Émotions patrimoniales
Quand le patrimoine devient l’affaire de tous
Les atteintes au patrimoine – qu’elles soient volontaires comme les destructions d’origine humaine ou causées par une catastrophe naturelle – suscitent des émotions dont on trouve un écho dans les médias et sur internet. Car, dès lors qu’il y a menace, la cause patrimoniale cristallise les passions et mobilise l’opinion d’un public qui se perçoit implicitement touché dans son identité.
The destruction of our heritage, whether the result of deliberate human action or natural disaster, stirs emotions that are reflected in the media and online. When heritage comes under threat, it becomes a focus for passionate engagement and stirs up public opinion as people feel their own identity is implicitly under attack.
Le patrimoine fait souvent la une des médias français et l’été 2015 n’y déroge pas, à l’image de la revue de presse proposée dans les lignes qui suivent, où nombre de questions ou débats sont soulevés en son nom.
On ne badine pas avec Bouddah ! Cinq mois après le tremblement de terre au Népal, le gouvernement souhaite restaurer plus de 2 500 édifices religieux et historiques endommagés ou en ruines. Mais déjà la fronde gronde : artistes et restaurateurs s’opposent au principe même de la procédure d’appel d’offres lancée, arguant que « si la chapelle Sixtine avait passé un appel d’offres pour repeindre son plafond, [cela aurait été] impossible ! Ce n’est pas le bas prix qui doit l’emporter mais la qualité 1 ». D’autres lancent une pétition pour que l’État abandonne son projet et consacre du temps et des fonds pour déjà former des sculpteurs qui œuvreront à la restauration, notamment celle de statues et représentations des icônes (car le sourire d’un Bouddha n’est pas « celui du rire mais de la béatitude 2 » et les artistes doivent apprendre longuement à saisir la nuance).
Shocking ! Le pub historique La Taverne Carlton, dans le nord de Londres, a été rasé par des promoteurs au début de l’année. Les Anglais se sont alors offusqués que l’on attente à l’intégrité de ces établissements traditionnels, construits entre les deux guerres mondiales, qui « incarnent une esthétique néo-géorgienne ou néo-Tudor 3 », mais qui racontent surtout comment la population a su, après les bombardements, « réinventer l’âme britannique 4 ! ». Depuis, l’Historic England (agence publique de protection du patrimoine architectural) a procédé a classement de 19 pubs.
Le conflit toujours plus lâche. Fin août, on apprenait que l’État islamique avait détruit le temple de Baalshamin, les djihadistes prônant « la suppression de toutes traces de civilisation antérieure au début du VIIe siècle pour revenir au temps de Mahomet 5 ». La guerre en Syrie interpelle encore la communauté internationale avec ce saccage de Palmyre qui rappelle ceux au musée de Mossoul, à Ninive ou Hatra, soit l’aire géographique où est née l’écriture il y a cinq mille ans, berceau de la civilisation.
La « plage de la discorde 6 ». En juillet, les vacances du roi d’Arabie Saoudite dans sa propriété à Vallauris ont fait « des vagues dans le pastaga 7 ». En cause, la fermeture de la plage de la Mirandole aux pieds de sa propriété et ses travaux d’aménagement menés sans autorisation administrative. S’appuyant sur la loi littoral (interdiction de privatiser les plages), des opposants ont lancé une pétition exigeant « le retrait de toutes les constructions sur le domaine public de la plage de la Mirandole (notamment la dalle en béton destinée à accueillir un ascenseur privé) ainsi que le libre accès à cette portion du littoral maralpin 8 ».
L’évocation pêle-mêle de ces quelques cas interpelle : qu’entendons-nous par le terme de patrimoine ? Des bars anglais, un bord de plage français, des lieux de culte syriens ou népalais pourraient-ils être considérés de manière univoque ? Patrimoine mondial de l’humanité, d’une part, et monuments identitaires pour une nation, d’autre part, ou encore bien immobilier privé : tous illustrent combien le mot patrimoine est pluriel, comment son appréciation oscille selon les pays, les époques, les sociétés.
L’objectif de ce texte sera de présenter plusieurs voix qui ont enrichi la compréhension du patrimoine durant les années 1980, lorsque ce dernier a connu une croissance exponentielle, tant des biens ou objets qu’il recouvrait que des valeurs qu’il transmettait. À travers des exemples concrets, la focale se portera sur le syndrome des « émotions patrimoniales » où experts, architectes, élus, médias et particuliers se retrouvent (ré)unis pour défendre, promouvoir et reconstruire un bien patrimonial.
Ainsi, il s’agira tout d’abord de montrer comment le patrimoine est devenu l’affaire de tous et source d’identité, avant même que d’être reconnu pour ses valeurs esthétiques ou historiques. Par la suite, dans un essai de typologie, on présentera plusieurs mobilisations, mues par des causes variées, mais qui ont toutes en commun de bénéficier ou d’avoir bénéficié d’une forte médiatisation.
« Touche pas à mon patrimoine ! » :
une inflation patrimoniale en crescendo
De quoi parle-t-on quand on évoque le patrimoine ?
Penchons-nous sur la définition traditionnelle du terme patrimoine : « Ensemble des biens hérités des ascendants ou réunis et conservés pour être transmis aux descendants. anal. ou au fig. [En parlant d’un trait de caractère, d’un comportement, de valeurs morales, culturelles, etc.] Ce qui est transmis à une personne, une collectivité, par les ancêtres, les générations précédentes, et qui est considéré comme un héritage commun 9. »
Elle véhicule l’idée de biens matériels transmis dans le temps, reliant passé, présent et futur dans un objectif de conservation. Il s’agit de maintenir hors de toute altération, dans le même et/ou bon état un bien patrimonial.
Cependant, les historiens de l’art, les conservateurs du patrimoine, les chercheurs en sciences sociales, les acteurs politiques en lien avec les monuments, tous n’ont de cesse d’évoquer – voire de critiquer – un patrimoine qui deviendrait endémique : l’architecture vernaculaire propre à chaque département (les pigeonniers tarnais, les lavoirs du Sud-Ouest 10) qu’il faudrait restaurer. Des installations d’artistes contemporains dans des lieux prestigieux (l’emballement du pont Neuf par Christo) que l’État ou les collectivités territoriales devraient commander et financer. Des demandes de classement en monuments historiques en France (bornes kilométriques Michelin 11) jusqu’au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco qui ne semble pas avoir de limites quant à ses objets (des ruines, des églises, des mers, des usines, des paysages ; du bâti, du végétal, de l’immatériel, etc.) 12.
Le « petit patrimoine » et le plus grand se côtoient dans cette approche pour fusionner en un tout malléable, où ce n’est plus l’œuvre d’art, le monument, un style architectural qui priment mais les usages sociaux de ces biens monumentaux, ce que les individus en retirent comme symbole, comme pratique et le regard qu’une société et son époque (pro)jettent sur eux. L’inflation patrimoniale s’illustre aussi chaque année avec le succès des Journées du patrimoine le dernier week-end de septembre en France où plus de 12 millions de visiteurs en 2015 ont découvert des monuments plus ou moins illustres. La réussite de ce dispositif créé en 1984 dépasse l’Hexagone avec les Journées du patrimoine européen où plus de cinquante pays copient cette idée made in France.
Selon l’historienne Françoise Choay, nous sommes confrontés à une « triple extension typologique, chronologique et géographique des biens patrimoniaux, accompagnée d’une croissance exponentielle de leur public 13 » : de plus en plus de biens deviennent patrimoniaux (extension typologique) ; le champ de ce qui est protégé et à transmettre s’étend toujours plus du fait d’une progression et d’une création artistique dans le temps (extension chronologique) ; le village-monde s’uniformise et crée des critères patrimoniaux à l’échelle de la planète, les secteurs sauvegardés s’amplifient (extension géographique). L’historien Dominique Poulot propose une synthèse dans laquelle le constat est plus désabusé : « Le succès d’une nouvelle attitude devant le passé […] ferait le lit d’un postmodernisme recentrant les valeurs sociales sur les concepts d’identité, de mémoire et de territoire. D’autres s’inquiètent des débordements possibles d’une “prolifération patrimoniale” […]. La notion de patrimoine se perdrait alors, au mieux dans des politiques de développement local, au pire dans la promotion de telle politique-spectacle 14. »
Ce qui se transmet apparaît alors comme fabriqué ou retravaillé par les contemporains, l’héritage n’étant pas l’histoire mais « “une déclaration de foi dans ce passé 15”, un ensemble de mythes qui se nourrissent d’erreurs et d’inventions mais qui sont nécessaires à la constitution d’une identité 16 ». Identité, mémoire, territoire, public et politique : des ingrédients qui pimentent la notion de patrimoine depuis les années 1980 ; des concepts parfois plus forts que le bien patrimonial lui-même puisque, comme on vient de l’esquisser, dorénavant ce sont eux qui président aux décisions de transmission et de conservation.
« Le monument engage la mémoire du groupe par invocation, identification, anticipation. Il produit de la communauté, en la désignant à elle-même comme force d’adhésion et projet, à travers le partage de rituels et d’affects. Le marbre dont il est fait n’est pas là pour figer, mais bien pour mouvoir et émouvoir des corps qui n’éprouvent leur cohésion que par sa médiation 17. »
Louise Merzeau fait ici du monument un médiateur : il rend possible un sentiment d’appartenance des individus à une entité qui les rassemble, il se trouve à la fois sujet et objet de l’identité. La « valeur d’ancienneté », promue par Aloïs Riegl, s’avère dès lors mouvante, et ce, sous différents aspects : les marques du temps s’accumulent sur les frontons et les pierres ; l’existence du monument s’enrichit de nouveaux épisodes où il exerce une fonction, même symbolique ; chacun peut s’y projeter en réactivant des souvenirs qui lui sont liés ou en en créant d’autres, aujourd’hui ou demain. Véritable « mobilier de notre vie quotidienne 18 », les monuments définissent un cadre spatial, architectural et temporel dans lequel les groupes d’hommes (la famille, les habitants d’une ville, d’un pays, d’une planète) évoluent, conscients d’un avant et d’un après : héritiers de ce « marbre », il s’agit de le transmettre à des successeurs, traçant le fil de généalogies personnelles et sociales. C’est cette idée de mouvance oscillant entre création/recréation qui s’impose : le concept de moviment de Francis Ponge 19 décrit cette constante du basculement entre le passé et l’avenir, cette inversion permanente entre un monument et des hommes qui se nourrissent mutuellement.
Le patrimoine sous les affres de la passion
C’est l’ensemble de ces données qui peut expliquer l’engouement endémique ou toujours plus grand pour le patrimoine. Mais une dernière doit être évoquée, à savoir la passion : « Le patrimoine, comme l’identité, est, depuis ses origines, étroitement lié à l’histoire et à la mémoire ; il est ipso facto enjeu de choix passionnels et de conflits ardents. […]. Patrimoine et identité ne sont pas des notions et des réalités molles et tranquilles ; ce sont des passions 20. »
Le président des monuments nationaux, Philippe Bélaval développe une idée proche où le monument « ce n’est plus une carcasse, c’est un cœur battant 21 ».
La définition de la passion se réfère à un état affectif intense et irraisonné qui domine une personne, qui lui fait prendre parti pour ou contre quelque chose ou quelqu’un, généralement de manière violente et vive. « En tant que phénomène social vivant 22 », le patrimoine s’entoure donc de l’affect et du (dé)raisonnable dans sa dimension contemporaine, il n’est pas un « simple témoin immobile de l’histoire mais la source d’événements, d’émotions collectives, de controverses, voire de révoltes 23 ». Historiens, sociologues et politistes ont démontré que les mouvements sociaux sont fréquemment le fruit de sentiments et ressentiments travaillés à titre individuel puis de manière collective, permettant une mobilisation. Isabelle Sommier parle d’« économie affectuelle 24 » dans ce genre de dispositif et Jacques Lolive invite à les considérer avec attention : « Il faut se garder d’une conception intellectualisée des cités qui gommerait le rôle des émotions dans la constitution d’un espace public et, au-delà, durant tout son fonctionnement. Cette réévaluation s’appuie d’abord sur le constat que les émotions constituent souvent le ciment de la mobilisation 25. »
C’est cette mobilisation née des émotions des individus que certains chercheurs en sciences humaines et sociales étudient sous l’appellation d’« émotions patrimoniales », lorsque surgit une réaction de manière spontanée, à l’échelle d’un individu et/ou d’un collectif. Les émotions patrimoniales, souvent, naissent d’un choc où un bien patrimonial est malmené, mis à mal ou rendu absent. Elles peuvent donner lieu à des mobilisations positives, à géographie variable, si l’on pense par exemple à des campagnes solidaires pour récolter des fonds pour reconstruire un monument abîmé 26. Souvent elles s’incarnent dans une polémique autour d’un bâtiment ou d’un bien patrimonial, une « affaire » où deux (ou plus) camps opposés vont défendre leurs visions antagonistes du patrimoine ; on est alors face à un mouvement « collectif, improvisé, aigu 27 ».
Dans le phénomène d’une inflation patrimoniale apparue et développée depuis les années 1980, ces polémiques ont transcendé le patrimoine : il y a eu une évolution de l’idée qui voudrait que « le patrimoine, c’est à nous » au fort sentiment d’affirmation que « le patrimoine, c’est nous 28 », dans une approche d’identification, de transposition. L’individu perçoit alors l’action sur un bien monumental (et/ou affilié à un héritage de l’histoire) comme une intrusion personnelle, comme quelque chose qui va modifier ce qu’il est et son identité : ce ne sont plus des œuvres d’art, des « vieilles pierres » ou même une absence de monument qui recueillent son émotion, mais plutôt son être, compris comme sa corporéité et sa relation au monde, comme dans une sorte de dédoublement ou de mimétisme entre l’individu et le bien patrimonial.
Les exemples sont légion : à l’issue de la Première Guerre mondiale, Albert Londres compare à un militaire qui « vous montrerait sa poitrine déchirée 29 » la cathédrale de Reims avec ses 287 impacts d’obus. C’est la construction du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou inauguré en 1977, où certains fustigent « les échafaudages » et « le labyrinthe à tous les étages, où l’on s’y perd. Tous s’y perdent ou y perdent leur âme : œuvres, conservateurs, création damnée dans ce cadre de fer 30 ». C’est un passant allemand qui refuse que le Palais de la République (période communiste) soit démonté pour que le Berliner Stadtschloss (période prussienne) soit reconstruit sur le même site 31. Ici l’émotion glace l’individu, soit qu’il est désolé du sort advenu du monument, soit qu’il réprouve ce qui a été entrepris sur ce dernier.
Après cette esquisse de définition (mouvante) du patrimoine, il s’agit de voir à présent, concrètement, à quoi peuvent ressembler des émotions patrimoniales. Ces dernières, comme on va s’en apercevoir, sont souvent nourries des acceptions variées et contrastées du patrimoine.
Une variété d’émotions patrimoniales qui se développe
grâce à la médiatisation
Les émotions patrimoniales sont donc des mobilisations populaires en faveur d’un bien patrimonial. Dans un essai de typologie, on peut évoquer plusieurs situations où elles interviennent et font agir des individus, seuls et/ou ensemble.
Essai de typologie
On trouve tout d’abord des cas de destruction d’un monument mais aussi, et c’est un fait plus contemporain, du patrimoine végétal ou marin. L’Unesco a d’ailleurs pointé qu’en « raison de sa vulnérabilité inhérente et de l’importante valeur symbolique qu’il recouvre, [le patrimoine] est particulièrement menacé 32 ».
Trois circonstances exceptionnelles créent ces disparitions ou dévastations : en premier, les guerres et conflits armés où fréquemment les belligérants bombardent les villes ennemies pour asseoir leur victoire. On pourra penser au pont de Mostar lors du conflit en ex-Yougoslavie qui avait été dynamité pour isoler les habitants. Les Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan illustrent aussi ces cas de destructions volontaires puisqu’en mars 2001, le mollah Omar ordonne la destruction des statues héritées de l’ère préislamique et jugées impies 33. On pensera aussi à des situations d’après-guerre, où les perdants sont poursuivis pour leurs actes et auxquels sont demandées des réparations : par exemple l’article 247 du traité de Versailles stipule que la bibliothèque de Louvain, en Belgique, devait recevoir des compensations équivalentes en incunables et œuvres d’art perdus durant l’assaut allemand.
La destruction d’un bien patrimonial peut aussi advenir lors d’une catastrophe naturelle : ici c’est la nature qui, en se déchaînant, altère de manière irrémédiable des œuvres d’art et des bâtiments. Les inondations de Florence en 1966 illustrent cet exemple : du 3 au 4 novembre 1966, le fleuve Arno sort de son lit et pendant deux jours la ville est engloutie sous cinq mètres d’eau. Outre des pertes humaines, c’est une véritable catastrophe patrimoniale : les débris, le mazout, la boue se mélangent pour infiltrer les monuments, le pont dell’Anchetta est détruit, plus de 8 000 toiles au musée des Offices sont saccagées. La Bibliothèque nationale centrale de Florence paie un lourd tribut : « Plus de deux millions de volumes rares et irremplaçables et d’innombrables manuscrits sont sérieusement endommagés 34. » Autre exemple avec le Parc national de Yellowstone aux États-Unis qui perdra environ un tiers de sa superficie suite à un incendie provoqué par la foudre en 1988.
Troisième et dernière situation expliquant une destruction : les accidents causés par l’intervention de l’homme, à commencer par les incendies, comme pour le théâtre de La Fenice qui part en fumée en 1996, privant la cité des doges d’un de ses joyaux patrimoniaux. En France, l’incendie du Parlement de Bretagne à Rennes (février 1994) 35 ou celui du château de Lunéville (janvier 2003) sont emblématiques d’un émoi de la population. Dans les deux cas, la population est accourue assister au désastre du fait de la localisation en centre-ville des monuments ; le sinistre a eu lieu à chaque fois la nuit, accentuant les effets d’un impressionnant brasier. Elle a pu prendre part à des tentatives de sauvetage, comme créer une chaîne humaine pour extraire les œuvres d’art des salles incendiées, agissant avec le choc de l’émotion et sous les ordres des professionnels mobilisés (pompiers, Monuments historiques, élus). Les ravages du feu ont pour eux, paradoxalement, d’être photogéniques et de correspondre à une dramaturgie recherchée aujourd’hui dans les médias : fréquemment, quand un bien monumental brûle, les caméras filment, les journalistes commentent la désolation – ainsi se multiplie l’émotion, comme nous y reviendrons plus tard.
Après les cas de destruction, ce sont les restaurations qui apparaissent dans cet essai de typologie.
Comme le souligne Bruno Foucard : « Toute restauration est fille de son temps […] les humeurs et les goûts l’emportent toujours 36 », et à ce titre, elle est fréquemment sujet de polémique, entre experts, souvent ; et de plus en plus, de nos jours, avec le grand public. L’exemple de la basilique Saint-Sernin de Toulouse est emblématique car, à cent ans d’écart, la population toulousaine s’est mobilisée fortement contre deux projets de restauration jugés néfastes. En 1860, l’architecte Viollet-le-Duc est nommé pour réparer les outrages du temps sur ce qui était alors l’église de Saint-Saturnin : les critiques des érudits locaux et du clergé vont bon train, l’abbé Carrière flétrit « les innovations fantaisistes aussi désastreuses pour le monument 37 » et le projet d’un parisien est exécré par « un concert unanime de blâmes et de regrets 38 ». Mais la Capitale l’emporte et les travaux modifient fortement la physionomie du monument. En 1979, le projet de dé-restauration proposé par l’architecte en chef des Monuments historiques, Yves Boiret, est accepté par les instances officielles nationales. C’est sans compter sur l’esprit de castagne 39 des habitants de la Ville rose, qui refusent d’accepter une dé-violletisation du monument. Dix ans de polémiques et d’argumentations savantes entre experts, dans des revues spécialisées, dans des colloques. Quelques jours avant le début des travaux, c’est la population qui donne alors de la voix et dans les actions : plusieurs associations se constituent spécialement pour s’opposer au projet. Des sit-in, une pétition, une occupation du lieu sont organisés, le tout relayé dans la presse locale avec une dimension parfois cloche-merlesque 40 qui le dispute aux arguments émotionnels 41. Politiciens, habitants, érudits, experts internationaux : rien n’y fait, la basilique sera restaurée.
Des projets de (ré)aménagements de certains monuments, avec notamment les cas d’installation d’art contemporain, constituent la troisième situation où la population s’émeut au nom de son patrimoine. Ici, les experts, les pouvoirs publics et les citoyens s’opposent sur l’opportunité d’intégrer une œuvre dans un cadre classé aux Monuments historiques, comme dans le cas des « colonnes de Buren » installées au Palais-Royal à Paris. Les membres du Conseil d’État, les riverains, plusieurs élus parisiens, ont vilipendé ce projet pendant plusieurs mois, mais le ministre de la Culture a néanmoins confirmé son choix. Aujourd’hui, il s’agit d’une attraction touristique majeure. Dans cette catégorie, on pourra aussi penser au château de Versailles et à ses cartes blanches à des artistes contemporains : depuis l’invitation faite à Jeff Koons jusqu’à aujourd’hui avec Anish Kapoor, chaque exposition dans ses salles et jardins est source de querelles âpres entre la direction de l’établissement, des élus politiques, des riverains et des touristes. Les premiers défendent leurs choix de mécénat et de programmation culturelle, les autres désavouent le mélange des genres.
Un exemple de cas mêlant dans une même polémique des situations de restauration et de réaménagement se voit avec les travaux sur le château de Falaise, en Normandie : des habitants 42 se sont opposés à l’architecte en chef des Monuments historiques (Bruno Decaris) au nom de la défense de l’intégrité du monument datant du Xe siècle, un lieu historique où Guillaume le Conquérant a vécu. Des ajouts en béton armé, des poutrelles en fer et de grands auvents en toile Téflon ont déstabilisé la population et des passionnés d’histoire, allant jusqu’à porter plainte contre l’État, en s’appuyant sur des aspects techniques propres aux règles de la restauration 43 contre les adjonctions de l’architecte 44 et la disparition de certaines traces archéologiques.
Dans la typologie que l’on s’efforce de dresser, on peut encore évoquer trois situations polémiques, qui se manifestent moins fréquemment que les précédentes. On constatera tout d’abord qu’en matière de conservation du patrimoine, les services de l’État et ceux des collectivités locales sont souvent attaqués par des habitants et/ou des amoureux du patrimoine, et ce, lorsque des travaux ont été décidés pour entretenir ou parer aux dégradations du temps mais sans concertation aucune avec les habitants les plus concernés et, lorsqu’ils sont adoptés de manière directive, impactant fortement les locaux. C’est le cas à Carnac, sur le site mégalithique, où une association (Menhirs libres) lutte depuis 1993 contre les expropriations de certains terrains pour cause d’extension du périmètre du site classé, contre « l’enfermement » des menhirs par un grillage et contre l’interdiction de circulation sur certaines parcelles afin de préserver les sols du risque de déchaussement.
Parfois, afin de préserver une œuvre du patrimoine, certains projets prévoient d’en faire une reproduction, une copie à quelques mètres de l’original : c’est le cas pour la grotte de Lascaux II, c’était aussi l’une des idées avancées initialement à Carnac par la municipalité en 1981 qui voulait créer une copie conforme, avec des mégalithes (re)constitués en béton ou en polystyrène expansé. Ces copies sont alors fréquemment comparées à des imitations sans âme et stigmatisées comme des parcs d’attractions. Ces derniers incarnent une image repoussoir et permettent de dénigrer le projet pour sa valeur de faux, de pastiche et de kitch. À l’image de la « malbouffe », il y aurait un « mal entertainment patrimonial ».
Ensuite, des émotions patrimoniales se font jour autour de projets de reconstruction d’un monument détruit. Les reconstructions interviennent parfois, sans polémique, après des conflits armés. Mais certaines réédifications contemporaines soulèvent des controverses, comme le projet de rebâtir le palais des Tuileries à Paris ou le Berliner Stadtschloss à Berlin dans les années 2000 : ce sont des enjeux économiques (des milliers de mètres carrés en plein cœur de capitales européennes, des licences accordées à des entreprises privées), touristiques et politiques (en Allemagne, l’Ostalgie revendique aussi un respect pour les œuvres patrimoniales de l’époque communiste) qui sous-tendent alors certains projets ou contestations.
Enfin, le cas des restitutions se développe de plus en plus et incarne une forme d’émotion patrimoniale, notamment dans des pays ayant été spoliés lors d’appropriations par les anciennes nations colonisatrices : on pense à la querelle entre les Anglais et les Grecs, autour du retour des frises du Parthénon, qui empoisonne le débat depuis 1835. Il en va de même pour les restitutions humaines, comme dans le cas de la Vénus Hottentote 45 : dès les années 1940, ses descendants réclamaient que sa dépouille leur soit rendue. La France arguait alors de l’inaliénabilité de ses collections publiques (édit de Moulins) et s’y refusait. Après une mobilisation internationale et des tractations diplomatiques, et sur les bases d’une justification bioéthique, le corps fut solennellement remis et accueilli au Cap par le peuple sud-africain en 2002. Cet exemple, tout comme les crânes kanaks en 2014, démontre que le patrimoine dépasse le simple monument, renforce cette idée d’explosion du fait patrimonial.
Peu ou prou se retrouvent dans toutes ces affaires des griefs similaires : expression d’une valeur esthétique (« c’est moche »), stigmatisation des coûts financiers importants assumés par la collectivité (« on paie ça avec nos impôts »), rejet de l’art contemporain (« des enfants feraient mieux »), non-respect pour le patrimoine classé qui serait en quelque sorte canonisé et à défendre dans une vision « de pétrification monumentale » comme le suggère Pierre-Henri Jeudy.
Lors d’interventions décidées sur le monument, fréquemment, le processus se développe autour d’une querelle d’experts qui s’affrontent sur les choix architecturaux à respecter, puis la population se saisit des débats et se fait entendre, avec ses propres mots et conceptions ou valeurs liées au patrimoine : lors de l’incendie du château de Lunéville, nombre d’habitants ont déploré la perte d’un lieu de vie où des mariages, banquets privés et parties de pétanque avaient leurs habitudes. Cette proximité et cette familiarité expliquent les dons des particuliers locaux afin de financer la restauration de ce qui symbolise une partie de leur existence. Pour Saint-Sernin, catholiques, commerçants du marché aux puces (chaque dimanche devant la basilique), individus se revendiquant du mouvement cathare ou prônant un anti-jacobinisme, tous se sont retrouvés dans le militantisme, nombreux ont signé la pétition (13 000 cartes postales) adressée au ministère de la Culture et de la Communication avec des slogans appuyés comme « Telle qu’elle est, elle me plaît ! » ou « Touche pas à ma basilique ! ».
Mais parfois les « émotions » ne sont pas conflictuelles ou synonymes de lutte : elles constituent une mobilisation au sens où des individus se sentent en empathie avec le patrimoine, ils veulent « souffrir avec » et surtout apporter leur aide pour améliorer le sort du monument atteint dans son intégrité, pour réparer ou reconstruire ce qui n’est plus. Pour Florence en 1966, Ted et Jacky Kennedy patronnent un fond (le Committee for the Rescue of Italian Art) pour la reconstruction, et des volontaires anonymes accourent en Italie pour apporter leur aide (on les appellera les Angeli del Fango). À Rennes, alors même que le Parlement ne jouissait d’aucune reconnaissance d’exemplarité patrimoniale ou d’emblème identitaire, son incendie va déclencher une identification forte chez de nombreux Bretons qui apporteront leur soutien financier et se presseront ensuite pour visiter le monument à chaque événement « porte ouverte ».
Une médiatisation accrue du patrimoine,
avec un effet loupe sur les polémiques
Fait commun à toutes ces situations, une présence forte des médias, renforcée par les effets du numérique et des réseaux sociaux. Pas d’émotion sans médiatisation, et dès qu’une polémique éclate les journalistes sont convoqués, voire aujourd’hui sont supplantés par le village-monde qui communique aux quatre coins de la planète avec des photographies partagées en temps réel.
Pour les médias, la télévision s’est illustrée avec « La France défigurée et Chefs-d’œuvre en péril [qui] ont eu un rôle pionnier dans la médiatisation du patrimoine. […] et elles ont laissé une forte impression dans le public 46 ». Aujourd’hui, des programmes comme Le Monument préféré des Français ou Des racines et des ailes (sur les chaînes du service public) poursuivent cette valorisation du patrimoine, notamment avec des prises de vue inédites ou des accès à des monuments d’ordinaire fermés au public. Ces programmes sont fédérateurs, illustrent une vision traditionnelle du patrimoine, célébrant des œuvres d’art, des artistes ou déployant le registre de l’identification forte pour les habitants d’une ville, d’une région ou d’un pays. Elles participent pleinement à l’accroissement d’un sentiment patrimonial fort dans notre pays.
À la suite de l’historien Pierre Nora 47 qui parlait « d’événement monstre » dès les années 1970 et qui pointait l’influence inéluctable des médias dans nos sociétés, on pourrait avancer la notion « d’édifice événement » avec Gérard Monnier 48 afin de mieux aborder les polémiques comme les toulousaines, berlinoises ou bretonnes évoquées plus haut : « Avec l’édifice événement, il s’agit d’étudier le basculement qui s’opère de l’objet architectural vers sa forme médiatisée […]. Confronté à des situations exceptionnelles, un bâtiment acquiert parfois un statut exceptionnel. La mise en œuvre d’un chantier hors norme, l’inauguration d’un édifice public, sa mise en péril, sa destruction inopinée ou intentionnelle constituent des moments clefs qui attirent soudain l’attention des spécialistes, voire du grand public. […] copieusement relayé par les médias, les faits sont amplifiés, déformés, recomposés au gré des acteurs engagés dans cette opération médiatique 49. »
Adoptant ce parti pris, l’adhésion et la mobilisation populaires produisent à leur tour une mise en scène de l’événement : « L’objet patrimonial, en provoquant un débat esthétique à partir d’arguments émotionnels ou scientifiques joue le rôle du ready-made, objet utilitaire, dont on détourne l’usage pour en faire un objet emblématique 50. » Dans l’affaire du dynamitage des Bouddhas de Bamiyan, certains y ont vu l’intolérance des talibans pour la femme et un témoignage du sort que ce régime leur réservait. À Paris, lors de la construction de l’Opéra Bastille, le bâtiment sera largement critiqué pour son architecture et son coût, mais les polémiques qui ont entouré sa naissance témoignaient aussi d’attaques contre la politique de grands travaux voulue par le président de la République François Mitterrand : comme la pyramide du Louvre ou le bicentenaire de la Révolution française, ce grand équipement culturel a été dénigré non pas tant pour ce qu’il était que pour la figure de son initiateur 51.
Et quoi de mieux que le recours à des emblèmes pour communiquer, quoi de mieux que des images véhiculées dans les médias pour nourrir à la fois la passion patrimoniale et pour relayer les polémiques qui se développent en son nom ? Les manifestations, les délogements parfois musclés par les forces de l’ordre ou la création et la circulation d’une pétition sont fréquemment filmées, photographiées ou commentées dans la presse et sur internet : il s’agit là d’une scène médiatique pour montrer la mobilisation, pour la relayer, pour attester de son ampleur. Nathalie Heinich le soulignait déjà à propos des pétitions : « L’invocation du nombre des opposants ne relève pas d’un énoncé constatif, mais d’un énoncé performatif, c’est-à-dire d’un acte : dire qu’on est beaucoup à n’être pas d’accord, ou montrer qu’on l’est, c’est faire en sorte qu’on le soit, ou, du moins, qu’on soit ainsi perçu 52. »
La révolution du web 2.0 apporte de nouvelles potentialités, notamment pour les mouvements qui se veulent en lutte pour leur patrimoine. À travers des sites web, des blogs, des comptes sur les réseaux sociaux, ils peuvent relayer en temps réel les épisodes qui ponctuent leur militance (une décision administrative, une interview dans la presse, un rendez-vous avec des élus, etc.) et chercher à faire état de leur action ou à fédérer de nouveaux membres. On pourra penser au dispositif du crowdfunding (mécénat populaire 53) qui est fréquemment utilisé pour financer des restaurations : le Centre des monuments nationaux a ainsi développé l’opération « Devenez mécènes 54 » pour recueillir des dons financiers auprès des particuliers, français ou étrangers. Le recours aux images est fréquent, dans des montages où sont représentés un avant, où le bien n’a pas été altéré ou mal restauré, et un après, avec ce qui est présenté comme des dégâts, en état de délabrement. Les sites web de deux projets de reconstruction, en France et en Allemagne, jouent de la « beauté du mort 55 » pour montrer l’absence actuelle du monument et précédemment sa magnificence. C’est grâce à son site web que l’association Menhirs libres a pris des contacts avec d’autres mouvements en lutte, notamment à Stonehenge, pour faire entendre une seule voix d’individus mus par la défense de leur identité.
Conclusion
Les émotions patrimoniales attestent d’une volonté des individus de prendre part aux décisions qui concernent le patrimoine mais plus largement leur cadre de vie et les objets de leur quotidien ou de leur histoire (passée, présente ou à venir) : en ce sens, même si l’on parle de lutte ou de conflit, elles sont un témoignage d’une démocratie participative en actions. Elles permettent aussi de faire bouger les frontières entre les experts, les professionnels du patrimoine et les amateurs, chacun s’autorisant à exercer un droit de regard face à une administration « autiste 56 ».
Cependant, les affaires médiatisées liées au patrimoine posent des questions : au nom de quelle identité les individus se mobilisent-ils ? Dans le cas de Carnac, faut-il être Breton pour s’opposer au projet de « Menhirland » ? Comment des volontaires internationaux se sont-ils mobilisés individuellement et ont-ils convergé en même temps vers Florence en 1966 ? Le concept de patrimoine mondial de l’humanité peut-il s’appliquer au-delà des sociétés occidentales ou des sociétés dites développées ?
Le bien patrimonial, voire l’émotion suscitée par son sort, sont-ils uniquement perçus pour leur témoignage historique, pour leur valeur esthétique ou au nom de leur inscription dans la vie des individus ? Dès qu’il s’agit de patrimoine, le tourisme, le merchandising et l’économie des loisirs sont aussi présents : on est là dans une approche et des pratiques commerciales et des modèles économiques aux recettes importantes dépendent entièrement du flux de touristes venant visiter et photographier le Mont-Saint-Michel ou la Cité de Carcassonne en France, achetant carte postale, briquet et parapluie avec une image du Sacré-Cœur ou du Louvre. Dans les émotions patrimoniales, pour saisir les enjeux et les oppositions, il faut aussi parfois ne pas faire l’économie d’une lecture financière de l’approche patrimoniale. Il en va ainsi de la récente crispation née de la location des catacombes par la Mairie de Paris à la société privée Airbnb, spécialisée dans l’hébergement. Cette dernière a lancé un grand concours dont le premier prix donnera le droit de se « réfugier dans la plus belle tombe de Paris », la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2015. Pour les édiles, cette privatisation relève du mécénat, la subvention privée permettant d’entretenir les monuments de la capitale. Mais certains y voient une « opération Halloween au goût pour le moins douteux 57 » ne respectant pas les ossements ainsi conservés et une nécropole historique parisienne. On est là face à un exemple de « l’instrumentalisation du passé pour la promotion publicitaire du présent 58 ». Ainsi, lorsqu’une émotion patrimoniale éclate, que faut-il voir derrière : des « identités fusionnelles limitées au temps bref d’une communauté d’action dans un pur concentré d’énergie collective 59 » ou des visées bien plus pragmatiques, mercantiles et/ou liées à l’entertainment ?