Aarhus : du mythe à la réalité

Plus de vingt ans pour voir Dokk1 sortir de terre

Amandine Jacquet

Aarhus, une ville portuaire

Aarhus est la deuxième ville du Danemark par le nombre d’habitants (320 000, soit presque 6 % de la population du pays). C’est une ville portuaire importante, située dans la région du Jutland.

C’est la plus vieille des grandes villes scandinaves, probablement construite au VIIIe siècle par les Vikings. Elle se développe à la fin du XIXe siècle, avec l’exode rural dû à la révolution industrielle.

Le « Grand Aarhus » possède la concentration d’entreprises d’énergie éolienne la plus dense au monde. Aarhus est réputée pour sa spécialisation en architecture et en design, connue pour sa population « la plus jeune et la plus heureuse » du Danemark. En effet, la ville accueille plus de 60 000 étudiants (soit presque 19 % de sa population).

Par ailleurs, Aarhus abrite l’un des plus gros ports industriels d’Europe du Nord, le plus important du Danemark. L’agrandissement du port, commencé en 1998, s’étale sur vingt-cinq ans et fait partie d’un vaste projet de réaménagement de la ville. Il comprend un programme immobilier destiné aux étudiants et l’implantation de Dokk1.

Aarhus sera capitale européenne en 2017 sur le thème « rethink » (repenser).

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Figure 1. « Les Icebergs », nouveau quartier construit au bout du port

Photo : Villy Fink Isaksen – CC BY-SA 3.0

« La bibliothèque la plus réfléchie du monde » (Marie Østergård, développeuse du projet)

Lorsque Rolf Hapel, directeur des services aux citoyens et aux bibliothèques, prend son poste à Aarhus en 1994, on lui annonce qu’une nouvelle bibliothèque sera construite bientôt. Après différentes enquêtes et changements de localisation, le conseil municipal acte finalement la construction d’une nouvelle bibliothèque (2003) sur une des deux presqu’îles donnant sur le port (2004), tout en stipulant bien que le projet ne peut voir le jour rapidement car il est nécessaire d’épargner afin de pouvoir le financer. De nombreuses années que l’équipe porteuse du projet et les bibliothécaires mettront à profit pour expérimenter avec les publics diverses possibilités, et travailler en collaboration avec les architectes du cabinet Schmidt Hammer Lassen (choisi en 2009). 2011 vera la pose de la première pierre, mais l’ouverture au public ne se fera qu’en 2015 : en effet, quatre ans seront nécessaires à la construction de ce bâtiment complexe, dont la structure repose en bonne partie sur l’eau.

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Figure 2. Vue aérienne du port avec Dokk1

© Bibliothèques de Aarhus

Bien plus qu’une bibliothèque

Très tôt rebaptisé « Multimedia House » puis « Urban Mediaspace » 1

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Voir la vidéo de présentation par le cabinet d’architectes du projet : https://www.youtube.com/watch?v=GGr51YF-xsg&t=35s [consulté le 4 mai 2016].

afin de repousser la classique image poussiéreuse des bibliothèques, le projet porte le nom de Dokk1, qui est une marque. Le nom, choisi par le conseil municipal parmi 200 propositions de citoyens, évoque le port d’Aarhus passé et présent.

Dokk1 n’est pas seulement un projet de bibliothèque. C’est avant tout un projet pour la ville : un projet urbain, communautaire et social. En effet, le fleuve Aarhus traverse la ville du même nom. Recouvert par une route dans les années 1970, il a été par la suite à nouveau découvert dans le cadre du réaménagement du quartier latin. Cependant, les prévisions sur la montée des eaux liées au réchauffement climatique faisaient peser une grande menace sur l’ensemble de la vieille ville. Le projet a donc inclus une écluse qui permet, d’une part, de bloquer la montée des eaux maritimes et, d’autre part, de pomper les eaux fluviales afin de les rejeter dans la mer, de l’autre côté de l’écluse.

Afin de finaliser le réaménagement à vocation piétonne du centre-ville, les parkings y ont été supprimés. Un parking de remplacement de 1 000 places a donc été construit sous la nouvelle bibliothèque.

Dokk1 est donc bien plus qu’une bibliothèque, c’est un outil d’aménagement urbain pour la ville, mais c’est aussi le cœur d’un projet social et communautaire : la bibliothèque accueille un guichet unique (« citizen services » : passeports, sécurité sociale…) tenu par des employés municipaux. C’est également le cas des 18 bibliothèques de quartier d’Aarhus, où les guichets sont tenus par les bibliothécaires. La bibliothèque se veut tout à la fois un lieu de rencontre, un centre culturel et un learning center 2

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Cela résume bien la philosophie de Rolf Hapel qui martèle : « À quel problème de la société votre bibliothèque répond-elle ? Pour résoudre quel problème a-t-elle été construite ? Il faut être plus qu’une bibliothèque ; être utile à la communauté. »

Ce point de vue a d’autant plus de pertinence qu’un tel projet a un coût important : 300 millions d’euros, dont un tiers pour la bibliothèque (le reste étant attribué au parking et à l’écluse). Mais Rolf Hapel en fait un bilan très positif : l’argent pour le parking et l’écluse aurait de toute façon dû être dépensé ; 100 millions ont été financés par la fondation Realdania, 12 millions ont été perçus grâce à la vente des anciens locaux de la bibliothèque (qui seront transformés en auberge de jeunesse), et le troisième étage du bâtiment, dédié aux bureaux, doit être en partie loué à des entreprises. Si, pour l’instant, rien n’a changé dans la situation des bibliothèques de quartier, celles-ci craignent cependant des coupes budgétaires au cas où les locaux à louer ne trouvent pas rapidement preneurs.

Un bâtiment étonnant et remarquable

Le bâtiment, d’une architecture complexe, possède un troisième étage à sept façades, posé en quinconce par rapport aux étages du dessous. Il repose sur un parking traversé par une voie ferrée. L’ensemble se situe à la confluence entre la mer Baltique et le fleuve Aarhus.

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Figure 3. Le bâtiment est conçu pour que la ville et le ciel se reflètent sur ses façades

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

Le bâtiment de 30 000 m² abrite la bibliothèque aux 1er et 2e étages sur une surface de 18 500 m². L’entrée dans le bâtiment se fait soit par le parking, soit par des escaliers monumentaux extérieurs qui donnent sur une terrasse faisant le tour du bâtiment et abritant des jeux pour les enfants. Les enfants ont une grande importance dans la société danoise : la bibliothèque étant entièrement vitrée, chacun peut regarder les enfants jouer à tout moment.

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Figure 4. Les jeux extérieurs sont le signe d’une grande attention portée aux enfants

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

Face à l’entrée se trouve le bureau d’information, à droite le « guichet unique », avec une vingtaine de postes d’accueils, et à gauche le fonds adulte. Son look assez traditionnel et le mot « bibliotek » en lettres blanches sur le mur vert sont une réminiscence « du temps où les bibliothèques étaient encore des bibliothèques alors qu’aujourd’hui elles sont tellement plus que cela », a expliqué Stephen Willacy, l’architecte de la ville, lors de la session d’ouverture de Next Library 2015 3

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Next Library est un événement pour les professionnels des bibliothèques qui se déroule à Aarhus tous les deux ans environ. Il est basé sur l’interaction entre participants et se veut avant-gardiste et innovant.

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Figure 5. « Guichet unique », espace d’accès aux services municipaux

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

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Figure 6. Espace des collections adultes

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

Pour passer de cet espace à l’espace jeunesse situé au 2e étage, il faut monter une grande rampe de béton brut qui comporte de nombreux paliers où canapés, tables et chaises accueillent ceux qui le souhaitent. La rampe peut également servir de gradins.

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Figure 7. La rampe permet de changer de niveau grâce à une pente douce et a été conçue comme un espace à occuper

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

La section jeunesse est incontestablement la partie la plus réussie de bâtiment : elle allie une vue imprenable sur le port avec des aménagements confortables et ludiques. Un coin déguisement, des jeux, une cabane de jardin vitrée dont on ne sait pas encore ce qu’elle contiendra (des peluches ? de vrais animaux ? des plantes ? – la question est à l’étude), un espace de jeux vidéos anciens et nouveaux, un espace pour la petite enfance, une cuisine avec frigo et micro-ondes pour le repas des enfants venus avec leurs parents…

Un fonds local a été créé. Mais, au vu du passé ouvrier et portuaire de la ville et de l’importance du port dans le projet architectural de la bibliothèque, on peut déplorer qu’il soit aussi réduit et peu mis en valeur.

Le tout est complété par de nombreux espaces multifonctionnels, un point presse et une cafétéria.

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Figure 8. Espace jeunesse et petite enfance

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

Symbole de la vie communautaire, le cœur de la bibliothèque est sans aucun doute son gong de 7,5 m de haut. Lorsqu’un enfant naît à Aarhus, les parents sont invités à appuyer sur un bouton à la maternité : cela fait résonner à distance le gong dans la bibliothèque. Toutes les personnes présentes à la bibliothèque à cet instant peuvent ainsi se réjouir de l’arrivée de cette nouvelle vie au sein de la communauté.

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Figure 9. Le gong annonce chaque nouvelle naissance

Photo : Amandine Jacquet – CC BY-SA

Sans y être omniprésente, la technologie n’est bien sûr pas absente du bâtiment : une installation interactive, sonore et visuelle, créée par Spoink, accueille les visiteurs qui se présentent par le parking. En tête de gondole de nombreux rayonnages, un écran tactile permet d’obtenir des suggestions de lecture via une étagère digitale dotée d’un programme de type CultureWok (développé par Systematic).

Ouverte aux publics 7 jours sur 7, de 7 h à 22 h, la bibliothèque offre de nombreux services aux visiteurs. Il est cependant à noter que les bibliothécaires ne sont présents que de 8 h à 19 h. En dehors de ces horaires, les usagers peuvent accéder à la bibliothèque avec leur carte et bénéficient de l’aide de gardiens pour les dépanner en cas de problème. Les bibliothèques de quartier sont ouvertes sur le même modèle mais parfois sans gardiens.

Le bâtiment a accueilli 18 000 visiteurs dès le premier week-end suivant son ouverture, et pour l’instant son succès ne se dément pas.

Portraits d’usagers

  • La famille Jensen prend un petit-déjeuner dans la cafétéria de la bibliothèque afin de célébrer tardivement un anniversaire. Tous n’avaient pas encore eu l’occasion de venir dans la nouvelle bibliothèque. Ils sont venus pour se « créer un bon souvenir ».
  • Else est bibliothécaire à Kalundborg, une ville d’environ 50 000 habitants située sur Sjælland, l’île principale du Danemark, à environ 100 km d’Aarhus à vol d’oiseau. Elle a entendu parler de la nouvelle bibliothèque et a décidé de faire d’une pierre deux coups en venant rendre visite à sa sœur (qui vit à Aarhus) et en visitant Dokk1.
  • Jesper, Betina, Henrik et Martin ont tous 20 et quelques années. Ils viennent d’arriver à Aarhus pour poursuivre leurs études. C’est la première fois qu’ils viennent à la bibliothèque. Ils avaient besoin d’un lieu pour travailler ensemble sur un projet. Comme ils habitent non loin de la bibliothèque, ils ont décidé de s’y retrouver. « C’est un chouette endroit pour se rencontrer, me confient-ils. Mais on ne vient pas pour utiliser les livres ni les autres services, comme acheter à boire ou à manger par exemple », ajoutent-ils, bien qu’ils aient précisément choisi de s’installer dans la cafétéria.
  • Karin, Resmus et Steffie ont entre 22 et 24 ans. Ils sont inscrits à l’école de commerce (« business academy »), et ont besoin d’un espace pour travailler ensemble. Ils ont choisi Dokk1 parce que c’est proche de l’endroit où ils vivent, contrairement à la bibliothèque universitaire qui est, de toute façon, bondée. Comme l’établissement est nouveau, ils sont contents de le découvrir : ils apprécient particulièrement ses grands espaces ouverts, l’atmosphère sympa et les places disponibles.
  • Annie, Ulla et Ingrid vivent également à Aarhus et c’est la première fois qu’elles viennent à Dokk1. Elles ont d’abord déjeuné à la cafétéria et profitent maintenant de la vue sur le port en papotant. Elles apprécient le panorama et le fait que les services municipaux pour les citoyens aient un espace d’accueil à l’entrée de la bibliothèque. Elles pourront ainsi demander de l’aide si elles en ont besoin. Ingrid lit beaucoup mais elle m’avoue qu’elle n’est allée qu’une seule fois dans l’ancienne bibliothèque. Cependant, elle pense qu’elles reviendront ensemble dans celle-ci. Je lui demande : « Une fois par semaine ? » Je lui demande. « Une fois par mois peut-être », tempère-t-elle. Annie projette déjà de venir profiter des jeux extérieurs avec ses petits-enfants. Ingrid a une fille qui habite à Washington. Lorsque celle-ci viendra en visite, elle aura plaisir à lui faire admirer la nouvelle bibliothèque avec une fierté de propriétaire.
  • Camilla et Katerina ont toutes les deux un bébé de moins d’un an. Elles avaient envie de se retrouver et ont choisi la bibliothèque pour cela. Malgré le temps nuageux et humide, Camilla n’a pas hésité à faire 3 km à pied pour rejoindre son amie à Dokk1. Elles aiment y séjourner car l’atmosphère est très agréable, la vue superbe et que les enfants y sont les bienvenus. De plus, il est facile de circuler dans les espaces avec les poussettes ou les landaus. Aujourd’hui, confortablement installées sur un canapé dans la section jeunesse, elles ont discuté en regardant la vue sur le port, mangé un sandwich et allaité leur bébé. Au contraire de Camilla, Katerina vient pour la cinquième fois à Dokk1. Elle y est même inscrite. Elle avait l’habitude de fréquenter l’ancienne bibliothèque, du temps où elle travaillait (son arrêt de bus était juste en face), mais avait cessé de la fréquenter depuis ces deux dernières années.

Au final, pas un seul n’est venu pour les collections… Mais cela n’a sans doute que peu d’importance puisque comme le rappelle Marie Østergård, développeuse du projet : « Nous ne construisons pas un bâtiment pour les collections, mais nous construisons un bâtiment pour les gens. »