Collections en regard

Les bibliothèques à l’écran

par Julien Barlier
Sous la direction d’Alban Pichon
Préface de Jean-Yves de Lépinay
Presses universitaires de Bordeaux, 2017, 288 p.
ISBN 978-10-300-0140-2 : 23 €

Depuis bientôt vingt-cinq ans, on attendait un ouvrage qui prenne la succession du Drôles de bibliothèques… d’Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître (Éditions du Cercle de la Librairie, 1993) et d’un examen aussi panoramique qu’instruit sur le sujet des bibliothèques dans la représentation cinématographique.

La livraison de ce Bibliothèques à l’écran, paru récemment aux Presses universitaires de Bordeaux, ne répondra hélas pas à notre attente. C’est, à la vérité, que l’angle d’attaque est résolument différent. Procédant moins d’un regard « métier » que d’une analyse filmique classique, il n’ambitionne, surtout, aucun recensement et s’attache au contraire à explorer de manière chirurgicale, à travers une poignée de films pour l’essentiel bien connus, le rapport entre le cinéaste (plus que le cinéma) et la question du livresque et de son excroissance organisationnelle (la bibliothèque).

Une fois ce postulat admis, rassurons-nous, on trouvera facilement son plaisir dans la traversée d’un ouvrage qui, avec la douzaine d’auteurs invités autour d’Alban Pichon, maître de conférences en études cinématographiques, nous propose une relecture avisée de quelques pièces de cinéma chères à nos cœurs.

Le plaisir par exemple de pénétrer, avec la fascination mêlée d’étrangeté qu’on trouve chez Alain Resnais (Toute la mémoire du monde) ou Luchino Visconti (Violence et passion), la dimension irrémédiablement débordante, voire hégémonique, d’une bibliothèque vouée à accumuler de l’universel. Ou ailleurs, avec la loquacité poétique de Wim Wenders (Les ailes du désir), le plaisir de saisir la nature épaisse, polyphonique et bienveillante d’une bibliothèque cathédrale, bâtie comme un creuset où s’exprime et se contemple la création humaine, adossée à un ordre naturel à peine maculé.

Le plaisir de voir, dans l’opposition, la même vocation accumulative, mais cette fois vécue comme inquiétante ou comminatoire par un Orson Welles (Citizen Kane) ou un Éric Rohmer (L’arbre, le maire et la médiathèque) qui renvoient l’organisation des étagères de livres – voire le projet même de création d’une bibliothèque – à la voracité des modèles humains fondés sur la concentration, spécialement illustrée par l’importance du phénomène d’urbanisation. Ces cinéastes-là, à l’ombre de rayonnages denses et menaçants, nous désignent une toile d’araignée, une bibliothèque ogresse avide d’engloutir en un même lieu savoirs et populations – jusqu’à phagocyter, chez Rohmer, l’émerveillement primitif que peut procurer un simple arbre au milieu d’un pré, au pied duquel fleurit mieux le bonheur de lire un livre, ouvert à grand vent et acteur d’une photosynthèse retrouvée.

Au fil des pages, le point d’entente qui affleure chez tous les cinéastes cités, au-delà de la singularité de leurs projets, semble tenir à leur enracinement commun et familier dans la culture du livre et de ses sanctuaires. Du fait, d’abord, qu’une bibliothèque est prompte à faire accoucher de la pensée (notamment cinématographique), mais aussi que les arts du filmage souscrivent grosso modo aux mêmes schémas d’ordonnancement et de séquençage que les techniques du classement des livres en bibliothèque.

Ainsi libérée de son sacerdoce de la compilation, la bibliothèque peut dès lors intervenir comme un espace de création à part entière, même s’il apparaît que celui-ci ne surgisse jamais que dans une forme de tension : c’est Jacques Rivette qui, avec les grâces de la fantaisie, récrée du vivant à partir d’une bibliothèque transgressée par ses usagers (on fume, on joue et on barbouille les livres) afin de n’en pas succomber au champ de l’assignation mémorielle de conservation. Ou encore Jean-Luc Godard qui, avec ses innovations filmiques, partant tantôt de sa propre bibliothèque tantôt de l’objet livre, développe l’idée d’une bibliothèque volatile, sans murs ni travées, qui ne fait plus office que de canal de communication, de nuage sémantique servant à rapprocher les vivants et permettre le dialogue.

Mis à part quelques contributions moins inspirées ou cédant parfois aux ambages de l’universitaire, il s’en trouvera, parmi les 300 pages de ce Bibliothèques à l’écran, de nombreuses à piquer l’intérêt du lecteur cinéphile ou du bibliothécaire désireux d’approfondir la dimension symbolique et métaculturelle de son lieu de travail. En tant que tel, j’ai sans doute regretté que, malgré une écriture collective, l’ouvrage ait privilégié une sélection de films appartenant tous à la sphère d’un cinéma pour le moins légitime, et qu’il se soit privé d’explorer l’unthought de créations plus populaires et moins référencées, dont l’examen aurait assurément enrichi les apports à certaines thématiques – comme celle de la déconstruction du savoir par exemple.

À noter enfin, en manière de bonus, les pages très intéressantes qui concluent l’ouvrage, consacrées aux aventures cinématographiques de la Bibliothèque publique d’information (BPI), autour du film de Roberto Rossellini sorti en 1977 et des souvenirs savoureux du réalisateur Luc Moullet, qui revient sur sa Valse des médias tournée dix ans plus tard.