La protection du patrimoine documentaire syriaque

Le regard d’Alain Desreumaux

La rédaction du BBF

Pillages, dégradations, destructions : le patrimoine documentaire syriaque est particulièrement menacé. Alain Desreumaux – directeur émérite de recherches au CNRS et président de la Société d'études syriaques – revient sur la nécessité de protéger et valoriser ce patrimoine fragile.

The Syriac documentary heritage is under particular threat, facing pillaging, damage, and outright destruction. Alain Desreumaux, director emeritus of research at the French National Centre for Scientific Research and president of the Syriac Research Society, discusses the importance of safeguarding and promoting this fragile heritage.

Si vous vous préoccupez du patrimoine syriaque, vous pouvez rencontrer Alain Desreumaux. La passion qui l’anime depuis plusieurs décennies, son expertise hors du commun, mais aussi sa grande disponibilité, son enthousiasme et sa bienveillance en font une pierre angulaire des actions menées en direction d’un patrimoine particulièrement exposé aux dangers contemporains.

Alors que la principale aire géographique des manuscrits, monuments et vestiges parfois vivants de la langue syriaque est en proie à des conflits et destructions d’une intense violence, celui qui en est l’un des plus importants découvreurs, déchiffreurs, protecteurs et diffuseurs met en œuvre une analyse engagée et lucide quant à la situation, aux solutions et aux enjeux culturels et scientifiques qui s’y déploient.

Empreinte d’un extraordinaire dynamisme, la langue syriaque (encore utilisée et donc comprise comme langue liturgique dans de nombreuses paroisses au Proche-Orient) et la culture qu’elle a irriguée ont fait preuve d’une très grande capacité d’adaptation, de résilience à travers les siècles mais aussi par-delà son bassin géographique initial : on retrouve une église à Xi’an en Chine comportant une stèle épigraphiée en langue syriaque, tout comme on en trouve en Asie centrale, loin donc d’Edesse ou d’Antioche, de Damas ou d’Alep…

Issu de l’araméen dont il incarne en quelque sorte la conversion chrétienne, le syriaque a su s’accommoder de toutes les cultures auxquelles il a été confronté, pour produire un corpus d’une très grande richesse tant épigraphique que manuscrite. La pensée qu’il reflète, à travers sa manière très subtile d’aborder la grammaire, englobe une conception raffinée et complexe des relations du sujet, du verbe, des personnes de la Trinité, alliant les considérations linguistiques, métaphysiques et théologiques. Un important corpus historique ou astronomique est également à souligner.

Cette langue est, en elle-même, un carrefour culturel : sémitique dans son origine et sa structure, s’étant approprié des éléments de la culture hellénistique, parfaitement adaptée au monde romain, outil du christianisme proche-oriental, comprise par de nombreuses populations arabophones du fait même de son origine sémitique…

La culture syriaque a pourtant connu, depuis longtemps et bien avant les conflits actuels, de nombreuses causes de destructions et dégradations.

Le facteur le plus ancien et que l’on retrouve encore actuellement avec les exactions des groupes armés islamiques, ce sont les pillages : voici probablement la menace la plus élevée auquel le monde syriaque fait face depuis des siècles.

Les persécutions ensuite ont été nombreuses et variables selon les époques. Enfin, naturellement, ce patrimoine est particulièrement menacé par les guerres et au premier chef par les destructions de ces derniers mois.

Toutefois, une forme moins spectaculaire de menace sur le patrimoine se révèle dans ce qu’on peut qualifier d’« immobilisme intellectuel » ainsi que d’amateurisme mal éclairé en matière de conservation : conserver jalousement ses trésors, ne surtout pas les diffuser, ni les rendre publics (et c’est bien l’un des enjeux et des effets de la numérisation), ou encore restaurer sans aucune expertise des éléments architecturaux et épigraphiques peut s’avérer tout aussi destructeur pour ce patrimoine décidément menacé de toutes parts. L’absence d’arbitrages économiques et de choix politiques clairs de protection de ces patrimoines est, du côté des pays potentiellement pourvoyeurs de moyens, le principal danger, dans un contexte de réductions des dépenses publiques et de rentabilisation des actions menées.

Pourtant, pour Alain Desreumaux, protéger et valoriser ce patrimoine c’est « vital, plus important que tout, c’est aussi vital que d’avoir des enfants et de les élever ». En effet, la préservation de ces éléments culturels menacés de toutes parts, et pas seulement, nous l’avons vu, du fait de la folie destructrice de quelques fous dangereux, permet de construire un avenir, un horizon, et c’est bien ce lien, cette continuité dans le temps, qui confère au patrimoine sa valeur vivante.

Les actions conduites ne sont pérennes qu’à la condition d’être véritablement investies par les acteurs locaux qui doivent pouvoir s’en sentir solidaires et responsables. Elles doivent être portées par une volonté forte des propriétaires et des acteurs publics, et rendues possibles certes par des investissements (ce qui signifie ici un mode d’intervention non « prédateur ») mais surtout par une indispensable formation en direction des personnes qui en auront la charge sur place. Sans cette transmission de savoir-faire, les projets de coopération sont voués à l’échec et à l’inefficacité. Dans cette dimension, le patrimoine prend aussi tout son sens en termes de dialogue culturel : il importe de « s’éduquer mutuellement ».

De la même manière, cette nécessité de la concertation implique, au plan méthodologique, d’être « à l’écoute du patrimoine » : « Je me considère comme ignorant de beaucoup de choses que je pensais connaître. » De cette attitude d’humilité naît le vrai travail de recherche, ainsi que les possibilités d’une coopération fructueuse.

Il importe enfin de bien inclure l’éducation populaire dans les nécessités d’une coopération réussie, aux fins d’éduquer le public, de combattre l’ignorance et de permettre aux citoyens concernés, à quelque contrée qu’ils appartiennent, de s’approprier leur propre histoire et de déterminer ainsi les conditions de leur avenir commun.

Certains projets traduisent bien la mise en œuvre de ces compétences et de ces convictions, tel le centre œcuménique du SEERI à Kottayam au Kérala en Inde, au cœur d’une communauté très vivante d’églises syriaques de la côte de Malabar, forte de quelque six millions de membres et dont la présence est attestée formellement depuis (au moins) le VIe siècle : ce centre a développé l’étude des manuscrits et forme des chercheurs puisqu’il est désormais homologué par l’université Mahatmah-Gandhi de Kottayam et habilité à délivrer le doctorat.

De même, l’« opération Charfet  1 » s’avère particulièrement importante, puisque cet atelier permet l’étude matérielle des fonds mais aussi le développement de la recherche et le travail sur les contenus, tout ceci sur la base d’un important effort de formation.

Enfin, la réflexion sur la numérisation, qui est un volet majeur de la préservation du patrimoine documentaire en danger, doit elle aussi être développée puisque se pose, à son tour, la question de sa propre conservation et protection.

  1. (retour)↑  Voir dans ce dossier du BBF l’article « L’atelier de Charfet : un projet de restauration et de valorisation au Proche-Orient », http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2015-07-0086-008.