Historien à l’âge numérique
Philippe Rygiel
ISBN 979-10-91281-93-5 : 25 €
Avec Historien à l’âge numérique, Philippe Rygiel, historien spécialiste des migrations, professeur à l’École normale supérieure de Lyon et membre de l’Équipe Réseaux, Savoirs & Territoires, livre ses réflexions sur l’influence exercée par le numérique sur l’histoire et les historiens.
À partir des années 1970, sans nous en apercevoir, nous avons commencé à changer de monde : le développement de l’informatique est à l’origine de cette mutation, dont les implications se font sentir dans toutes les sphères de la société. Pour les historiens, la prolifération de nombreux producteurs d’histoires sur internet a engendré une concurrence accrue et la fin de leur « monopole du discours légitime sur l’histoire ». L’ampleur de ces bouleversements est telle que, pour Ph. Rygiel, « [l]’idée d’une Digital History, affaire de spécialistes, qui viendrait sagement prendre place aux côtés d’une Clio aux atours pour l’essentiel inchangés ne convainc guère non plus ». Depuis plus de cinq décennies, les historiens sont les témoins d’une profonde transformation de leurs pratiques et outils. Pour autant, Ph. Rygiel préfère parler à ce propos d’« histoire de moyenne durée » plutôt que de « rupture brutale ».
À son échelle personnelle, Ph. Rygiel « a été depuis trente ans un acteur » de cette transformation numérique. S’il considère ne pas avoir été au cœur de ce processus, il a exercé plusieurs fonctions dans le domaine. Il a par exemple conçu un MOOC, travaillé avec Jean-Philippe Genet (médiéviste et pionnier de l’usage de l’informatique en histoire), piloté des projets informatiques en raison de sa spécialisation en histoire sociale : la méthode souvent quantitative de ce type de recherches l’a amené à utiliser le numérique à des fins statistiques. Ph. Rygiel a également participé à la création du site Clio, l’une des premières revues d’histoire en ligne.
Ainsi, il reconnaît que les propos avancés dans Historien à l’âge du numérique sont tributaires de son parcours ; a fortiori puisqu’il s’agit d’un recueil de textes écrits entre le milieu des années 1990 et 2014 : « Ces textes portent tous clairement la marque du contexte de leur production. » Certains relèvent de réflexions alors en cours, d’autres sont liés à des projets particuliers. Plusieurs résultent de commandes sur le sujet. Ces articles, chapitres et communications reflètent les débats de ces différentes étapes – rapprochées dans le temps mais porteuses d’évolutions structurelles – de l’acculturation du numérique en histoire. Pour Ph. Rygiel, « [l]’une des idées défendues en la plupart de ces textes, et d’autres, est en effet que les transformations en cours touchaient simultanément à tous les aspects d’un métier, c’est-à-dire tant aux conditions de production du savoir historique, qu’à celle de sa diffusion et de son enseignement. »
Avec le recul qu’offre un tel travail de recueil et de révision formelle, Rygiel insiste, en introduction, sur deux points particuliers : l’enseignement de l’histoire et le « tournant réflexif » suscité par le numérique. À ces thématiques, nous ajouterons celles de l’archivage et de la critique du web en tant que nouvelle source pour l’historien.
Pour Ph. Rygiel, nous devons prendre conscience que « ceux qui auront à mettre en œuvre une compétence d’historien ne seront pas forcément, au cours des prochaines décennies, d’abord ou surtout des auteurs de livres et d’articles ». La séparation entre histoire et histoire numérique n’a pas de sens puisque le numérique est désormais partout. Dans le passé, l’historien fabriquait artisanalement sa donnée à partir de documents dont l’objectif premier n’était pas (nécessairement) de servir de source. À l’avenir, « [i]l faudra aux praticiens […] une culture leur permettant de travailler et d’agir dans un monde saturé plus encore que le nôtre par les dispositifs numériques. » La forte spécialisation, à la fois technique et disciplinaire, empêche de former des historiens tout-terrain en informatique ; sans compter que la focalisation sur la maîtrise de quelques outils – au sens de logiciels – lors des études pourrait conduire à ce que ces futurs historiens soient très vite dépassés. La conception d’une formation initiale laissant une large place à l’abstraction et offrant des rudiments en mathématiques et en informatique semble à la fois plus adaptée et plus pérenne.
L’avènement du numérique est à l’origine d’une « interrogation, sous un angle, nouveau parfois, des pratiques savantes, examinées non seulement en leurs produits, leurs intentions ou leurs déterminants idéologiques et sociaux, mais en les circonstances de leur actualisation ». Selon l’auteur, « [l]e contexte semble ainsi se prêter particulièrement à une historicisation du rapport de la profession historienne au numérique et à l’instrumentation, qui permettrait de rompre avec un rapport fétichiste à celui-ci. » Pour ne citer que l’écriture en ligne des historiens, celle-ci a déjà connu des évolutions rapides. Dans les années 1990, elle relève du codage pour une minorité de pionniers. Au début des années 2000, elle commence à être prise en charge par des institutions de recherche et non plus par des réseaux de chercheurs débrouillards. Depuis quelques années maintenant, la mise en forme et en ligne de contenus historiques est de plus en plus déléguée à des tiers. En conséquence, l’historien n’est guère amené à y réfléchir. Sans compter que les outils développés ne le sont plus spécifiquement pour leurs besoins propres.
L’archivage du web soulève de nombreux enjeux relatifs aux formats et langages utilisés, aux données concernant son utilisation (log), etc. L’aspect technique est à prendre en compte lors de la critique de cette source, tout comme l’est la matérialité d’un livre. Cette analyse nécessite la réunion de compétences difficiles à retrouver en un seul individu. Néanmoins, « [d]éléguer le choix, l’assemblage et l’adaptation au contexte des outils, c’est risquer l’incapacité à se poser ses questions propres, parce que l’outil logiciel incorpore une modélisation des matériaux traités comme des descripteurs pertinents. C’est, en un tel contexte, renoncer à la maîtrise de ses concepts. » Ailleurs, Ph. Rygiel rappelle à raison que « le Web n’est pas une archive, même s’il est en partie archivable et donne accès à des archives, quoique la permanence de celles-ci ne soit pas toujours certaine ».
On peut saluer dans Historien à l’âge numérique la clairvoyance du chercheur qui pose des questions fondamentales (et pas toujours résolues) sur le numérique comme archive. Il incombe d’inventer, pour plusieurs caractéristiques de cette source, une nouvelle critique, même si elle s’inscrit dans une continuité avec les méthodes existantes, voire dans une « tension entre radicale nouveauté et continuité ». Ph. Rygiel propose finalement une histoire immédiate des premières appropriations historiennes du numérique.
Il nous fait prendre conscience de l’ampleur des changements en termes d’instruments à la disposition des historiens pour leurs recherches, qui nous apparaissent aujourd’hui évidents et acquis ; ils permettent de nouveaux questionnements. Ph. Rygiel mentionne à titre d’illustration la vaste masse de documentation, numérisée et numérique, que l’historien peut désormais très facilement consulter. En conséquence, certains avancent que le « numérique viendrait ici au secours de l’histoire problème et de l’histoire comparée en les rendant enfin matériellement possibles ».
La dimension socioculturelle de l’analyse du numérique proposée par Ph. Rygiel est à souligner. Outre la question de la formation des historiens, l’auteur insiste également sur la nécessaire reconnaissance de l’implication des historiens dans les projets et développements numériques pour leur progression de carrière, au même titre que l’enseignement, les tâches administratives et a fortiori la recherche – majoritairement évaluée via les publications. De même, il consacre d’intéressants passages aux enjeux liés à l’injonction à l’ouverture des données ; cette dernière remet en cause la position de l’historien comme expert d’un fonds précis.
Enfin, Philippe Rygiel livre un plaidoyer pour l’implication des chercheurs dans la définition de leurs futurs outils et ressources numériques, en lien avec les informaticiens, bibliothécaires et archivistes. Le développement des services aux chercheurs dans les bibliothèques académiques constitue une opportunité pour nouer et concrétiser de telles coopérations, par exemple autour de la gestion des données.