Cinquante ans de numérique en bibliothèque
Yves Desrichard
ISBN 978-2-7654-1550-3 : 32 €
Plusieurs auteurs de la collection « Bibliothèques » ont déjà écrit sur l’informatisation des bibliothèques – et donc sur le numérique –, on pense à Alain Jacquesson, Alexis Rivier, Véronique Mesguich, et d’autres. Dérouler sous nos yeux cinquante années de la vie numérique des bibliothèques pourrait apparaître comme une lecture fastidieuse, mais il n’en est rien car ce dernier ouvrage d’Yves Desrichard est synthétique et concis : en 132 pages, nous avons un résumé précis des évolutions technologiques suivies par les bibliothèques, évolutions qui ont changé en profondeur leur organisation et leur fonctionnement. En début d’ouvrage, il remercie une longue liste de professionnels, la fine fleur des spécialistes du sujet.
La première question que je me suis posée quand j’ai reçu l’ouvrage était : « Pourquoi vouloir relater ces cinquante années, qui cela va-t-il intéresser, qui va le lire ? » En réalité, dans la littérature, l’angle purement factuel de l’histoire du numérique en bibliothèque n’est pratiquement jamais envisagé, l’enchaînement qui a conduit les bibliothèques à ce qu’elles sont devenues n’est pas très clair ou alors noyé dans des sommes concernant l’histoire des bibliothèques elles-mêmes. Comme l’indique très justement Jean-Noël Jeanneney dans sa préface, « Tous les gens du métier, les plus jeunes au premier chef, éprouveront l’utilité d’un recul qui n’est pas indispensable seulement pour rendre hommage à la valeur des pionniers, mais pour éclairer la suite et les choix futurs ». Et c’est là que réside un des intérêts de ce livre, qui est de démontrer comment les bibliothèques ont été et sont prêtes à s’adapter aux évolutions en général et technologiques en particulier, notamment avec le numérique.
Cette lecture est grandement facilitée par une organisation en cinq parties, chacune correspondant à un « temps » particulier : « Le temps des pionniers » (partie I) remonte au milieu des années 1960. La volonté de partager les données bibliographiques entre bibliothèques se fait jour avec l’arrivée de l’informatisation (on parlait alors de mécanisation ou d’automatisation) dans les bibliothèques. Bon nombre de professionnels se souviennent de Marc Chauveinc, alors inspecteur général des bibliothèques, et qui a œuvré à l’implantation du format Monocle à Grenoble. Suivent l’informatisation de l’IPPEC (Inventaire permanent des périodiques étrangers) et celle de la Bibliographie de la France, puis la création du Bureau pour l’automatisation des bibliothèques (BAB). Sont relatées diverses expériences novatrices dans les bibliothèques de Massy et d’Antony ainsi que celle, dès les années 1970, de GIBUS (Groupe informatiste de bibliothèques universitaires et spécialisées). Le catalogage partagé commence alors avec CAPAR (Catalogage en coopération) et CANAC (Catalogage national centralisé).
« Le temps des découvreurs » (partie II) détaille la création du Catalogue collectif national des publications en série (CCN – PS) qui fusionne trois catalogues existants, l’IPPEC, AGAPE (Application de la gestion automatisée aux périodiques) et le CPI (Catalogue des périodiques informatisés) ; il deviendra par la suite « un des piliers du SUDOC ». Une de ses particularités est que le catalogue rassemble les collections de bibliothèques publiques, universitaires et de centres de documentation. Pour ce qui concerne les ouvrages, ce fut plus long et compliqué que pour les périodiques et la logique n’est, dans ce cas, pas unificatrice : les différences de formats – MARC, INTERMARC ou UNIMARC – l’expliquent. Les expériences de BN-Opale et BN-Opaline sont mentionnées en ce qui concerne la Bibliothèque nationale de France. Le réseau SIBIL est une autre expérience de catalogue collectif, tentée par des bibliothèques universitaires (Grenoble, Bordeaux, La Sorbonne…). Viennent ensuite l’introduction du catalogue américain d’OCLC (société de services pour les bibliothèques), puis la création du Pancatalogue, catalogue collectif en ligne des bibliothèques universitaires. La base de données Electre, produit commercial des Éditions du Cercle de la Librairie à destination de l’ensemble des professions du livre, est le pendant de la Bibliographie de la France, les deux n’ayant à ce jour jamais fusionné. Les produits et projets foisonnent : MEDICIS, MOBI, TRANSDOC, LIBRA… avec plus ou moins de succès.
En parallèle, pour l’utilisateur, les années 1970 voient se développer les bases de données bibliographiques (FRANCIS ; MEDLINE…) dont l’interrogation est soumise à une certaine expertise professionnelle ; leur accès est possible via des serveurs commerciaux. La technologie développe alors deux produits, le Minitel et les cédéroms, qui vont avoir de beaux jours devant eux. Puis le vidéodisque apparaît, avec une capacité de stockage importante. Dans les années 1970-1980, le marché des logiciels documentaires est en pleine expansion, et les bibliothèques françaises commencent, de manière disparate, à s’informatiser.
« Le temps des bâtisseurs » (partie III) fait la part belle, à partir des années 1990, aux grands chantiers de la BnF : le PLAO (poste de lecture assistée par ordinateur) est mis en œuvre, et un système global d’information BnF est décidé, intégrant les outils documentaires de la BnF. Ceux-ci, très disparates, vont être rassemblés dans un seul catalogue utilisant pour cela le format INTERMARC, le Catalogue collectif de France (CCFr). Puis Gallica devient la bibliothèque numérique de la BnF. Un mouvement de rétroconversion important des fichiers catalographiques touche à la fois les bibliothèques publiques et universitaires. RAMEAU, langage d’indexation, est informatisé.
Mais le temps des bâtisseurs, c’est aussi le développement considérable des possibilités offertes par internet : mail, news, forums, World Wide Web (WWW), signets permettent d’exploiter les richesses du web. L’auteur, après quelques recherches, indique que le premier site web de bibliothèque en France serait celui de la Bpi. Ces technologies et les supports qui en découlent (notamment le cédérom) autorisent la mise en place d’espaces multimédias dans les bibliothèques publiques. L’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES) est créée, et son catalogue – dont une des difficultés fut d’intégrer des catalogues hétérogènes – est accessible sur internet en 2000. Le SUDOC est maintenant une des principales sources documentaires en France.
Les développements techniques importants facilitent la mise en place de réseaux de bibliothèques (tels BRISE ou REDOC), les centres de documentation des lycées et collèges (CDI) s’informatisent, la documentation électronique a son dépôt légal (loi du 20 juin 1992), des systèmes de fourniture de documents à distance se mettent en place. Le protocole Z39.50 permet la recherche documentaire en ligne et les premières bibliothèques numériques apparaissent, posant la question du traitement documentaire et du catalogage des documents électroniques.
« Le temps des expérimentateurs » (partie IV) voit l’adaptation quasi obligée des bibliothèques à ces temps nouveaux, notamment en termes d’acquisition de documents et de ressources électroniques. Elles se regroupent sous forme de consortiums (COUPERIN, CAREL), l’objectif étant d’acquérir au meilleur prix la documentation en ligne, les bases de données, et de faire ainsi contrepoids aux éditeurs qui imposent des règles et des tarifs exponentiels. Les bibliothèques adoptent des méthodes d’évaluation de plus en plus précises, avec la mise en place de statistiques. Le support DVD fait son apparition et le phénomène du « libre » prend de l’ampleur avec les logiciels libres, les archives ouvertes et le protocole OAI-PMH. Cependant, qui dit acquérir et traiter la documentation électronique dit également conserver celle-ci : le système d’archivage OAIS (Open Archival Information System) s’impose alors.
Avec les années 2000, d’autres moyens de lecture sont développés (le livre électronique), ainsi que des outils de recherche (les moteurs de recherche), ces derniers étant vus comme les concurrents directs des bibliothèques. Celles-ci travaillent alors sur le concept de web sémantique, toujours d’actualité. Les catalogues de bibliothèque sont plus conviviaux, « orientés-utilisateurs », et cela passe par d’autres interfaces, un moteur de recherche intégré et des descriptions bibliographiques allégées. Le web 2.0, interactif, apporte un renouveau avec les blogs, wikis, flux RSS ; les services aux utilisateurs évoluent et deviennent virtuels, à distance (le renseignement, le prêt) ; des portails de bibliothèques fédèrent les ressources et permettent des accès personnalisés. L’ABES se voit attribuer de nouvelles missions et des projets d’envergure ; internet a son dépôt légal. La BnF poursuit ses grands projets numériques avec GooglePrint, Gallica et ReLIRE.
« Le temps des médiateurs » (partie V) clôt cet ouvrage. Et Y. Desrichard d’affirmer : « Plus les bibliothèques avancent dans la révolution numérique… plus leur dimension humaine se renforce », ce que je ne saurais démentir. L’exemple des développements documentaires pour les publics empêchés – la norme DAISY ; BrailleNet ; la médiathèque Valentin-Haüy – est donné. Le livre électronique a une seconde chance grâce aux liseuses et tablettes, avec cependant la difficulté de lui fournir un cadre juridique ; le cas de la musique et des vidéos est plus délicat en bibliothèque, notamment par rapport au streaming.
Dans sa conclusion, l’auteur évoque la question des réseaux sociaux, de la « fin annoncée » des bibliothèques, de la continuité du support papier… en bref, l’histoire continue.
On ne peut que féliciter Yves Desrichard de nous fournir un panorama si complet, détaillé et riche de Cinquante ans de numérique en bibliothèque. La gageure, réussie, consistait à synthétiser ces développements, sans rien oublier, tout en parvenant à ne pas ennuyer les lecteurs potentiels. La bibliothèque numérique existe bel et bien, en regard de la bibliothèque physique, elles se complètent et interagissent.