Sens d’une commémoration
La Grande guerre pour la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine
La commémoration de 14-18 permet le croisement de plusieurs registres, de l’Histoire, de la mémoire, individuelle et collective. Elle est abordée différemment selon les pays mais aussi, au plan national, par les institutions qui y contribuent. Les possibilités offertes par le numérique et internet ont donné à cet événement une portée radicalement nouvelle et la BDIC, du fait de son histoire si spécifiquement liée à la Grande Guerre, a déployé un ensemble d’actions et d’expérimentations qui étendent et renouvellent sa vocation originelle : qu’il s’agisse de la valorisation des fonds, du renforcement de la fonction éducative, de formation mais aussi de recherche...
Commemorating the First World War brings together individual and collective strands of history and memory. Different countries have commemorated the event in different ways, while the same is true of various institutions within France itself. Opening the commemorations up to the digital realm has added a new dimension: the BDIC (International Contemporary Documentation Library), whose own history is closely bound up with that of the Great War, has put together a programme of events that draw on and expand the library's initial remit, making the most of its collections by engaging in educational outreach, training and research.
Commémorer est un exercice particulier, qui revêt avec le centenaire de la Grande Guerre une dimension inédite. Les événements sont suffisamment proches pour susciter un véritable écho auprès des descendants des acteurs du conflit. À la différence d’autres commémorations, la distance d’un siècle permet aussi de croiser plusieurs registres, celui de l’histoire comme celui de la mémoire individuelle ou collective, ce qui n’est pas le cas pour des sujets encore sensibles de l’histoire coloniale, comme par exemple le 50e anniversaire en 2012 des accords d’Évian marquant la fin de la guerre d’Algérie. Le sujet de la Première guerre mondiale, du moins dans la perception qu’en a l’opinion, est plus consensuel.
Du côté des historiens français, même si les querelles d’interprétation sur le sens de l’engagement des soldats, encore vives il y a une décennie 1, se sont aujourd’hui apaisées, les approches demeurent plurielles dans une historiographie considérablement renouvelée.
Le centenaire n’est pas politiquement porté de la même manière selon les pays. Les commémorations, par essence, ne se dissocient pas du propos politique : celle-ci ne fait pas exception à la règle. Dans la lignée du bicentenaire de la Révolution française, la France a prévu un dispositif conséquent. La Mission du centenaire coordonne, appuyé par un conseil scientifique présidé par l’historien Antoine Prost, une série de manifestations nationales et soutient, par un label, les très nombreux événements à la fois culturels et scientifiques organisés à l’échelle locale : expositions, productions audiovisuelles bien sûr, mais aussi concerts, représentations théâtrales, projections, dispositifs pédagogiques ainsi que journées d’études et colloques. La situation n’est pas la même en Allemagne, où le pouvoir fédéral a accompagné plus qu’il n’a encouragé les initiatives du terrain. En Grande-Bretagne, le souvenir des batailles de la Somme demeure au premier plan dans un dispositif, où les médias ont été très mobilisés, comme en France et en Belgique d’ailleurs. La Russie réécrit une histoire essentiellement patriotique. En Australie ou au Canada, où le conflit constitue un temps fondateur de l’unité nationale, les commémorations sont à la hauteur de l’enjeu 2.
Le centenaire de 1914 s’inscrit en outre à un moment où les possibilités de dissémination offertes par le numérique et l’internet sont sans commune mesure avec les outils de médiation dont disposaient auparavant les dispositifs commémoratifs. Rien de tel en 1989 bien évidemment, mais rien de tel non plus en 2004 pour le 60e anniversaire de la Libération. Aujourd’hui, les réseaux sociaux autant que les bases de contenus en ligne font partie du quotidien. Le site de la Mission du centenaire constitue à cet égard un observatoire très intéressant de la diversité des mobilisations, qui dépassent largement le cadre des associations d’anciens combattants, et même le cadre associatif tout court. L’intérêt manifesté par les descendants des soldats, qui exhument des archives familiales les témoignages de toute sorte, renvoie bien à un phénomène social, dont l’initiative d’Europeana avec l’opération « Grande collecte », au printemps dernier, a montré toute la force. À cette occasion, dans les pays européens participant à l’opération, archives et bibliothèques ont été littéralement prises d’assaut par de nombreuses familles désireuses que le témoignage du sacrifice, de l’engagement ou tout simplement de la vie quotidienne sur le front de leurs aïeux soit numérisé et mis en ligne à la disposition de tous via la bibliothèque numérique européenne, qu’il s’agisse de correspondance, de carnets de notes ou de croquis, de photographies ou encore d’objets (souvenirs militaires ou ce qu’on a coutume de désigner par le terme d’« artisanat des tranchées »).
Au-delà des manifestations officielles déclinées diversement selon les pays, cet engouement du public a mis en évidence le rôle de grandes institutions comme la Bibliothèque nationale de France, pilote de l’opération pour la France avec Gallica, ainsi que les Archives nationales, mais aussi, sur le terrain, les liens tissés entre les services d’archives (départementales et communales) et les citoyens. Les bibliothèques et les musées ont été impliqués dans une moindre mesure par la Grande collecte, qui interroge au premier chef la relation du public à l’histoire.
Du fait de son histoire et de ses missions, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) ne pouvait rester à l’écart de ce type de manifestations et s’est associée à la Grande collecte. Mais ce n’est qu’une des actions parmi de nombreuses autres déployées à l’occasion de la commémoration. Fondée pendant la Première guerre mondiale à partir du noyau d’une collection privée, la Bibliothèque-musée de la guerre (telle est sa première dénomination) rassemble très vite une collection majeure sur le conflit constituée de documents de toute nature, imprimés, presse, photographies, œuvres graphiques (affiches, peintures, dessins, gravures), objets. Ce mélange des supports est moins original à l’époque qu’il n’y paraît. À la collection du couple d’industriels parisiens Henri et Louise Leblanc, fait écho l’appel aux dons de journaux de tranchées de Charles de La Roncière à la Bibliothèque nationale et la collecte organisée par Édouard Herriot, alors maire de Lyon, tandis qu’en Allemagne, Theodor Bergmann, à Fürth, comme Richard Franck, à Stuttgart, rassemblent aussi des témoignages du conflit. La même perspective « documentaire » réunit toutes ces initiatives 3. Ce qui est plus original dans le cas parisien, c’est, après le soutien de l’Assemblée nationale, le soutien du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, avec plusieurs conséquences : le relais et la prise en charge par l’État, et en l’occurrence l’Université de Paris, de la collection initiale, ainsi que l’adjonction de fonds majeurs (albums de photographies Valois et œuvres des artistes missionnés sur le front). L’institution change de nom en 1934 et devient symboliquement Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. On quitte le registre de la commémoration pour affirmer une vocation d’éducation et de recherche. Le terme est peu compris de nos jours : la redondance entre bibliothèque et documentation est alors volontaire (ce n’est pas un dépôt d’archives ; la fonction documentaire est ce qui revitalise en quelque sorte les missions traditionnelles des bibliothèques par l’affirmation de la priorité accordée aux services aux usagers) ; l’emploi des adjectifs « internationale » et « contemporaine » signifie aussi qu’on tourne le dos à la guerre et au registre commémoratif pour s’investir dans la construction de la paix et un champ universitaire alors nouveau, les relations internationales 4. Les fonds n’ont cessé depuis ce moment fondateur de s’enrichir dans ce domaine ainsi que dans celui des conflits contemporains, bien au-delà de la Grande Guerre 5. Totalisant plus de 4,5 millions de documents actuellement, la collection de la BDIC continue à faire autorité en France comme à l’étranger sur la Première Guerre mondiale. À ce titre, l’institution est un partenaire privilégié de la Mission du centenaire. Elle est également sollicitée massivement pour des productions audiovisuelles et pour des prêts à des expositions tant en France qu’à l’étranger. Avec le musée de l’Armée, elle organise une exposition à Paris (« Vu du front : représenter la Grande Guerre ») d’octobre 2014 à janvier 2015, rassemblant plus de 500 pièces et faisant partie des grandes manifestations nationales de la commémoration.
La BDIC était attendue sur des actions de ce type. Mais l’étendue de ses activités en tant que bibliothèque et institution de recherche, rattachée à une grande université (Paris Ouest Nanterre La Défense) a rapidement conduit à envisager d’autres types d’actions, dans le registre de la formation et dans celui de la recherche, donnant une signification forte à son engagement dans le centenaire. Le numérique est ce qui fait le lien entre les deux registres. En effet, dès 2003, dans le cadre d’un partenariat avec la BnF dont elle est pôle associé, la BDIC numérisait son riche fonds de gazettes de tranchées. Au passage, signalons que ce programme permettait à Gallica d’aborder juridiquement le XXe siècle 6 et à la BDIC de développer une première bibliothèque numérique, qui sera ultérieurement moissonnée par Gallica mais aussi par Europeana et, côté CNRS, par Isidore. Une décennie plus tard, c’est l’occasion pour la base Archives et images de faire peau neuve et de répondre désormais au nom de L’Argonnaute, en hommage à ses débuts 7. Fin 2014 et tout au long de 2015 seront chargés des fonds de photographies numérisées, notamment les albums Valois, et d’affiches illustrées, qui porteront la bibliothèque en ligne de 100 000 à 150 000 documents, soit l’un des ensembles les plus importants de l’Enseignement supérieur.
La mise en service du nouvel outil en novembre 2014 s’accompagne d’un autre programme, le cartable numérique. Pour la BDIC, la mission pédagogique est majeure. Le fait de disposer d’un patrimoine aussi considérable que le sien sur le XXe siècle, crée des obligations de médiation et de formation auprès de publics, qui dépassent la cible des milieux académiques induite par son rattachement à une université. Paris Ouest Nanterre La Défense partage cette conviction : la continuité entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur se décline ainsi à plusieurs niveaux, formation comme documentation.
Depuis plusieurs années, la BDIC est ainsi engagée dans différents programmes de formation, des étudiants tout d’abord, mais aussi, à l’occasion notamment de ses expositions, des lycéens et des enseignants du secondaire. Le centenaire fait franchir une étape et permet de toucher les collégiens, grâce au cartable numérique, que l’établissement met à disposition des enseignants de collège et de leurs élèves à partir de septembre 2014. Développé en partenariat avec le conseil général des Hauts-de-Seine, l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et le Labex Les passés dans le présent, ce nouveau site présente une sélection de sources inédites numérisées, issues des collections de la BDIC. Deux premiers thèmes sont disponibles au lancement : La Première Guerre mondiale et Les arts, témoins de l’histoire du XXe siècle. Journaux de tranchées, presse illustrée, cartes postales, dessins, photographies, lettres, carnets, affiches, témoignages de l’histoire du XXe siècle, librement utilisables, sont consultables sur le site selon plusieurs dispositifs (galeries thématiques de documents, cartes géographiques, frises chronologiques…) et sont intégrables par les enseignants dans leurs supports pédagogiques, conçus ou non à partir de l’interface du cartable. L’outil offre aussi une sélection de sources commentées et des activités pédagogiques pour accompagner les élèves dans leur découverte des documents de l’histoire. Des passerelles permettent enfin de rebondir sur la bibliothèque numérique. Cette ressource pédagogique gratuite, accessible en ligne à tous, est intégrée à l’Espace numérique des collèges des Hauts-de-Seine et bientôt d’autres départements. Conçue de manière collaborative avec les enseignants et les étudiants de l’université Paris Ouest, l’outil s’enrichira chaque année de nouveaux thèmes, couvrant progressivement l’histoire du XXe siècle.
En plein préparatifs et mises au point du cartable et de la bibliothèque numérique, est intervenu l’appel du MESR lançant une version française des MOOC 8, cours en ligne gratuits interactifs destinés à un large public. Forte d’une expérience solide en matière d’enseignement à distance s’appuyant sur un service dédié (Comete), l’université de Paris Ouest a souhaité répondre dans le champ des humanités, avec un MOOC Philosophie, qui s’est placé dans le peloton de tête en termes d’audience, et aussi avec un MOOC Histoire s’appuyant sur la BDIC ainsi que sur l’équipe du département d’histoire sous la houlette d’Annette Becker. Centenaire oblige, La Première Guerre mondiale expliquée à travers ses archives se fonde sur l’analyse de documents issus des collections de la BDIC. Chacune des 12 séances mises en ligne entre janvier et avril 2014 s’est accompagnée d’exercices. Un forum a permis aux participants d’échanger sur les sujets abordés. En 2015, est prévue une actualisation de ces produits. Le MOOC Histoire a été visionné et commenté par plus de 9 500 internautes lors de sa première diffusion.
La BDIC intervient aussi en tant que structure de recherche travaillant étroitement avec des laboratoires du CNRS, et également avec la BnF. Le cadre du Labex Les passés dans le présent, dont elle est membre fondateur, a été idéal pour développer des projets analysant les répercussions du numérique auprès de divers publics. Le phénomène social représenté par l’engouement manifesté via internet pour la Grande Guerre offrait une occasion unique pour observer les pratiques et les usages, appliqués à un objet historique, et les effets des politiques de médiation de l’histoire via le numérique. Le devenir du patrimoine numérisé en ligne : l’exemple de la Grande Guerre est ainsi l’exemple d’une collaboration entre la BnF et un de ses pôles associés sur un projet de recherche ambitieux.
Les bibliothèques numériques telles que Gallica ou celle de la BDIC appellent à s’interroger sur leurs différences en termes de contenus et d’usages par rapport aux bibliothèques traditionnelles. Dans le cadre du programme, est obervée la vie du patrimoine en ligne dans la diversité de ses réutilisations (forums de discussions, blogs, microblogs, etc.) à partir de l’exemple de corpus numérisés autour de la Première Guerre mondiale publiés notamment par la BnF et la BDIC : comment les internautes comprennent, s’approprient et parfois transforment ces corpus en fonction d’une diversité d’usages de la mémoire collective. L’idée est aussi d’expérimenter des outils d’analyse utiles aux établissements patrimoniaux pour orienter leurs politiques de numérisation et disposer de méthodes d’évaluation de celles-ci. À ce programme, s’ajoutent d’autres études d’observation des usages en ligne, dont le cartable numérique fait évidemment partie. On a aussi jugé nécessaire, avec les sociologues de l’Institut des sciences sociales du politique 9, de procéder à des comparaisons empiriques avec des expositions d’histoire, plus classiques. Il s’agit toujours de la réception des corpus, qui peut être différente selon leur présentation sous leur forme originale ou sous leur forme numérique. Les expositions C’étaient des enfants. Déportation et sauvetage des enfants juifs à Paris (2012, Hôtel de Ville de Paris) et Affiche action, quand la politique s’écrit dans la rue (2013, BDIC) ont fourni des premiers terrains d’étude et permis d’affiner la méthode. À l’occasion des nombreuses manifestations du centenaire, un programme d’étude des appropriations sociales des expositions historiques est décliné, qui fait précisément attention notamment à la différence d’appropriation entre des expositions qui présentent des corpus originaux et d’autres qui s’appuient sur des images numériques. La Mission du centenaire soutient le projet qui a démarré avec des observations réalisées pour les expositions de la BnF et des Archives nationales, et qui se déploie ensuite dans le cadre de Vu du front (coproduction musée de l’Armée / BDIC) et de plusieurs expositions en région.
L’ensemble de ces expérimentations, aussi bien en formation que dans le cadre de projets de recherche, donne un sens à la participation de la BDIC aux commémorations du centenaire, lui permettant d’inscrire dans la durée une réflexion sur l’évolution de ses missions. L’association d’autres grands établissements patrimoniaux, de l’université, de collèges ou de laboratoires de recherche, met au cœur de l’objectif de commémoration le renforcement de liens et in fine la notion de réseau, toujours dans une durée qui dépasse le cadre événementiel du centenaire.