Printemps du livre de Grenoble

Journée professionnelle – Auditorium du musée de Grenoble – 25 mars 2015

Muriel Denis

Cette année, la journée d'échanges du Printemps du livre intitulée « Avec le temps » avait lieu le mercredi 25 mars dans l'auditorium du musée de Grenoble, et les quatre jours de rencontres avec auteurs éditeurs et libraires se sont tenus dans l'allée centrale du musée. Cette journée a été inaugurée par la première adjointe élue aux cultures, Élisa Martin, qui a rappelé le rapport privilégié entre la littérature et le public jeune, de l'enfance à l'adolescence. Odile Nguyen, directrice adjointe de Médiat Rhône-Alpes, le centre régional de formation des bibliothécaires partenaire de cette journée, puis Karine d'Inca, coordinatrice du Printemps du livre, ont également pris la parole. C'est ensuite Katy Feinstein, bibliothécaire et formatrice pour Médiat, qui a présenté le programme de la journée. Elle s'est déroulée en quatre temps, quatre interventions sous le signe de la générosité de la parole et de l'échange.

« Il a fallu du temps à la littérature de jeunesse… »

Cette conférence de Nelly Chabrol Gagne 1 avait trait à la légitimité historique, esthétique et littéraire de la littérature de jeunesse, et était étoffée d'un grand nombre d'images d'albums. Le mot littérature est apparu tardivement et le passage des livres pour enfants à une littérature de jeunesse a pris du temps. Nelly Chabrol Gagne a rappelé l'origine du mot enfant , « infants » (qui ne parle pas), et la manière dont la littérature a grandi quantitativement et qualitativement. La notion d'enfant en tant qu'individu met du temps à apparaître : de tous temps, les enfants ont aimé lire des histoires, mais la littérature enfantine est liée à l'éducation et à l'individualité. Cette découverte de l'enfance se situe au XVIIe siècle. L'enfance entre peu à peu dans les représentations picturales, comme dans le Jésus enfant de Karel Dujardin (1663). Ce n'est qu'au siècle des Lumières qu'on accordera une place à l'enfant. Avec les contes de Perrault (1697) c'est l'invention d'une littérature PAR l'enfance et non POUR l'enfance qui émerge. Les contes sont en prise directe avec la société qui évolue. Puis avec la comtesse de Ségur et ses Petites Filles modèles, l'enfant littéraire existe alors, tout comme l'enfant lecteur. Puis Nelly Chabrol Gagne rappelle les différentes étapes de la légitimité institutionnelle de la littérature jeunesse : pour l'Éducation nationale, elle est longtemps et avant tout un support scolaire, avec ce que cela engendre d'obligations, évaluations et activités pédagogiques. Il a fallu de nombreuses années pour que « le livre de jeunesse entre à l'école, et par la grande porte ». La deuxième partie de la conférence insistait sur le temps qu'il a fallu pour que certains bébés d'albums deviennent des filles d'albums, et comment on passe du bébé (neutre) aux petites filles de moins en moins modèles : « entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, le glissement s'opère et la littérature gagne peu à peu un statut légitime reconnu avec un intérêt artistique ».

Présentation d'une maison d'édition :
Les Fourmis Rouges, par Valérie Cussaguet 2

Valérie Cussaguet a fait ses études à Villetaneuse. Un stage chez Gallimard puis la création de la maison d'édition de Thierry Magnier lui permettent de saisir combien le rapport texte/image est un espace de liberté. Elle a l'énergie de créer sa propre maison d'édition. Le plus important sont la diffusion et la distribution. Valérie connaissait déjà bien Harmonia Mundi, qui est une maison à taille humaine très aimée des libraires, avec un beau catalogue d'éditeurs : La Joie de lire, Mémo, Rue du monde. Les représentants qui savent parler des livres aux libraires sont une pierre fondamentale pour édifier et faire connaître une maison d'édition. « La ligne éditoriale », voilà une expression qu'elle a bien du mal à utiliser, car elle « aime disparaître », et elle aime que l'auteur soit mis en avant. Finalement, résume-t-elle, la ligne éditoriale existe une fois qu'on a fait les livres. Une maison d'édition, c'est avant tout des rencontres, des relations humaines. Et aussi, bien sûr, un montage financier. C'est Brune Bottero qui s'occupe de la communication et, avec l'enthousiasme de la jeunesse, du réseau Facebook. Les réseaux sociaux peuvent aussi permettre de découvrir des auteurs. Souvent, pour ses livres, les images préexistent avant le texte. L'inadéquation entre le graphisme et le texte dérange les parents mais les enfants adorent. Valérie Cussaguet nous présente des albums tout au long de cet échange : Les aventures de Dolorès Wilson, Ephémère, Bigoudi (qui a reçu le prix Petit Grain de sel 2015 3), Didgeridoo, Ottoki,Pablo et la chaise. Elle tient aussi beaucoup au catalogue papier et explique le logo discret et adaptable des Fourmis Rouges, pour lequel elle a fait appel à des graphistes : ces petits points comme une rangée de fourmis qui peuvent changer de couleur pour s'adapter à chacune des couvertures. Le nom de la maison d'édition est déjà de la communication : « La fourmi est un animal accessible et fascinant pour les petits et les grands. Une fourmilière, c'est la force d'être ensemble, cela peut symboliser la chaîne du livre, tout ce réseau de libraires et de médiathèques sans quoi une maison d'édition n'existerait pas. »Et puis une fourmi rouge « ça pique un peu », il faut aussi rester une maison d'édition de taille modeste pour garder sa liberté et s'accorder le droit de déranger. « On peut vivre à côté de la notion du toujours plus. »L'éditrice désire promouvoir des livres accessibles aux enfants. « Il existe des livres complexes, je les admire. Mais moi je n'ai pas envie de faire des choses très compliquées. » A la question « pourquoi pas de collection ? » L'éditrice a répondu : « J'aime bien m'amuser. Une collection, ça m'ennuie. Il faut l'alimenter. Si on ne le fait pas, elle est oubliée. Je ne voulais pas être coincé dans une collection. A chaque livre s'engage une nouvelle réflexion, sur le papier, le nombre de pages. Ce qui m'intéresse c'est de travailler bien en amont sur chaque livre. »

Rencontre avec Hubert Ben Kemoun 4

Hubert Ben Kemoun nous a fait vivre une heure magique, avec une générosité, un sens du mot et de la mise en scène, qui ont rendu la rencontre passionnante. Au début de sa carrière, il a écrit beaucoup de pièces de théâtre pour Les dramatiques de France Culture, et pour lui cela a été une vraie école d'écriture, car « pour la littérature jeunesse on est obligé de raconter une histoire ». Les fictions radiophoniques qu'il écrivait devaient être « pour une dame qui est dans sa voiture et qui est en retard pour un rendez-vous. Elle se gare et elle reste dans la voiture pour écouter la fin de l'histoire ». Pour ses romans, installer son histoire rapidement est donc une idée née de la radio. Il aime les personnages qui doutent, qui ont du mal à dire. « Pour qu'il y ait littérature il faut que quelque chose rate. »Au début de l'histoire, ses personnages sont souvent figurants de leur existence. A la fin, ils deviennent acteurs. Le regard d'un éditeur est essentiel. « Celui qui ne me ressemble pas m'enrichit. »Hubert Ben Kemoun ne travaille jamais avec l'illustrateur. « Laisser tranquille l'illustrateur est un gage de qualité. »Il aime beaucoup la lecture à haute voix lorsqu'il travaille son texte, héritage de la radio sans doute. « Là où ça achoppe, souvent je reprends. J'écris mes histoires à l'envers. Je ne sais pas écrire un livre si je n'ai pas choisi la fin. »Hubert Ben Kemoun rappelle que la librairie et la bibliothèque « ne sont pas une pharmacie. De plus en plus les parents nous demandent un livre sur le divorce, la mort, le pipi au lit... ». Pourquoi des rencontres d'auteurs ? On va lire des histoires. Ils ont lu avant. Cela permet de désacraliser l'auteur. Les séances sont préparées et permettent aux enfants de s'accrocher à la rencontre à partir d'un livre. Ce n'est pas un cours de français, ni une lecture par une bibliothécaire : c'est un auteur. « Continuez à lire à vos enfants, même grands. Les idées viennent de notre curiosité. Des personnages hésitent. Ils sont en devenir. Quelque chose vous traverse car vous êtes disponible à ce qui vient d'ailleurs. » Hubert Ben Kemoun a donné cet exemple : « Le chat dort sur le tapis. Le chat dort sur le tapis du chien. C'est dans le rajout du chien que se situe mon travail. » Pour conclure, l'auteur nous a raconté une histoire dont la salle se souviendra longtemps, et avec émotion.

Rencontre avec Isabelle Chatellard, auteur-illustratrice 5

L'illustratrice a retracé son parcours pétri d'enfance, passée d'abord sous la table de son père architecte, et qui lui a donné le goût du dessin, des calques et des couleurs. Il répondait à ses questions permanentes. Et quand il fallait qu'il travaille un peu, il lui donnait des photocopies de plans de cadastres avec pour tâche de colorier sans dépasser. Très tôt, elle a compris que le dessin est un travail et qu'il faut de la patience et du savoir-faire. Isabelle parle de son premier livre, des premières rencontres déterminantes, de la valorisation de son propre travail, des dessins en dédicace, de la confrontation avec le public. « Ça s'apprend. » Elle nous fait partager sa réflexion sur les couleurs et le traitement de motifs : elle admet que ses dessins soient difficiles de lecture pour les tout-petits. Elle peut passer un an sur un livre. Son métier lui permet d'être en créativité et en évolution constantes. Tout dans le quotidien peut résonner, un mot d'enfant peut résonner : « Tu sens le soupir. » Isabelle Chatellard utilise des crayons de couleur et de l'acrylique, elle affectionne les superpositions mais elle aime l'exactitude, garde les effets de transparence. Elle revient également sur l'importance du travail de l'imprimeur et, une fois de plus, sur celle de la chaîne du livre et de tous ses acteurs.

  1. (retour)↑  « Enseignante-chercheur à l'université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et responsable du master « création éditoriale des littératures générales et de jeunesse ». Auteure de Filles d'album. Représentations du féminin dans l'album (éditions l'Atelier du poisson soluble, 2011), elle observe comment la littérature "enfantine" a grandi, acquis ses légitimités, est devenu littérature de jeunesse, et comment certains bébés d'albums sont devenus filles d'albums, et fiers de l'être ». Propos tiré du programme jeunesse du Printemps du livre de Grenoble, 25-29 mars 2015.
  2. (retour)↑  « Créées en 2013 par Valérie Cussaguet et Brune Bottéro, les éditions Les Fourmis Rouges comptent déjà une trentaine d'albums à leur catalogue. Parmi les auteurs engagés dans l'aventure : Frédéric Marais, Delphine Perret, Mathis, Julien Roux, Emmanuelle Houdart... Une maison d'édition, mais d'abord un collectif, une fourmilière, où l'on affectionne l'élégance graphique et les sujets graves abordés avec légèreté. » Propos tiré du programme jeunesse du Printemps du livre de Grenoble, 25-29 mars 2015.
    http://editionslesfourmisrouges.com/contact
  3. (retour)↑  http://leseldesmots.e-monsite.com/blog/le-prix-grain-de-sel/le-prix-fleur-de-sel-decerne-a-delphine-perret-sebastien-mourrain-pour-bigoudi-ed-les-fourmis-rouges.html
  4. (retour)↑  « Scénariste et dialoguiste pour la radio, auteur de nouvelles, de romans et d'albums pour la jeunesse, Hubert Ben Kemoun a publié chez de nombreux éditeurs. Explorateur de l'adolescence, il en capte avec justesse les fragilités et les souffrances, mais aussi l'énergie. Certains de ses romans sont devenus des classiques des cours de récré, à l'instar de la série des Nico ou de L'Année de Jules. Il écrit aussi pour les plus grands d'autres histoires où ses personnages cherchent à exister au milieu des autres, confrontés au doute,à la peur, à l'injustice, parfois à la violence. Mais ils font face, parfois seuls, et cette expérience les change. » Propos tiré des portraits d'auteurs dans le programme jeunesse du Printemps du livre de Grenoble, 25-29 mars 2015.
  5. (retour)↑  Diplômée de l'école Émilie-Cohl, auteure-illustratrice, Isabelle Chatellard a publié une quarantaine d'albums en France comme à l'étranger. Traduite dans plusieurs pays, son œuvre lui a valu plusieurs récompenses. Elle privilégie dans son travail graphique la naïveté du trait, la douce élégance des couleurs et des points de vue singuliers pour raconter une histoire.