Quel modèle de bibliothèque sommes-nous en train de construire ?

Journée ADBGV – 9 septembre 2016 – Nancy

André-Pierre Syren

Bibliothèques sur la place

En proposant de réunir à Nancy, à l’occasion du très couru salon d’automne « le Livre sur la place », une journée d’étude de l’Association des Directrices et Directeurs des Bibliothèques des Grandes Villes de France (ADBGV), Juliette Lenoir (BM Nancy), présidente sortante de l’association, aurait pu se contenter d’accompagner par une célébration du service public les festivités littéraires de l’automne lorrain. Cela n’a pas été le cas, en ce 9 septembre 2016, entre le Musée des Beaux-Arts et le Centre dramatique national, Marine Bedel (BM Rennes) n’a pas seulement conduit les auditeurs.trices du passé vers l’avenir, de la splendide place Stanislas vers les aménagements numériques de la Manufacture flambant neuf, mais encore sur le chemin incertain d’une évolution dont nul n’a osé prédire les avatars. La nouvelle présidente souhaitait que nous soyons « intranquilles », l‘assemblée -dont un fort contingent d’étudiants de l’IUT Charlemagne- le fut sagement sous l’été prolongé : les évolutions des bibliothèques sont plus discrètes dans l’espace social que celles des Pokémons...

Etat des lieux

« Quel modèle de bibliothèque sommes-nous en train de construire ? » Ce titre aurait pu susciter des envolées théoriques, voire des raisonnements dogmatiques sur ce que peut ou doit être une bibliothèque. A commencer par la question du lieu, le troisième lieu par exemple ? On sait le succès qu’a connu cette appellation dans la communauté bibliothécaire depuis le travail de Mathilde Servet.

Curieusement, le terme n’a été employé que par Bruno Racine, ancien président de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Le concept, pour reprendre l’intitulé de la journée, a un moment servi de modèle alternatif pour la définition de la bibliothèque, il semble avoir eu aussi le mérite de déverrouiller la réflexion sur les projets, en témoigne l’évolution de l’appellation de la nouvelle médiathèque de Thionville (initialement « 3E lieu »), inaugurée le 30 septembre 2016 après avoir été rebaptisée « Puzzle ». Juliette Lenoir a juste effleuré la question en rappelant que dans d’autres mondes que celui de la bibliothèque, car il en existe, n’en déplaise à Borges, par exemple dans l’univers numérique, l’appellation en vogue était le « tiers-lieu ». L’emploi du temps n’a pas permis d’épiloguer en séance sur le côté révolutionnaire du mot ou de la chose. A ce sujet, seul Claude Poissenot (IUT Charlemagne) est monté a posteriori sur la barricade de son blog « Du côté des lecteurs » (13 septembre 2016), en brandissant la tête de Bruno Racine au bout d’une pique.

Point de déchirements théologiques, donc, mais la présentation de parcours et d’intentions d’origines diverses. Itinérances variables plus que convergentes au final, ou du moins dont on peut proposer une lecture croisée plus que syncrétique. L’onction initiale de Lucienne Redercher, adjointe à la culture de Nancy avait suffi à celle-ci dans une célébration convenue de l’ouverture du livre à toutes les cultures et au patrimoine des bibliothèques. Elle cita Claudel, Philippe, président de l’édition du salon, pour espérer que le mot retrouve sa puissance et revalorise la durée contre l'immédiateté. Les aperçus furent précis, mais les perspectives divergentes : faut-il regarder dedans ou dehors ?

Intimité vs ouverture

A l’ouverture, Velibor Čolić, écrivain bosnien réfugié en France depuis 1992 après avoir tout perdu, présente son expérience d’auteur invité devant des classes après avoir fait des petits boulots dans les bibliothèques de Strasbourg et Douarnenez.

En final, Bruno Racine, conseiller maître à la cour des comptes, président de la BnF de 2007 à 2016, résume les intentions de ses mandats et quelques limites auxquelles il s’est heurté.

Celui qui a vécu la guerre n’a pas parlé de son expérience individuelle, mais du « mémoricide » subi par sa nation, en rappelant avec force que « Il y a 20 ans, on brûlait toujours des livres en Europe ». Il prend à témoin de la concorde interconfessionnelle que représentait la Bibliothèque nationale incendiée : la magnifique (et rescapée) Haggadah de Sarajevo. L’« ancien illettré » s'engage dans la lutte contre l'illettrisme, selon un habitus convenu : l’école est le lieu de l’échange, la bibliothèque celui de l’étude, pratique exigeante quand tout est fait pour réduire le citoyen au consommateur.

Il fait rire l’assistance en avouant avoir sauvé des classiques du désherbage (« massacre à la tronçonneuse ») par des prêts fictifs. Il la surprend en disant regretter les évolutions actuelles. Sa médiathèque « ressemble à la FNAC, il faut plus de place, plus de silence, arrêter tout ce qui clignote ». Il veut apprendre aux enfants « le respect, le silence, les valeurs » sans que les bibliothèques deviennent des cathédrales. Il touche enfin un point sensible quand il déclare que son combat est d’éteindre la télé, particulièrement dans les « familles pauvres avec une télé par personne. » Pour lui, la transmission est à ce prix.

A l’inverse, Bruno Racine a rappelé que l'ouverture du site François-Mitterrand de la BnF a dérangé les habitudes studieuses des « catéchumènes ». Certes, un quart des utilisateurs du haut de jardin passaient au rez-de-jardin (espaces de recherche) lors du renouvellement de leur carte. Mais la baisse de fréquentation était régulière et le public du haut-de-jardin majoritairement étudiant. La BnF nouvelle n’était pas employée comme elle avait été conçue : manque de commodités, dont wifi, offre documentaire sous-utilisée ou inutile (45% de collections en langues étrangères à l’origine), consultation des catalogues nulle… Le modèle classique (que l’on retrouvera magnifié, à l’inverse, dans la restauration du site Richelieu) ne manque pas de grandeur, mais d’impact. Au final, un « bilan en demi-teinte », un besoin d’évolution parfois contraire à la culture professionnelle des bibliothécaires, dont certaines redoutaient qu’elle se transforme en super bibliothèque municipale.

On ne transforme pas un tel monde en peu années. Bruno Racine a présenté ses orientations pour faire passer d’une politique de collections, réglée par « un logiciel patrimonial », à une bibliothèque de services : développement des médiations et de la socialisation, aménagement des espaces pour autoriser les usages « plus cool ». Celui qui a le plus médiatisé et, partant, développé les acquisitions patrimoniales prestigieuses de la BnF, n’en a pas moins un discours sans compromis : quand la numérisation vide les salles et que se créent – campus Condorcet par exemple- des pôles d’excellence de la recherche, l’heure n’est plus à la partition des publics. La BnF ne pourra se draper seulement dans une fonction d’érudition ou de « dernier recours » (expression dont il a banni l’emploi), mais évoluera comme bibliothèque publique, d’une nature certes particulière. Pour cela, elle doit dépasser le stade de diversification marginale des services (horaires, tarifs,…), qui a montré ses limites. Selon Bruno Racine, le développement passe par la création de centres de ressources transversaux, davantage liés à l’actualité, et la refonte de la « métrique de la BnF » pour mieux prendre en compte les usages numériques, à distance ou in situ. Mais la bibliothèque durera, car même dans les usages virtuels, le lecteur constitue « une personne bien réelle ».

Inclusion ou essaimage ?

Existe-t-il un effet de seuil ? On pourrait le penser à la lumière des stratégies publiques menées en Europe du Nord ou en France.

Directrice adjointe de la bibliothèque centrale d’Helsinki, Saara Ihamäki a présenté l’évolution du réseau de la capitale qui regroupe 10 % de la population finlandaise. Deux constantes courantes : croissance de la fréquentation numérique, stagnation de la fréquentation physique. Des particularités locales connues par ailleurs : réseau étendu, gratuit et largement ouvert…En partant d’une photo de famille où les parents regardent le smartphone qui absorbe le regard de leur bambin, elle expose ses projets numériques : comment rendre aussi attractive que possible la bibliothèque si on pense qu’elle est un « bon produit » ? En faisant participer les citoyens au design de ses services. Elle montre cette co-construction par deux exemples, une bibliothèque de quartier et la future centrale.

En point positif, on retiendra que l’appel à l’imagination publique pour dessiner une « machine à enrichir les idées » n’est pas réservé à la bibliothèque mais fait partie d’un projet de construction sociale beaucoup plus général. Cela donne lieu, en fonction de l’étendue du projet, à des processus de concertation plus ou moins spectaculaires, tout comme le design intérieur des salles qui apparaissent comme de véritables décors pour la mise en scène à grand spectacle de pièces différentes. Hors champ, on aurait aimé en savoir davantage sur l’économie interne du réseau et de la position du service en matière de diffusion de contenus. Nos collègues s’investissent beaucoup pour savoir quels facteurs influencent les choix de leurs lecteurs, mais ils se demandent comment mesurer la pertinence de tels avis. En cas limite, vouloir « donner la parole aux sans-voix » conduit à des silences parfois étonnants sur la demande d’usagers aussi traditionnels que les étudiants.

A l‘inverse de la bibliothécaire finlandaise qui a montré comment faire société dans la bibliothèque, Edouard Philippe, maire du Havre, s’est attaché avec un vrai talent de showman à exposer une politique qui vise à déployer la lecture hors les murs dans toute sa ville, beaucoup plus pauvre et moins « intellectuelle » que la moyenne de sa strate. A tout le moins, cet amoureux des livres qui en écrit, en achète et ne les prête (« Un livre prêté est un livre perdu ») ni ne les jette, sait distinguer une vertu publique, relevée avec effusion par la salle, et son vice privé. Il commence par signaler un paradoxe : grâce à la multiplication des supports, ceux qui ont plaisir à lire n’ont jamais été aussi heureux et les professionnels jamais aussi inquiets. Quant aux politiques, ils.elles sont perplexes sur une question qui traverse les clivages partisans habituels.

Pour autant, il relève que la diversité des publics des bibliothèques diminue, comme leur fréquentation générale. D’où un virage à 180° « on ne fait pas des bibliothèques pour faire venir les gens, mais on pose de petits fonds généralistes là où passent les gens » : des « relais-lectures » qui ne sont pas des substituts mais des compléments (réseau de prêt universel). Il déploie des boites à livres dans les lieux d’attente, provoque par des lectures intempestives, comme la programmation de l'Etranger avant l'Orchestre national de Barbès.

En concluant sur la nécessité de transmettre le plaisir, et pas seulement de faire de la médiation de vertus éducatives, il sait qu’il prend –lui aussi- à rebours le monde professionnel, à qui ne sont plus confiées toutes les dimensions de cette stratégie protéiforme dont il se déclare incapable d’évaluer l’efficacité. Selon lui, « on ne défend plus les territoires, même culturels, en érigeant des forts ». Anne-Marie Bock a suggéré que l’on évoluait plutôt du château collecteur au château d’eau distributeur, mais l’élu a répondu que, en privilégiant les objectifs de diffusion sur les évolutions de structures ou de personnel, il passait pour représenter la réaction incapable de comprendre la médiation. Pour mieux se faire comprendre, il a fini sur une analogie sportive : On ne construit pas un gymnase pour les valeurs éducatives et de sélection du sport, mais parce que cela permet de donner du plaisir » ergo : « Il faut penser lecture et pas bibliothèque, lecteurs et pas bibliothécaires ». La messe n’était pas dite ; Annie Dourlent a présenté intérêt de mesurer, non pas les pourcentages de fréquentation, mais l'impact dans la vie des personnes, autre façon d’envisager la métrique des services…

Paradoxes et contre-champs

Sylvain Mariette, délégué Lorraine de la fédération des MJC, et Juliette Lenoir se sont complétés pour faire bouger les lignes de l’introuvable modèle.

A son habitude volontiers iconoclaste, et après avoir remercié l’Etat pour la hauteur des financements des stratégies numériques, notamment des BNR (bibliothèques numériques de référence) en région, la directrice nancéienne a suggéré que beaucoup de concepts fondamentaux des bibliothèques étaient désormais dépassés.

L'avenir est-il encore dans les contenus ? Elle n'en est pas sure et observe en tout cas que les contenus patrimoniaux libres sont beaucoup moins demandés que les contenus sous droits.

Est-il nécessaire de s’appesantir sur la transitique en consentant de lourds investissements pour la RFID ? Les boites à livres sont-elles le complément d’une politique de lecture ?

En rejoignant les interrogations précédentes concernant les limites de la statistique quantitative et la recherche d’un nouveau modèle… d’évaluation des politiques publiques, elle propose des axes dont la réception par la salle fut très contrastée. Certes, il faut développer les nouveaux métiers de la curation numérique mais les priorités doivent être rééchelonnées en période de tension sévère sur les budgets : resserrer le réseau d'annexes, réduire l'action culturelle. Au mieux les publics de celle-ci sont des sur-utilisateurs, au pis, on ne fait que du team building.

La force de ces traits a malheureusement occulté les prudentes allégations du travailleur social. Du côté des MJC aussi, on s’interroge ; l’article 2 de leurs statuts les définit comme éléments essentiels de la vie sociale qui doivent aider les citoyens à devenir actifs et responsables. Dans cette perspective, le temps libre (en premier analysé par Hume) ne se remplit pas que de loisir, il peut aussi être occupé à des activités utiles.

Après avoir retracé quelques étapes de l’évolution des structures depuis un siècle : hygiéniste, patriotique, éducation parentale, il a souligné d’autres ( ?) types d’habitus (espaces silencieux pour les femmes, bruyants pour les hommes,…) et la tradition ancienne de l’échange oral avec les usagers dans la construction collaborative. Pour lui, l’irruption du numérique se traduit non seulement par la menace portant sur le livre, mais surtout par l’affaiblissement du projet critique humaniste. Le numérique encourage la quantité rapide contre la lenteur du livre ; le rôle du médiateur doit évoluer de la verticalité antérieure (animateur), vers la construction horizontale pour et avec les usagers. Si les bibliothèques sont dans leur rôle en partant de la langue, il constate que les pratiques non verbales (comme la danse) sont très efficaces avec les publics « éloignés de la culture » que tous cherchent à conquérir.

Il regrette la langue abimée, cause d’échanges violents. « On a besoin d'un récit commun qui dépasse le récit national. » a-t-il conclu en anticipant fort à propos des gauloiseries de campagne électorale.

Prenons langue, c’est le moyen et peut-être le modèle !

Si le maire de Nancy et celui du Havre n’avaient pas fait les mêmes études, le second ne serait sans doute pas venu, non plus que le représentant des MJC si la bibliothécaire ne l’avait rencontré lors de groupes de travail territoriaux, non plus que le réfugié bosnien rencontré en Bretagne… L’expression orale est l’indispensable commencement de l’écoute, de même que, Annie Brigand l’a relevé, le passage par l'écriture est une clé importante pour la pratique de la lecture.

Archives d’une culture collective, les bibliothèques doivent aussi en devenir une des fabriques.