4C s’est construite au fil des années en poussant toujours plus loin la réflexion sur la place des participants, sur le cheminement depuis la découverte du service jusqu’à l’organisation d’un rendez-vous et, au final, la contribution à la démarche elle-même.

Ce rapide tour d’horizon permet d’ouvrir le regard sur une volonté forte de la part du monde des bibliothèques : arrêter de faire POUR, et continuer à faire AVEC. Mais cette volonté bienveillante ne peut trouver de réalisation concrète sans une réflexion poussée sur la posture des professionnels.

Vers la facilitation

En filigrane de cette évolution il y a un cheminement. Un passage d’un univers de la prescription, fonction reconnue et traditionnelle des bibliothécaires, à celui de la facilitation. Il ne s’agit pas tant d’un mouvement lié à l’introduction de nouvelles technologies ou de nouveaux outils numériques (qui commencent d’ailleurs à ne plus être si nouveaux), mais plutôt de ce qu’ils ont révélé. Le mode traditionnel de transmission des savoirs est descendant : un sachant qui dispense ses connaissances à des apprenants supposés impatients d’être éclaboussés par cette lumière. Et ce mode est questionné, notamment dans le monde de l’éducation, depuis de nombreuses années. Que ce soit au travers des réflexions sur les apprentissages inversés, sur le design thinking, l’apprentissage par le groupe… Autant de contestations de la position de chacun, sachant et apprenant, et d’introduction à une notion qui nous intéresse particulièrement, celle de la facilitation.

Facilitation ?

Il n’est pas nécessaire de dresser ici un historique complet du concept de facilitation mais notons toutefois qu’il est né dans les années d’après-guerre dans le monde anglo-saxon. Il a vu sa définition se clarifier dans les années 1970 et 1980 par des formations comme le « diplôme de facilitation » dans le cadre du Human Potential Research Project (HPRP) mené par l’université de Surrey  15 ainsi que dans des publications  16. Ces initiatives avaient pour origine une recherche à la fois autour de la pédagogie, mais également et plus largement sur les rapports humains d’un point de vue psychologique et la déconstruction de la verticalité des relations. Pour citer James Kilty, de l’université de Surrey, parlant de John Heron, fondateur du HPRP : « John a adopté l’aide entre pairs (co-counselling en anglais) comme fondement du système de développement personnel du projet. Ces valeurs fondamentales ont déprofessionnalisé l’ensemble du circuit de l’apprentissage expérimental au profit de tous. […] L’esprit du Do It Yourself, au sein d’un réseau de pairs, a offert une méthode puissante accessible à la plupart des gens  17. » Ces quelques lignes, qui évoquent l’esprit dans lequel des chercheurs venant d’horizons différents (psychologie, sciences de l’éducation, sciences dures) ont créé une formation à l’interaction, sont significatives d’un parallèle avec une autre tradition dans laquelle nous pouvons nous inscrire, celle de l’éducation populaire.

Détour par l’éducation populaire

Adeline de Lépinay, une des organisatrices de l’alliance citoyenne d’Aubervilliers 18 et ancienne responsable du pôle socio-éducatif à l’Union régionale des foyers de jeunes travailleurs d’Île-de-France (URHAJ-IDF), définit l’éducation populaire ainsi : « Elle consiste à décrypter les rapports de domination, à prendre conscience de la place que l’on occupe dans la société, à apprendre à se constituer collectivement en contre-pouvoir, à expérimenter sa capacité à agir. Ce qui est visé, ce n’est pas seulement le développement ou l’épanouissement personnels : c’est bien l’émancipation individuelle et collective, et la transformation de la société  19. » Cette définition rejoint la notion d’agentivité  20 ou de capacitation (empowerment pour les anglophones  21) que nous rencontrons de plus en plus souvent dans la littérature professionnelle et qui figure en haute place dans le Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique de 1994. Nos établissements font partie de ce mouvement, consciemment ou non, activement ou non. La formation des citoyens, le développement de l’esprit critique, le travail auprès des communautés sont un terreau commun avec l’éducation populaire. Sur ce sujet, on peut lire la communication de Guy Saez, directeur de recherche émérite au CNRS, lors de la journée d’étude Livre, lecture publique et politiques de démocratisation culturelle de février 2016 : « Lecture publique et éducation populaire : des rencontres passées aux défis contemporains  22 ». Ce long historique des rapports entre ces « deux rescapées de l’idéologie de la démocratisation culturelle », souligne bien, en creux, une question importante : celle du sens et des valeurs que nous apportons.

L’éducation populaire et la facilitation sont deux prismes au travers desquels nous pouvons regarder notre métier. Avoir un point de vue sur le monde. Formaliser un jugement sur ce qui nous entoure et développer des outils pour changer les choses. Dans le contexte politique, économique et social dans lequel nous nous trouvons, sommes-nous toujours « neutres » lorsque nous mettons en avant la coopération, la transmission de pair à pair, la co-construction des services et des savoirs ? L’innovation que nous embrassons chaque jour lorsque nous (ré)inventons ou (ré)interprétons notre métier est soutenue par du SENS. S’interroger sur la notion de troisième lieu, travailler à l’appropriation des espaces et des connaissances, construire avec des partenaires, favoriser l’échange de compétences, faire AVEC plutôt que faire POUR, questionner les gouvernances… Toutes ces actions sont autant de déclarations qui manifestent des valeurs, marquées par un principe – la ­démocratisation, culturelle ou non – et qui portent un projet : redonner du souffle à notre démocratie.

Faire du sens dans nos systèmes organisationnels

Lorsqu’on est convaincu que le changement de posture est important, essentiel même, dans nos contextes professionnels, comment nos organisations se nourrissent-elles de ces tendances innovatrices ?

On l’a dit, le monde des bibliothèques suit de très près les questions d’innovation. Les publications, les congrès et autres journées d’études se succèdent pour apporter une sensibilisation au sujet. Les interventions inspirantes de collègues sont aisément accessibles et permettent à chacun, individuellement, de s’acculturer à toutes ces thématiques. Mais qu’en est-il au niveau de nos tutelles ?

L’innovation est un secteur porteur pour les structures publiques. La semaine de l’innovation publique  23 est un exemple parmi tant d’autres pour faire évoluer les cadres de la fonction publique. Le travail réalisé par la 27e Région  24 en préfiguration de la médiathèque Entre Dore et Allier à Lezoux  25 a ainsi constitué une étape importante dans la prise en compte des méthodes de design de services pour construire des projets centrés sur les usagers… et modernisant de ce fait une approche plus traditionnelle de projets pensés en interne et livrés au public le jour de l’inauguration. Le projet de Lezoux est désormais ancien mais il constitue comme une pierre de fondation pour l’action de l’association envers les différentes administrations avec lesquelles elle a collaboré. Depuis il y a eu de nombreuses résidences au sein de collectivités, et l’installation de laboratoires d’innovation publique, comme Superpublic  26 à Paris. Ces démarches de transformation de l’intérieur des administrations ont pu associer à la fois des designers professionnels, des agents publics et des usagers pour valoriser l’expertise d’usage et le regard du terrain sur des sujets aussi divers que la carte citoyenne, le fonctionnement des RH, les cantines scolaires  27

Le CNFPT et les services de formation accompagnent aussi, avec succès, la démarche en organisant des stages sur l’innovation publique  28, la participation des usagers, les biblioremix. Le monde des bibliothèques universitaires n’est pas en reste, avec de nombreuses initiatives pour renforcer la réflexion sur la formation et le partage de connaissance (avec des contextes particuliers 29).

Les conditions matérielles et logistiques semblent réunies pour introduire les évolutions de positionnement des professionnels, mais il faut quelque chose de fondamental : l’accompagnement des tutelles. L’engagement des hiérarchies pour une démarche qui, par effet de bord, pourrait les remettre en question. De la même manière que, pour un professionnel, il peut être difficile de voir son expertise remise en question, les responsables hiérarchiques peuvent avoir du mal à créer les conditions pour une autonomisation et une capacitation des équipes. Malgré des contextes qui peuvent être tendus, il appartient aux structures d’encadrement de trouver une posture activement innovante et devenir des militants du lâcher-prise !

Au-delà d’un aspect spongiforme qui peut dérouter à plus d’un titre, l’innovation, qu’elle soit pédagogique, de rupture ou à vocation démocratique, est une chance formidable de questionner notre positionnement vis-à-vis des publics que nous desservons. Nous vivons un moment professionnel propice à la remise en question de nos fondamentaux : d’un métier essentiellement technique et documentaire nous sommes arrivés à une activité centrée sur l’accueil et les relations avec nos publics. Nous passons d’un rôle de prescripteur à celui de médiateur, puis de médiateur à facilitateur. Et nous ferons comme à chaque mutation : nous embrasserons l’innovation.

L’innovation au service de l’action

Julien Prost s’entretient avec Benoît Vallauri, responsable du Ti Lab, laboratoire régional d’innovation publique en Bretagne

Inauguré en novembre 2017, le Ti Lab – lieu d’expérimentation à l’initiative conjointe des services de l’État et du Conseil régional – propose un cadre ouvert aux agents publics pour découvrir de nouvelles méthodes afin d’améliorer les services publics aux usagers : formation professionnelle, mobilité, égalité femme/homme, accès aux droits… Le principe du Ti Lab est d’accompagner des idées et de construire des projets mettant au centre l’expérience usager en utilisant les outils du design de service.

• Comment définir l’innovation pédagogique ?

La posture traditionnelle de la transmission de savoirs en France est extrêmement descendante. L’innovation pédagogique, c’est justement ce qui va changer le positionnement de la personne par rapport à sa posture traditionnelle. Qu’est-ce qui va faire qu’on va essayer de se placer différemment à l’intérieur du processus, un peu comme dans les démarches de participation ou de remix ? On remet la personne au cœur : pour moi, c’est lié au processus de coopération, c’est-à-dire comment est-ce que le dépositaire du savoir se dit qu’il y a des choses qu’il ne sait pas et va faire de son « public » un espace d’expérimentation et d’apprentissage pour lui-même ? Est-ce qu’on s’autorise à tester ? Ou est-ce qu’on prend les bonnes vieilles recettes qui ont déjà fonctionné ? Au final, l’innovation pédagogique c’est tout ce qui permet de changer vers des postures plus horizontales et collaboratives. Mais attention à ne pas caler derrière ça des outils : si on utilise Klaxoon [plateforme d’outils de travail collaboratif] pour faire du descendant ou pour recueillir des informations qu’on pourrait tout à fait développer sur un bout de papier ou un devoir sur table, en quoi est-ce innovant ? À l’inverse, la mise en place d’espaces de fabrication numérique dans un certain nombre de bibliothèques est un bon exemple, puisqu’il s’agit bien de faire FAIRE aux gens et de procéder sur un principe test-erreur, pas si éloigné de la pédagogie inversée.

• Quelles sont les valeurs portées par l’innovation ?

Ce qui m’intéresse, c’est l’innovation à objectif démocratique, c’est pour ça que les questions de postures me préoccupent. L’innovation, ça peut servir à faire des iPhones, mais ça peut aussi servir à développer l’espace de pouvoir des gens. Dans cet espace de pouvoir, il y a deux choses : il y a celui qu’on autorise les gens à prendre, l’espace qu’on leur réserve pour leur expression, mais il y a surtout le champ de leur savoir à eux, quel qu’il soit, et de l’espace dans lequel ils peuvent l’exprimer. Et là, on rentre dans les notions d’empowerment – si c’est sur un plan individuel – ou d’agentivité – si c’est sur un plan collectif. Ces notions permettent de trouver des solutions équilibrées pour que les gens puissent avancer ensemble et apprendre : on rejoint le principe de co-apprentissage, le peer-to-peer et la notion de communauté. Là, on est vraiment dans ces espaces où la position du sachant est questionnée, tel que par exemple dans les Rendez-vous 4C.

• Quelle est la dimension politique de l’innovation dans ces pratiques ?

Au laboratoire, nous avons à inventer des processus de démocratie participative pour essayer de rapprocher le citoyen de l’exercice de la démocratie et de venir compenser les excès de la démocratie représentative. Le problème, c’est que tout cela est vu d’un point de vue « méta », et que, très vite, on interroge la question du partage du pouvoir. Or nous ne sommes pas matures aujourd’hui pour imposer par le haut le partage du pouvoir : aller dire à un élu « demain les citoyens décident autant que vous », ce n’est pas possible. Et d’ailleurs la plupart des citoyens ne sont pas prêts à ça. Il faut apprendre aussi aux gens à participer. Au final, ce que j’ai pu constater par mes expériences personnelles ou au sein du Ti Lab, c’est qu’il existe une forme de démocratie et de prise du pouvoir par le FAIRE. On va imaginer des problèmes, ou faire remonter des problèmes, et offrir un espace de liberté pour les résoudre. Un espace de liberté parce qu’on va dénouer, au départ, toutes les problématiques politiques : on va aller voir les décideurs, les élus, et on va leur dire « sur ce sujet-là, on voudrait travailler, donnez-nous de la liberté », et une fois qu’on a obtenu cette liberté, on va pouvoir travailler avec les gens.

• Comment construire sa posture de formateur ?

Pour commencer, un petit bagage d’éducation populaire, sans doute dès le BAFA, parce qu’il y a ce côté « on n’est pas là pour faire la classe » tout en ayant un objectif derrière, notamment sur les aspects de vivre ensemble. Je vois bien la façon dont ça a construit ma posture, y compris ce que je peux penser. Et puis des choses vues, lues un peu mais surtout sur internet, des vidéos, des exemples, des inspirations où on peut se dire « je pourrais utiliser ça et le détourner ». Mais il y a eu aussi des formations sur des aspects pratiques, à de nouveaux modes pédagogiques, par exemple avec Magalie Le Gall. Et puis beaucoup d’échanges d’expérience qui m’ont amené à prendre du recul, à m’interroger sur une pratique empirique, toujours d’un point de vue bienveillant et constructif. Je n’ai jamais eu peur d’essayer. Quitte à dire aux stagiaires « je vais vous faire ça pour la première fois, ça ne va peut-être pas marcher, mais j’ai besoin de vous pour tester ». Assez curieusement, ça marche bien. Mais j’ai déjà eu plus de mal avec des étudiants. On peut penser que ce sont des jeunes, qu’ils vont être facilement créatifs, mais quand ils sont dans un cadre universitaire, leur faire créer quelque chose, ce n’est pas évident, parce qu’ils s’enferment dans ce qu’ils pensent que l’université va attendre d’eux.

J’ai construit ma posture parfois en réaction, parce que je me suis ennuyé à des cours ou à des formations, mais aussi par goût du risque, du déséquilibre, par envie de remettre en question son contenu. Sortir du confort de sa présentation en deux cents slides. Je n’ai pas l’impression d’avoir inventé quoi que ce soit en formation, mais j’ai assemblé des choses qui n’avaient rien à voir, en changeant les contextes.

• Et qu’est-ce qui fonctionne au Ti Lab ?

La meilleure formule, pour le moment, c’est l’incubation. J’ai une équipe qui s’engage pour un projet au sein du labo. Ce ne sont pas des spécialistes du design de service ou de la participation, et je ne les forme pas, ni avant ni après, je les forme en même temps. Dans le contrat qui fait que ce projet est au laboratoire, ils ont du temps dédié pour se former. En faisant un atelier, ils vont se former avec moi, je vais animer, être le filet de sécurité, mais au fur et à mesure qu’ils avancent, ils prennent de plus en plus de place. Le but du jeu, c’est qu’à la fin ce soit eux qui proposent des déroulés, et qui animent eux-mêmes. On est dans une forme de formation-action, négociée en interne avec les responsables hiérarchiques. Il y a toujours un aspect pratique : on utilise des temps de retour comme des temps d’apprentissage, en remettant en cause les pratiques avec l’aide de quelqu’un qui va apporter des compléments. On utilise son expérience pour désapprendre, et tout ça pour apprendre à nouveau. Il faut passer par cette phase de déconstruction au risque de perdre les agents ou de les mettre en difficulté.