La bande dessinée, toujours jeune ?

BnF – 24-25 novembre 2015

Wilfried Muller

Le Centre national de la littérature pour la jeunesse (BnF), la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image et l'Université Paris 13 organisaient les 24 et 25 novembre 2016 un colloque autour des rapports entre BD et jeune public. Pour répondre à cette question, présentations et tables rondes ont réuni pendant deux jours auteurs, éditeurs, chercheurs et bibliothécaires. Alors, la bande dessinée, toujours jeune ?

La bande dessinée : un long parcours,
du mépris à la patrimonialisation

Pour tenter de répondre à cette question, plusieurs intervenants se sont penchés sur son histoire, sur celle des comics ou sur l'arrivée du manga en France.

La bande dessinée franco-belge fut longtemps « réservée » aux enfants, la censure exerçant une surveillance assidue mais posant cependant, selon Sylvain Lesage (Université de Lille), les bases de la critique du neuvième art. Tout juste reconnaissait-on alors qu’elle pouvait être utilisée pour éduquer la jeunesse, comme le souligna Jessica Kohn (Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle), quand bien même, de nos jours, Hélène Raux (Université de Montpellier) remarque que l’éducation nationale ne l’utilise quasiment pas comme documentation pédagogique. A partir des années 1970, l'essor de son pendant adulte amorça ensuite un lent processus de reconnaissance et de patrimonialisation dont témoignent le développement des expositions d’auteurs, Morris à Angoulême ou Hergé au Grand Palais de Paris, et l’entrée dans les fonds de la BnF d’originaux et d’archives.

Le comics a également connu une trajectoire parallèle, limité aux enfants, surveillé pendant des décennies par la Comics Code Authority et méprisé par les médias 1, Raphaël Faon (EHESS) soulignant à ce propos son rôle de symbole auprès des teen-agers qui se retrouvaient dans des héros jeunes tels le Peter Parker de Spiderman.

Bounthavy Suvilay (Université Montpellier 3) expliqua que le manga arriva de son côté assez tardivement en France, à la fin des années 1980. Introduit au départ par une poignée de fans très impliqués, il est dorénavant édité par des poids lourds de l’édition et s’adresse à tous les publics, au travers de la segmentation existante au Japon 2.

Alors qu'il y a une trentaine d'années, la bande dessinée était relativement facile à classer, entre jeunesse et adulte et entre franco-belge, comics et manga, Olivier Piffault (BnF) remarque désormais l'émergence d'une culture mondialisée mélangeant de multiples influences, qu'elles viennent de la bande dessinée, du cinéma ou du jeu vidéo, aboutissant à ce qu'il appelle une teen pop-culture, elle-même encouragée par l'essor d'une offre numérique transmédia. Il souligna aussi que, passé 8/10 ans, l'offre de bande dessinée devient subitement très riche et que l'on observe actuellement une multiplication des genres : séries historiques, dérivées de jeux vidéos, biographiques, etc. Il fit également remarquer que certaines rééditions de séries jeunesse ne s'adressent pas forcément aux enfants, par exemple l'intégrale Jerry Spring en noir et blanc, et que l'on assiste par ailleurs à la résurrection de héros classiques.

La bande dessinée aujourd'hui :
regards croisés sur les lecteurs,
les éditeurs, les auteurs et les médiateurs...

Sylvain Aquatias (Université de Limoges), se basant sur différentes enquêtes 3, avance diverses explications au décrochage observé chez les adolescents quant à la lecture de BD. Avant 16 ans, le premier motif correspond à un désintérêt et pourrait être lié, pour la BD franco-belge, à l'absence d'une passerelle vers la bande dessinée adulte, fonction que remplissent les mangas Seinen. A partir de 16 ans, ce déclin trouve son origine dans la concurrence que représentent les lectures scolaires puis l'arrivée dans le monde du travail, le passage en couple et l’arrivée d’enfants.

Trois éditeurs jeunesse, Florian Ferrier (Sarbacane), Pauline Mermet (Dargaud) et Charlotte Moundlic (Rue de Sèvres), étaient invités à s'exprimer sur la bande dessinée jeunesse. Ils soulignent tous que les auteurs pensent rarement à un public précis mais créent une œuvre pour laquelle les éditeurs devront trouver des lecteurs. De manière générale, les auteurs s'adressent souvent aux enfants qu'ils ont été et sont rarement capables de s'adresser aux ados, ce qui peut expliquer cette rupture importante de la lecture de BD à cet âge. L'une des difficultés ressenties concerne le peu d'intérêt des médias, en France, pour tout ce qui concerne la jeunesse, ce qui explique leur faible couverture médiatique en dehors de quelques événements, comme le Salon du livre jeunesse de Montreuil ou le festival d’Angoulême. Il existe également une séparation assez nette entre libraires BD et libraires jeunesse, ce qui fait que la BD jeunesse se retrouve avec un double handicap. L'une des autres difficultés vient des éditeurs eux-mêmes, qui se contentent souvent de juxtaposer dans leur catalogue des séries, sans proposer de collections facilement identifiables comme il en existe en littérature générale. Charlotte Moundlic souligne cependant que les étiquettes « ado » auraient plutôt tendance à faire fuir ceux-ci et qu'il vaudrait mieux une estampille « ados/adulte », plus valorisante. Pauline Mermet, estime elle qu’il n’y aura plus de séries « tout public » comme le sont Lucky Luke ou Boule et Bill.

Si Lucky Luke et Astérix ont accompagné l'enfance de Matthieu Bonhomme et Jean-Yves Ferri, ceux-ci, devenus eux-mêmes auteurs de BD, s'éloignèrent de ces références écrasantes avant de finalement les reprendre, dans des conditions très différentes. Matthieu Bonhomme est venu à Dargaud pour proposer une vision personnelle du cowboy solitaire, tandis que Jean-Yves Ferri a été sélectionné parmi plusieurs auteurs. Pour le second, il s'agissait donc plutôt de combiner différents éléments d'un univers pré-existant. Pour les deux, il s'agissait de reprendre des héros dont les dernières aventures les avaient déçus et de leur redonner un peu de leur jeunesse.

Benoît Peeters, tout en soulignant la créativité extraordinaire de la BD contemporaine et la reconnaissance qu'elle a acquis et que démontrent les expositions ou hors-séries publiés à son sujet, signale la situation extrêmement préoccupante d'une majorité d'auteurs. D'après l'enquête menée auprès de ceux-ci 4, plus de la moitié se trouve en effet dans une situation précaire, gagnant moins que le SMIC tandis que plus d'un tiers se trouve sous le seuil de pauvreté. Si la profusion d'albums publiés chaque année, 5 000 aujourd'hui contre 250 en 1983, explique en partie ces difficultés, un album ne restant en moyenne qu'une à trois semaines en librairie, Benoît Peeters pointe aussi l'absence de rémunération de ce qui constitue une part non négligeable du travail, à savoir séances de dédicaces et de promotion ou animation de blogs et de réseaux sociaux.

Du côté des bibliothèques, Agnès Bergonzi (Médiathèques de Paris – Vallée de la Marne), Soizic Cadio (Médiathèque Françoise Sagan, Paris) et Cédric Targa (Bibliothèque départementale de la Somme) présentèrent divers exemples de médiation autour de la bande dessinée, dont il fut rappelé qu’elle faisait, dès le départ l’objet d’une sélection, d’une orientation, entre jeunesse et adultes, et d’une présentation en rayons dont il ne faut pas négliger l’importance. Au-delà d’expositions organisées avant le festival d’Angoulême, ils présentèrent un rallye BD, aboutissant à la création d'une BD, divers ateliers organisés avec des artistes invités ou grâce à l'utilisation de logiciels de création de BD. A propos des expositions, Jean-Pierre Mercier (CIBDI), fort d’une longue expérience dans le domaine, souligna que la bande dessinée n’est pas faite pour être exposée, à de très rares exceptions, chaque planche s’insérant dans un ensemble et certains originaux étant incomplets du fait du processus de création 5. L’exposition « L’art de Morris », dont les originaux n’avaient jamais été présentés, a cependant rencontré un grand succès, notamment auprès des auteurs actuels.

Conclusion :
la bande dessinée, un élixir de jeunesse ?

S’il est difficile de répondre de manière définitive à la question posée, une intervention aura particulièrement marqué l'assemblée. Emmanuel Guibert, en introduction au colloque, a en effet lu « le lecteur petit », véritable plongée au cœur des sentiments qu’il éprouva, enfant, grâce à la lecture. Si cette fenêtre ouverte sur le passé, et sur Babar en Amérique, s'est révélée extrêmement émouvante, elle a également fourni quelques enseignements. Tout d'abord qu'aux yeux d'un enfant, un livre existe en lui-même et qu'il conserve, intact, malgré les années, son univers. Ensuite que la création de livres pour enfants peut être ressentie comme une responsabilité écrasante mais qu'elle est source d'une joie énorme lorsque cela fonctionne. Également que l'on ne peut pas, adulte, parler comme un enfant mais que l'on peut jouer avec eux et leur transmettre ce que l'on a appris, ce que Franquin savait faire de manière extraordinaire. Et en dernier lieu, mais il s'agit de mon opinion, que si la BD n'est plus forcément jeune, elle permet assurément à certains auteurs de le rester, pour notre plus grand plaisir !