Le livre numérique en bibliothèque

État des lieux et perspectives

par Catherine Muller

Laurent Soual

Éd. du Cercle de la Librairie, collection « Bibliothèques », 2015, 119 p.
ISBN 978-2-7654-1477-3 : 30 €

Laurent Soual connaît bien les bibliothèques. Auparavant conservateur des bibliothèques, aujourd’hui consultant en informatique documentaire, il publie un ouvrage sur le livre numérique en bibliothèque et son avenir sous la forme d’un bilan. Procédant à une radiographie exhaustive des enjeux pour les bibliothèques publiques et universitaires, l’auteur propose un panorama salutaire dans un contexte mouvant et instable, tant au niveau technologique que juridique et économique. Plus d’une décennie après l’émergence du livre numérique sur le marché de l’édition, aucun modèle réellement stable reconnu par l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre numérique ne s’est encore imposé  1.

L’ouvrage fournira aux novices des repères indispensables et un excellent outil de formation pour la profession, dont le poids dans les débats d’avenir est vital pour offrir une alternative à la diffusion massive et formatée de la culture par les monopoles industriels de contenus numériques.

En six chapitres, dont le dernier plus prospectif, l’auteur met à jour l’écosystème technique complexe du livre numérique, pose le cadre historique et législatif, souligne l’hétérogénéité de ses acteurs, dresse une typologie de l’offre en bibliothèque et envisage, en conclusion de l’ouvrage, quelles solutions d’avenir privilégier.

Le retard français

Un bref détour par les baromètres annuels  2 sur le marché du livre numérique suffit à nous convaincre du retard français  3. L’édition de livres numériques reste clairement un marché de niche où les éditeurs nationaux sont fragilisés par le poids des acteurs du web et les industries de contenus numériques. À l’échelle nationale, si l’on totalise 15 % de lecteurs numériques sur l’ensemble du territoire français, encore faut-il nuancer ce constat par la spécificité du lectorat qui relève de la catégorie de grand lecteur, numérique ou pas. Ainsi que le rappelle fort à propos l’auteur, la question de la lecture numérique se pose quoi qu’il en soit dans un contexte d’érosion structurelle de l’édition  4.

Pour autant, l’engouement que suscite le livre numérique ne se dément pas et s’explique par ses facilités de stockage et de mobilité, et son coût généralement plus faible. Les enquêtes d’usage relèvent d’ailleurs que la gratuité et la première expérience de lecture, en termes notamment de plaisir et de confort de lecture, sont déterminantes pour fidéliser le lecteur. La profession tirera profit de ces enseignements pour construire une offre de service réaliste, en phase avec les usages, et élever la voix dans les débats : la lecture numérique reste une lecture complémentaire, encore trop sporadique pour constituer un levier contre le déclin de la lecture, mais dont l’ergonomie des supports et la culture de l’accès libre sont capitales pour être adoptée par les usagers.

On reviendra ici sur les grandes étapes qui jalonnent l’introduction du livre numérique en bibliothèques et sur les contraintes qui retardent encore le potentiel de l’offre et des nouveaux usages pour les lecteurs de bibliothèques.

Chronologie du livre numérique

On connaît bien l’histoire du livre numérique : apparu à l’origine en bibliothèque à des fins de conservation du patrimoine pour les fonds anciens et précieux, le livre numérique ne s’organise en collection numérique que bien plus tard. À l’inverse, l’élan fondateur et visionnaire lancé avec le projet Gutenberg en 1971 par Michael Hart, pour constituer une bibliothèque virtuelle à partir de la numérisation des textes du domaine public, survient un peu trop tôt, avant même l’arrivée d’internet. Mais il marquera d’une pierre blanche la culture du libre accès au livre numérique, dont Gallica ou Wikisource ont été les premiers héritiers.

On sait que les acteurs des technologies du web ont joué un rôle de leader dans la croissance du marché de la lecture numérique sur liseuses et tablettes. On sait moins comment la transformation numérique de l’édition, et le moindre coût qu’elle génère pour les acteurs du livre, a rendu possible l’apparition d’éditeurs pionniers à qui l’on doit l’innovation de nouveaux modèles techniques, juridiques et économiques. Conscients de l’intérêt des nouvelles modalités de production et de diffusion pour la créativité de l’édition, ils s’organisent en coopérative d’auteurs pour publier en autoédition, ou se lancent dans des éditions tout numérique « pure players » sur le modèle du cofinancement. Parallèlement, le modèle de diffusion du livre numérique en libre accès prend son essor, qu’il s’inscrive dans le cadre juridique des Licences Creative Commons ou dans une culture de l’innovation qui mixte les modalités d’accès, gratuit en streaming et payant au téléchargement  5. Ces nouvelles conditions de circulation du livre favorisent de nouveaux modes d’appropriation culturelle, y compris le téléchargement illégal qui concerne plus d’un tiers  6 des lecteurs, le plus souvent technophiles. Le modèle ouvert reste le plus attractif auprès de la grande majorité des petits lecteurs, pour lesquels la lecture n’occupe qu’une part anecdotique de la consommation culturelle. Pour la minorité des 10 % qui achètent au format numérique  7, des réticences s’observent dès que le seuil psychologique de 10 euros est dépassé.

Complexité de l'écosystème du livre numérique

L’écosystème du livre numérique est complexe. Tout lecteur qui s’est aventuré dans la lecture numérique le sait bien, et a fortiori le bibliothécaire, animé par la meilleure volonté pour proposer une offre de service crédible à ses usagers. Autrement dit, la connaissance de l’environnement technique du fichier numérique est indispensable pour construire la lecture numérique.

La question des formats et de leur hétérogénéité est essentielle ; elle conditionne entre autres les modes de lecture – en ligne ou en téléchargement – et d’accès, sur ordinateur ou dispositif mobile, connecté ou non. Parmi les formats les plus stabilisés  8, excepté l’historique format web HTML qui ne requiert aucun logiciel pour lire en ligne, tous sont la combinaison d’un fichier numérique et de logiciels de lecture et de gestion des droits numériques, les DRM 9. La position hégémonique des grands acteurs des technologies sur le marché du livre numérique  10 est d’ailleurs étroitement liée à des stratégies économiques qui emprisonnent le lecteur dans un écosystème fermé où l’offre éditoriale et logicielle est couplée au support de lecture, et la notion d’interopérabilité et d’autonomie de l’usager entravée. De leur côté, les principaux constructeurs de terminaux mobiles entérinent un modèle technique où l’achat de matériel est couplé à des magasins d’applications dédiés  11. Côté usages, si les enquêtes confirment l’engouement des lecteurs pour les tablettes et la part croissante de la lecture sur smartphone, elles révèlent que la liseuse est de loin l’élue pour la qualité de l’expérience de lecture.

Autres points de tension : l’absence d’interopérabilité entre les formats de notices bibliographiques des catalogues d’éditeurs, l’Onix et des catalogues de bibliothèques, l’Unimarc qui oblige à rediriger les usagers sur l’interface web du fournisseur et à enrichir les Opac par des web services facturés par les éditeurs. Mais au-delà d’une question de divergence de formats entre le monde de l’édition et des bibliothèques – appelée à se résoudre par la mise en place de passerelles entre catalogues avec la généralisation du protocole OPDS ou le modèle conceptuel FRBR de données bibliographiques adapté au web sémantique –, les écueils rencontrés par les bibliothèques tiennent surtout à un manque d’intérêt économique des acteurs de l’édition numérique pour les besoins des collectivités publiques.

Acteurs et dispositifs d'accès au livre numérique

L’hétérogénéité des acteurs du livre numérique, dont l’auteur tente une typologie, ne simplifie rien. Les rôles classiques de la chaîne du livre imprimé répartis entre éditeur, distributeur ou agrégateur, libraire et bibliothèque, se brouillent dès lors que s’intercalent les nouveaux prestataires d’entrepôt numérique qui cumulent plusieurs rôles. L’infrastructure technique nécessaire conduit les éditeurs à passer par des plateformes de distribution de livres numériques, constituées en réalité à leur initiative, tel Eden Livres pour les éditions Flammarion, Gallimard et La Martinière. Certains éditeurs deviennent distributeurs, comme Hachette, et certains distributeurs deviennent librairies, comme Numilog, ePagine ou Immateriel.

L’accès au fichier depuis la notice de l’éditeur est stocké dans l’entrepôt – d’où il sera téléchargé ou lu en streaming par le lecteur – et géré directement par le distributeur qui assure les flux comptables et de métadonnées. La majorité des distributeurs s’appuient sur des dispositifs de gestion de flux comme le Hub Dilicom, le service interprofessionnel des distributeurs – d’accord pour mettre en commun leurs catalogues dans le fichier exhaustif du livre de Dilicom, le FEL – et des libraires  12. L’objectif est de proposer un seul accès pour connecter l’ensemble des partenaires.

Le rôle dévolu aux bibliothèques, lui, reste encore en devenir ; certes, un nouveau modèle économique a été lancé avec les premières expérimentations de plateforme de prêt numérique en bibliothèque (PNB). Bibook, la plateforme de prêt numérique du réseau des bibliothèques grenobloises, et la solution d’Archimed pour les villes d’Aulnay sous-Bois, Levallois, Montpellier et Paris en sont des exemples. Fruit d’un montage subtil né de l’association entre plateformes de distribution de livres numériques  13 et éditeurs de logiciel d’interfaçage aux catalogues de bibliothèque  14 en partenariat avec les libraires, le service PNB s’appuie sur le Hub Dilicom. Mais ce modèle est encore loin de faire l’unanimité dans la profession qui dénonce un modèle économique onéreux à l’avantage des éditeurs, un contrôle excessif des usages verrouillés par les DRM, un modèle d’acquisition à l’unité, une limitation de l’offre éditoriale, l’absence de garantie quant à la pérennité des collections, voire le principe même du « prêt » numérique hérité du modèle imprimé. Le service semble toutefois à l’auteur de cet ouvrage la solution actuelle la plus adaptée, moyennant des évolutions, pour concilier les intérêts des éditeurs, le rôle des bibliothèques, les attentes des usagers et la place des libraires dans la chaîne du livre.

L’absence d’un cadre juridique propre au prêt numérique ne facilite pas les accords entre éditeurs et bibliothèques, perçues comme une menace sur les ventes, alors que de nombreuses études prouvent le contraire, et l’instabilité de la TVA  15 ajoute au climat de défiance du marché. Si la loi sur le prix unique sur le livre numérique (PULN) de 2011 garantit une régulation du marché, elle ne règle pas la question de la rémunération des ayants droit. Seul le modèle de licence collective des droits numériques, tel qu’il est adopté en Europe du Nord et prévu dans le dispositif ReLire 16, laisse présager une adaptation législative au livre numérique.

Largement détaillés dans les deux derniers chapitres, on ne reviendra pas ici sur les méandres de l’offre de contenus faite aux bibliothèques par tous les fournisseurs du marché confondus, allant de l’éditeur et du libraire aux agrégateurs spécialisés et pluridisciplinaires, selon une variété de modèles d’achat et d’accès qui a de quoi laisser perplexe.

Des recommandations ?
Accords et dissenssions au sein de la profession

Revenir en revanche sur les positions des associations de bibliothécaires et des pouvoirs publics permet d’envisager des dispositions plus adaptées à l’avenir du livre numérique en bibliothèques. Du côté des politiques publiques, on observe des initiatives de plus en plus marquées en faveur des acteurs du livre numérique et l’équilibre des rôles ; d’abord en 2012 par des préconisations émises par le CAS  17 puis en 2014, suite au rapport IDATE sur l’offre de livres numériques en bibliothèques publiques, par la cosignature avec les associations professionnelles de douze recommandations. Mais ce compromis entre les intérêts des éditeurs et les réalités des bibliothèques ne répond que partiellement aux attentes des professionnels, formalisées pour la lecture publique par le réseau Carrel et pour les bibliothèques universitaires par le consortium Couperin 18. Des points de divergence demeurent, notamment sur la question des DRM, la liberté d’usage des lecteurs, la portabilité des données et des accès, ou encore l’archivage pérenne des collections.

À ce stade, on ne pourra pas faire l’économie de solutions plus radicales pour assurer l’avenir du livre numérique en France et sa place en bibliothèque. Des modèles d’intégration plus consensuelle existent : la création de Pretnumérique.ca par la société De Marque pour les bibliothèques du Québec repose historiquement sur l’entente entre bibliothécaires, libraires et éditeurs ; les bibliothèques de Wallonie-Bruxelles bénéficient depuis peu non seulement d’un entrepôt numérique commun adossé au catalogue collectif, Samarcande, lui-même interfacé au PNB belge, Lirtuel.be, et au Hub Dilicom, mais aussi d’une politique d’acquisition gérée par une centrale d’achat en mesure de négocier les coûts. Rénover le cadre juridique  19 et l’approche l’approche historique du droit d’auteur pour garantir de réels droits de lecture à l’usager et contrer la mainmise des industries du web, systématiser la négociation des droits d’acquisition à l’échelle nationale par des consortiums d’achat pour réduire les coûts, privilégier les technologies ouvertes inter­opérables pour interfacer les systèmes entre tous les acteurs de l’écosystème du livre numérique, repositionner enfin la bibliothèque comme actrice et non simple prestataire de la transition numérique, ce sont là autant d'opportunités qu'il serait dommage de ne pas saisir au vol.

  1. (retour)↑  Encore faut-il nuancer ce constat à l’échelle internationale par certains exemples de réussite synthétisés dans le dernier chapitre du livre, et dont on retrouvera le détail dans la série des billets d’enssibLab consacrée aux modèles de prêts numériques en Europe et outre-Atlantique. http://www.enssib.fr/recherche/enssiblab/les-billets-denssiblab
  2. (retour)↑  Citons entre autres le 4e Baromètre sur les usages du livre numérique publié conjointement par le SNE, la Sofia et la SGDL en 2014 –, l’enquête menée par Hadopi en 2014, ou encore celle de l’Ifop sur les usages du livre numérique.
  3. (retour)↑  Avec une part réduite à 3,1 % du chiffre d’affaires de l’édition en 2013 contre 20 % aux USA, et ce, malgré l’observation d’une croissance significative de 1 à 2 % l’année suivante.
  4. (retour)↑  Ainsi que le souligne l’auteur, « on achète de moins en moins de livres en France, même si les grands lecteurs achètent de plus en plus souvent du numérique… ».
  5. (retour)↑  C’est le cas notamment d’OpenEdition Books, la plateforme d’OpenEdition dédiée au livre numérique.
  6. (retour)↑  Cette évaluation date de l’enquête d’usages de l’Ifop 2014.
  7. (retour)↑  Idem.
  8. (retour)↑  D’après une étude récente, c’est le format propriétaire des liseuses Kindle d’Amazon qui arrive en tête du marché du livre numérique, loin devant le format ouvert Epub et le standard d’origine, le PDF.
  9. (retour)↑  Les Digital Rights Management sont des techniques de protection préconisées par la loi DADVSI de 2006 sur le droit d’auteur. La protection DRM est gérée par le logiciel Adobe qui contrôle l’accès au fichier numérique en imposant à l’usager la création d’un compte nominatif pour le déverrouiller.
  10. (retour)↑  Catherine Muller, « Pratiques de lecture et nouveaux supports numériques : des évolutions convergentes ? », BBF, n° 6, 2011. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-06-0122-008
  11. (retour)↑  Apple et Google imposent sur ce marché leurs systèmes d’exploitation, IOS et Android, respectivement couplés à Apple Store et Android Market. Sur le même principe, plus récemment, Microsoft propose Windows Store.
  12. (retour)↑  Le service Dilicom assure ainsi aux libraires la mise à jour de leurs catalogues et facilite le traitement de leurs commandes.
  13. (retour)↑  Par exemple Feedbooks et ePagine.
  14. (retour)↑  Par exemple la société québécoise De Marque et la société Archimed.
  15. (retour)↑  La hausse de la TVA à 20 % en mars dernier a fait l’objet d’une campagne virulente des acteurs du livre orchestrée par le SNE pour défendre l’identité du livre numérique contre l’assimilation par la Commission européenne à une prestation de services.
  16. (retour)↑  Encadré par la loi de 2012 qui modifie le Code de la propriété intellectuelle, ce dispositif de gestion collective prévoit l’exploitation commerciale au format numérique des livres indisponibles du XXe siècle protégés par le droit d’auteur. La gestion du registre est sous la responsabilité de la BnF.
  17. (retour)↑  Le Centre d’analyse stratégique du Gouvernement émet en 2012 des orientations pour les acteurs de la chaîne du livre à l’ère du numérique pour développer le livre numérique dans le respect des attributions respectives de chacun et avec l’ambition de répliquer à l’hégémonie des industries du web sur le marché.
  18. (retour)↑  On citera également, pour le contexte universitaire et la recherche, les préconisations de L’Ebook dans l’EPUR : le livre numérique dans l’édition professionnelle, universitaire et de recherche, publié par le GFII en 2012 et librement disponible sous forme de Livre blanc.
  19. (retour)↑  La demande d’une nouvelle législation fait du reste l’objet d’une mobilisation de la profession à l’échelle européenne. Citons la campagne menée pour Le droit de lire numérique par EBLIDA, l’European Bureau of Library and Documentation Associations, et la Charte des droits numériques du collectif WePromise.