L’appétit des géants
Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes
Olivier Ertzscheid
ISBN 978-2-915825-70-1 : 20 €
Olivier Ertzscheid est un auteur bien connu des bibliothécaires. Son blog Affordance.info est une valeur sûre depuis 2005. Plus de 2 500 billets y ont été publiés depuis lors. On pourrait se dire que lire un ouvrage qui reprend une partie de ces publications est une perte de temps… et que l’on peut tout retrouver en ligne si on en a envie. Oui, mais voilà, on ne le fait pas ! Car comment retrouver la chronologie des moments phares, distinguer le significatif du commentaire, tisser du sens dans cette profusion de matériaux ? Noyés dans ce flux d’excellentes analyses, on (j’)en perd(s) souvent l’essentiel. Profitant de l’occasion de cette recension, j’ai redécouvert un sujet qui n’aurait jamais dû me quitter depuis 1993, quand je commençais à travailler comme documentaliste web à Montréal, puis en 1997 comme documentaliste de CDI dans un lycée de San Francisco, où les élèves venaient nous souffler d’utiliser un nouveau moteur révolutionnaire qui allait faire disparaître les bibliothèques… et les bibliothécaires.
Mais peu importe mon histoire. En lisant cette compilation qui n’a rien d’une « mosaic » (qui, pour les plus anciens, rappellera le nom d’un très ancien navigateur du début du web), ce qui frappe c’est justement l’histoire, la chronologie, l’empilement des faits qui prend sens dans cet agencement de billets qui ont ponctué l’évolution de l’internet et de ses géants. Étant contemporain de ces événements, on s’en veut de n’avoir rien vu, ni rien compris, et de se réveiller en 2017 en ayant l’impression que Big Brother est bien installé. Il faut les analyses lumineuses d’Olivier Ertzscheid pour comprendre ce qui fait sens et dessine une trajectoire qui entraîne avec elle une partie de l’humanité. Il faut aussi sa rigueur pour démystifier « la croyance collective de nos contemporains en un processus automatique, objectif, efficace, exact, à la fois intelligible et imperscrutable » qui serait l’algorithme, comme l’explique brillamment Antonio A. Casilli dans sa préface.
O. Ertzscheid montre très clairement comment l’utopie de 1998 prônant la diffusion libre de tous les contenus, la mise à disposition neutre de l’ensemble des connaissances universelles, s’est transformée au fil du temps en dystopie, « face sombre de la promesse initiale », rappelée dans un billet prodigieux intitulé « Appendice A : le jour où Google a renoncé à sa régie publicitaire ». Ce qui est frappant dans l’autopsie faite au scalpel de l’idéal initial de démocratie de l’information et du partage, c’est de comprendre l’évolution des objectifs des « géants de l’internet ». Aucun machiavélisme ne préexistait visant le contrôle des données personnelles. En 1998, alors que Larry Page et Sergueï Brin disent clairement qu’il n’y aura aucune publicité sur leur moteur, ils expriment sans doute sincèrement leur projet. Il est passionnant de comprendre comment cette hydre s’est développée en se nourrissant de l’air du temps, de l’évolution des pratiques, de la diffusion de l’accès à internet, de l’appétence des usagers pour la recherche d’information, et plus récemment, pour le partage et la rediffusion, livrant eux-mêmes leurs profils, leurs goûts, leurs réseaux d’amis à des outils capables de les digérer, chacun surenchérissant dans l’exposition de soi dans l’ignorance coupable qu’il fournit des données qui pourront, d’une certaine façon, aliéner sa liberté. N’est-ce pas là un des plus beaux exemples de projet agile ne cessant de se réinventer et de se complexifier au fur et à mesure que les utilisateurs s’approprient (et renchérissent) la version courante du produit. Ces itérations ne font-elles pas que nous sommes tous un peu responsables de cette évolution qui aboutit, comme l’écrit l’auteur, à ce que l’« homme [devienne] un document comme les autres » ?
Le deuxième élément frappant de cette lecture est de réaliser l’évolution de ces outils : partant d’une ambition de diffusion démocratique des contenus et de partage, les fonctions rediffusion et de « like » ont permis une industrialisation de l’éditorialisation dans une optique de moins en moins démocratique et de plus en plus commerciale (aujourd’hui 95 % des revenus de Google proviennent de sa régie publicitaire) : O. Ertzscheid écrit joliment que « le “like” a tué le lien », le premier étant un outil de segmentation marketing quand le second serait un fil d’organisation documentaire. Cette « économétrie de l’attirance » crée, explique-t-il, une polarisation des contenus, notamment ceux diffusés sur Facebook où peu à peu seules les informations susceptibles de nous plaire apparaissent sur notre mur, exacerbant l’entre-soi, lissant l’expression de la diversité culturelle, démultipliant l’écho de certaines nouvelles, etc. Vient le moment où les internautes se réveillent dans un monde fermé, contrôlé par le marketing, « un monde hyper-territorialisé sous le contrôle de quelques multinationales ». Les contenus fournis sont désormais tellement personnalisés qu’il devient difficile de reproduire des résultats avec une même recherche quand elle est faite par deux internautes différents tant leurs profils ont servi à construire les réponses. L’ouvrage montre également qu’après « l’externalisation de nos mémoires » est venu le temps de « l’externalisation de nos stratégies décisionnelles, émotionnelles et affectives », augurant un temps, assez prochain, où la prédiction succédera à la recommandation (puisqu’il sera possible aux plateformes de « prédire l’avenir en décodant le présent numérique »).
Ces éléments, et bien d’autres, sont présentés au travers de démonstrations limpides, largement documentées faisant de cette lecture une succession de découvertes et de prises de conscience heureuses. Il y a en effet un certain bonheur à comprendre ces logiques qui gouvernent désormais nos vies. Bloggeur militant, Olivier Ertzscheid nous éclaire sur les enjeux culturels, relationnels et démocratiques de nos usages numériques, nous permettant de réfléchir en connaissance de cause à nos pratiques et à nos possibilités d’agir en conscience. Et tout à coup, on se sent un peu moins bête et on a envie de rattraper le temps perdu en essayant d’apporter sa pierre à des actions qui permettraient de remettre un peu d’éthique dans les pratiques numériques.
Cet ouvrage contribue donc à nous rendre un peu moins ignorants à l’aube d’une époque où les objets connectés feront de notre vie entière un matériau (construit à partir de toutes nos traces numériques) pour ces plateformes qui seront les grandes facilitatrices de nos vies : anticipant nos besoins, décidant de nos choix, prédisant notre futur. Certains auteurs nous mettent depuis longtemps en garde contre la fracture numérique qui n’est plus seulement celle de l’accès, mais plus généralement celle des compétences informationnelles. Cette notion recouvre à la fois la compétence de l’utilisation des moteurs (search engine literacy, dont parlait récemment Olivier le Deuff lors de l’édition 2017 de la conférence European Conference on Information Literacy – ECIL – à la suite d’auteurs étrangers 1) ou celle de la gestion des données (data literacy 2).
Cette fracture numérique est un enjeu majeur de nos sociétés contemporaines tiraillées entre, d’un côté, la promesse de toujours plus d’innovation, de créativité, de co-construction et d’accomplissement individuel et, de l’autre, le risque de laisser pour compte un nouveau prolétariat atomisé par l’appétit des géants et les nouvelles formes d’esclavage contemporain (voir à ce sujet Stéphane Goldstein 3).
Il est donc du rôle du professionnel de l’information de comprendre ces enjeux majeurs pour les expliciter afin de participer à l’éveil de l’internaute citoyen. Il est important pour ceux qui en ont l’occasion de transmettre la grande histoire contemporaine de cette utopie de la bibliothèque universelle qui, dans un laps de temps très court, par le pouvoir des plateformes et la puissance des algorithmes qu’elles ont su déployer, présente le risque d’une certaine forme de totalitarisme.