Les bibliothèques durant la grande guerre
Parmi les innombrables dommages causés par la guerre de 14-18 sur le patrimoine culturel national, ceux que subirent les bibliothèques furent majeurs et polymorphes : touchant tout à la fois les personnels mobilisés sur les champs de bataille, les collections que de courageux bibliothécaires s’efforcèrent d’évacuer ou d’épargner autant que faire se pouvait, ce qui n’empêcha pas de nombreux pillages et destructions, touchant aussi les pratiques de lecture ainsi que la conception même de celle-ci par les bibliothécaires… La Paix, saluée en ce sens par Eugène Morel, sera l’occasion certes d’une nécessaire reconstruction mais aussi d’une indispensable modernisation des pratiques professionnelles.
The First World War caused incalculable damage to France's cultural heritage, including its libraries. Their staff were called up to fight, collections were broken up as dedicated librarians struggled to save what works as they could, and countless works were looted or simply destroyed. The war also had an impact on reading practices and the understanding librarians had of them. Peacetime, as Eugène Morel gladly noted, offered the opportunity not only for reconstruction, but also for an indispensable modernisation of professional practice.
Si l’incendie de la bibliothèque de Louvain le 26 août 1914, puis le bombardement de la cathédrale de Reims, le 19 septembre de cette première année de guerre, ont symbolisé aux yeux des pays envahis « la barbarie allemande », ces deux joyaux sont bien loin d’être les seuls édifices culturels à avoir souffert de la guerre.
En janvier 1913, Marcel Godet, à la tête de la bibliothèque et des musées d’Abbeville, publie une petite plaquette tout inspirée des idées modernes : La Bibliothèque d’Abbeville. Ce qu’elle est, ce qu’elle pourrait être 1. Présenté devant les membres de la Commission de la bibliothèque, ce plaidoyer, qui s’appuie notamment sur ceux d’Eugène Morel 2, les apostrophe ainsi : « Le temps n’est plus, mais il n’est pas encore très loin pour nous, où les bibliothèques de province étaient, suivant la boutade spirituelle d’un de mes collègues : des “cimetières de livres” [...] Je contemple journellement trente ou quarante mille volumes de la bibliothèque d’Abbeville qui ne sont jamais réveillés de leur sommeil. Ils le mériteraient pourtant [...] On admet généralement aujourd’hui que les ouvrages sont faits pour être lus, non pour être conservés [...]. » Et de demander la construction d’une nouvelle bibliothèque, offrant 1 500 m² et non les 500 m² existants, « qui, au lieu de renfermer ses richesses, les ouvre dans la plus large mesure ».
Dix-huit mois plus tard, c’est la guerre. La bibliothèque ferme. Elle ne rouvrira qu’en avril 1919. Marcel Godet meurt sur le front le 24 octobre 1914 3.
Bibliothécaires soldats
Dans la plupart des bibliothèques, le personnel, déjà rare, est largement mobilisé, comme l’est la population française. Souvent 40 à 50 % du personnel est appelé sous les drapeaux. L’Association des bibliothécaires français (ABF), qui crée dans son bulletin trimestriel une rubrique « Les bibliothèques et la guerre », publie à la fin de celle-ci un Livre d’or rendant hommage aux bibliothécaires soldats.
À la Bibliothèque nationale, sur 159 personnes (dont 70 fonctionnaires), 72 sont mobilisées. Beaucoup seront « cités à l’ordre du jour » et décorés pour leur bravoure. Plusieurs sont blessés, parfois à diverses reprises : Jean Babelon, Louis Chatelain, André Martin, par exemple. Sept sont tués 4. Une plaque, qui a longtemps orné les murs du hall d’entrée de la bibliothèque, leur rend hommage. À Calais, Henri Lemoine et ses collègues sont mobilisés et la bibliothèque doit fermer jusqu’en février 1915. À Cambrai, le jeune chartiste Marc Morel, nommé en janvier 1914, meurt au front en mars 1918. Le bibliothécaire de l’Union centrale des arts décoratifs meurt à la fin de 1914 d’une typhoïde contractée sur le front, tout comme M. Thoumlin, sous-bibliothécaire à la bibliothèque municipale de Rouen, dont quatre salariés sur dix sont mobilisés. Les conservateurs des bibliothèques de Chambéry et Besançon sont blessés. Trois bibliothécaires adjoints des bibliothèques municipales de Grenoble, Nantes, Reims meurent au front 5.
À la Sorbonne, la moitié du personnel est mobilisé (huit sur seize). À la bibliothèque de la Faculté de médecine, neuf salariés sont mobilisés sur quatorze. L’un d’eux mourra en août 1915. Toujours à Paris, à la bibliothèque de la Faculté de droit, cinq personnes sur neuf sont mobilisées. Au Conservatoire national des arts et métiers, les quatre membres du personnel sont mobilisés. La bibliothèque ferme dix mois. À la bibliothèque universitaire de Grenoble, les trois gardiens sont mobilisés et le bibliothécaire reste seul. À la bibliothèque de l’université de Toulouse, cinq personnes sur huit sont mobilisées.
L’ABF, dans son Livre d’or, estime à la fin de la guerre à 80 le nombre de mobilisés, soit 32 % des bibliothécaires professionnels des bibliothèques, et à 17 le nombre de morts, soit 21,5 %. Quarante-neuf reçoivent la Légion d’honneur, la médaille militaire ou la Croix de guerre, et 67 % sont cités à l’ordre du jour pour leurs actes de bravoure.
Évacuations
Comme ce sera le cas lors de la Seconde Guerre mondiale, le ministère de l’Instruction publique donne fort tardivement des consignes d’évacuation des collections. Puis, les inspecteurs des bibliothèques, parfois accompagnés de Henry Omont, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale, qui connaît toutes les richesses du territoire, se rendent régulièrement sur les lieux, quand ils ne sont pas occupés par l’armée allemande, invitent les bibliothécaires et les élus à renforcer les mesures de protection et à évacuer les collections les plus précieuses quand le danger se rapproche. Leurs conseils sont judicieux et fermes, mais pas toujours suivis par certains élus, préfets ou sous-préfets qui ne veulent pas « inquiéter les populations ». Ce sera parfois fatal… Lors de l’offensive allemande de mars 1918, la crainte est grande : les évacuations lointaines se font plus fréquentes.
Les collections les plus précieuses de la Bibliothèque nationale sont évacuées à deux reprises : en septembre 1914, au lendemain de la déclaration de guerre, et au printemps 1918. En septembre 1914, après un ordre du ministère de l’Instruction publique en date du 31 août…, 90 caisses contenant 5 063 recueils, 138 boîtes et 868 pièces isolées sont expédiées à la bibliothèque de l’université de Toulouse. Puis en juin 1918, 306 autres caisses 6. L’inspecteur général Pol Neveux en exerce une surveillance attentive 7.
Au début de la guerre, la plupart des bibliothèques de province protègent sur place leurs collections les plus précieuses, dans des sous-sols ou caves de la ville. C’est ce qui est fait à Reims, où les collections précieuses sont entreposées dans la crypte Sainte-Clotilde 8. Les plus rares, envoyées à la bibliothèque de l’Arsenal, sont protégées du funeste bombardement du 3 mai 1917. Après la destruction de la bibliothèque, le bibliothécaire, Henri Loriquet, poursuit seul des évacuations : « Pendant deux années entières, en dépit de bombardements presque quotidiens, j’ai patiemment transporté, presque seul, en plus de cent voyages, les 190 m3 de manuscrits, livres, estampes et documents prélevés un à un sur nos rayons 9. »
En avril 1916, le conservateur de la bibliothèque municipale d’Amiens propose l’évacuation des documents les plus précieux, mais la municipalité, qui croit en « l’inviolabilité du Front », est réticente malgré les bombardements aériens. Les caisses de la bibliothèque et des archives sont entreposées dans un local en sous-sol. En mars 1918, la ville entière est évacuée et subit à partir d’avril trois mois de bombardements intensifs. Henri Michel cherche désespérément un moyen d’évacuer ces caisses et son collègue archiviste réussit finalement à les transporter à la bibliothèque municipale de Rouen 10. Replié à Paris, Henri Michel revient le 7 avril dans une ville bombardée, et évacue 200 nouveaux manuscrits qui rejoignent Rouen à leur tour. Le 20 mai, il est à nouveau autorisé à se rendre à Amiens et à évacuer des archives et une série de manuscrits dans deux wagons à destination de Rennes, mais en vrac, sans avoir la possibilité de les mettre en caisses ou en sacs. En juin 1918, la bibliothèque d’Amiens reçoit deux obus qui en détruisent partiellement le toit, les murs et les fenêtres. Le maire décide une évacuation totale, qui ne peut être réalisée. Seuls quelques autres envois peuvent être effectués à l’été.
Bombardements et destructions
À l’est, dans les Ardennes occupées, une dizaine d’obus trouent le 10 novembre 1914 le toit de l’immeuble de la bibliothèque de Charleville (16 000 volumes), mais épargnent les livres. La bibliothèque municipale de Rethel, située dans l’hôtel de ville, héritage d’un antiquaire donateur, les archives communales, les registres paroissiaux et de l’état-civil brûlent au début de 1915. La petite bibliothèque de Mézières (6 959 volumes), située dans la mairie et administrée par elle, est bombardée, une grande partie des ouvrages étant retirés des décombres. Elle ne reprendra une timide activité qu’en 1936 11. Dans la Meuse, la riche bibliothèque de Verdun (75 000 volumes) rouvre dès octobre 1914 et reste ouverte jusqu’à l’évacuation de la ville malgré les bombardements, qui atteignent le 1er octobre 1915 la bibliothèque, située dans l’ancien théâtre ; 50 000 volumes sont retirés des ruines. Le bibliothécaire, Georges Leboyer, avait auparavant réussi à mettre à l’abri les collections les plus précieuses à l’évêché, puis deux jours avant le bombardement à les évacuer au musée de Riom, dont il était originaire ; le 29 novembre d’autres collections sont évacuées à Bar-le-Duc, avant qu’elles ne rejoignent elles aussi Riom en mars 1918 : « En 1920, les ouvrages reviendront dans une ville en ruines. Amoncelés dans les sous-sols de l’évêché, ils y resteront 7 ans 12. » Nancy est bombardée à plusieurs reprises pendant la guerre. La bombe qui tombe le 31 octobre 1918 sur la bibliothèque universitaire détruit les collections de lettres et de droit et le musée archéologique de moulages de l’université. La bibliothèque était restée ouverte toute la guerre, et très utilisée, d’où des réticences à son évacuation durant les précédents bombardements, estime le recteur 13.
Dans le Nord, un grand nombre de volumes sont détruits à la bibliothèque d’Armentières. Celle d’Avesnes est occupée par les militaires allemands et sert de dortoir. Elle perd environ 1 000 volumes sur près de 4 000. De même à Bergues 14. À Cambrai, les Allemands mettent le feu fin 1917 aux archives municipales, y compris à celles déposées dans les caves de la mairie. Les 4 000 à 5 000 volumes de la bibliothèque de Condé-sur-l’Escaut sont détruits ou très détériorés 15. L’immeuble où se trouve la bibliothèque de Dunkerque est touché en décembre 1917 par une torpille allemande ; les collections sont indemnes mais le bâtiment est en partie à reconstruire 16. Lille est occupée d’octobre 1914 à octobre 1918, mais l’incendie de l’Hôtel de ville le 23 avril 1916, où se trouvait la bibliothèque municipale est accidentel : sur les 185 000 volumes, 110 000 à 120 000 sont sauvés. Elle est accueillie par la bibliothèque universitaire jusqu’en… 1965 17. Dans le Pas-de-Calais, la ville d’Arras est bombardée en octobre 1914 et en 1915. Le 3 juillet 1915, l’abbaye de Saint-Vaast où était située la bibliothèque municipale est détruite : 50 000 volumes disparaissent, hors les manuscrits, un incunable et quelques volumes aux reliures précieuses mis à l’abri en ville. La reconstruction sera longue et les dommages de guerre toujours tardifs 18. Dans la Somme, la petite bibliothèque de Ham est détruite lors de l’incendie de l’hôtel de ville et ses 2 000 volumes partent en fumée 19. Montdidier est complètement détruit et il ne reste rien de la « minuscule » bibliothèque municipale, ni de la bibliothèque populaire, établissement « parfait sous tous rapports » selon les termes de Pol Neveux en 1912 20. Une nouvelle bibliothèque sera accueillie dans l’hôtel de ville reconstruit en 1932. Détruit encore, l’hôtel de ville de Péronne, où était située la bibliothèque et ses 7 300 livres. Lorsque Henri Michel peut revenir dans Amiens bombardée fin juillet 1918, le spectacle est désolant : « La Bibliothèque [riche de 62 452 ouvrages, que Pol Neveux avait estimée en 1912 être un « excellent dépôt, l’un des plus vastes et des plus confortables de France », Amiens comptant aussi 17 bibliothèques populaires] 21, avec son toit crevé, ses portes ouvertes, ses salles inondées et pleines de décombres, offrait un aspect lamentable. Pourtant les collections avaient moins souffert qu’on aurait pu le croire au premier abord. Un petit nombre de livres modernes, bizarrement déchiquetés, criblés de trous ou découpés en dents de scie, portaient seuls les marques de l’explosion. Les dommages causés par la pluie étaient plus graves 22. » Des volumes précieux sont moisis, déformés, mais sauvables, sans pour autant pouvoir retrouver leur « beauté première ». Une vingtaine sont perdus, car trop gravement endommagés. Henri Michel, aidé de travailleurs marocains, déménage 40 000 volumes dans un local sec, mais ne peut que les entasser sur des rayons ou les déposer au sol… La guerre est toujours là. Mille ouvrages, quatre livres précieux, onze manuscrits sont perdus.
Dans l’Aisne, Soissons subit de nombreux bombardements en septembre 1914 et la toiture de l’hôtel de ville où se trouve la bibliothèque est très endommagée. La bibliothèque de Château-Thierry (23 000 livres) est indemne malgré de nombreux bombardements qui n’atteignent que peu les livres, et malgré l’occupation allemande en mai 1918. Dans la Marne, la ville de Reims est bombardée tout au long de la guerre. Sa cathédrale brûle en 1914. Le 3 mai 1917, c’est au tour de l’hôtel de ville abritant sa très riche bibliothèque de 151 000 volumes. L’ABF publie une « Protestation contre le vandalisme des armées allemandes 23 ». Une perte non remplacée, malgré les 30 000 volumes évacués 24. Dans l’Oise, Compiègne est occupée une quinzaine de jours en 1914 par les Allemands, et le front n’est qu’à une quinzaine de kilomètres durant toute la guerre ; le bibliothécaire est mobilisé et la bibliothèque est fermée, pour ne rouvrir en 1916 que deux demi-journées par semaine ; en 1918, elle ferme à nouveau et n’est pas rouverte en 1920. Le maire estime qu’elle a été « ruinée par la guerre. Les volumes qui n’ont pas été déchiquetés par les éclats d’obus ont été détruits par les intempéries, le pillage, etc. 25 ». L’hôtel de ville de Noyon est incendié par les Allemands en mars 1918, comme 80 % de la ville : les collections de la bibliothèque sont détruites 26. La bibliothèque de Senlis, occupée par les Allemands en septembre 1914, est touchée par un obus, mais les dommages sont minimes.
Les pillages
Les pillages effectués par les troupes allemandes dans les villes occupées sont nombreux et n’épargnent ni les bibliothèques, ni les musées, ni les archives.
À la bibliothèque municipale de Douai, riche de 97 397 volumes en 1913, touchée par un obus allemand fin septembre 1915 puis par des projectiles alliés en 1918, les occupants exigent 174 manuscrits (en 210 volumes) en mai 1917, au prétexte de les mettre à l’abri des bombardements anglais en les envoyant à Valenciennes ; en février, puis en avril 1918, un officier allemand saisit 47 manuscrits. Le sous-bibliothécaire Louis Noël, surveillant « les allées et venues de la soldatesque étrangère 27 », cache nombre d’ouvrages, les catalogues, les registres, avec l’accord de la municipalité et du Comité de la bibliothèque. Il est emprisonné et condamné à une amende pour s’être opposé à l’entrée dans la bibliothèque d’officiers allemands, qui y reviennent avec des barres de fer et se servent 28. Les archives du département du Nord sont visitées. Douai, occupée en septembre 1914, l’est à nouveau en septembre 1918, les Allemands faisant évacuer la ville, qu’ils pillent durant six semaines avec méthode : « Il y avait par exemple à Douai des bibliothèques de bibliophiles ; un de ces bibliophiles, M. le baron de Warenghien, a constaté que l’on y a pris, avec discernement, tout ce qui s’y trouvait de meilleur en fait de manuscrits, de raretés, de reliures et d’impressions anciennes ; le reste a été examiné et ce qui a été dédaigné a été jeté par terre en désordre, a été parfois lacéré ou souillé 29 » ; « Les 1 200 habitants de Douai réfugiés à Saint-Amand ont vu passer pendant des semaines par le canal, en provenance de Douai en route pour l’Allemagne, des théories [sic] de ces grandes péniches, qu’on appelle bélandres, chargées jusqu’au plat-bord de leurs propriétés collectives et privées 30. » 94 caisses de documents reviennent après-guerre ; certains sont très dégradés et il en manque. Louis Noël reconnaît à Paris deux tomes d’une Bible manuscrite du XIIIe siècle, dont les tampons d’appartenance ont été lavés et traités afin de dissimuler son origine 31.
La bibliothèque de Cambrai, 56 000 volumes, est pillée par les Allemands qui évacuent la ville en septembre 1918 et la brûlent. Des manuscrits et des incunables seront retrouvés après-guerre en Belgique 32. Un lieutenant allemand, professeur d’archéologie à l’université de Strasbourg, exige en 1916 la remise de cinq manuscrits des Xe-XIe siècles de la bibliothèque de Laon. Ils sont retrouvés en 1920 chez un antiquaire à Bruxelles 33. À Charleville sont volés une édition de 1752 des Contes de La Fontaine et deux manuscrits des XIVe et XVe siècles 34.
Voleur professionnel, le vicaire allemand Clauss, devenu bibliothécaire de Sélestat, tente, lors de son départ en 1918, de se faire expédier 60 caisses de livres stockés à son domicile. Un peu tard 35… Un autre abbé, le nouveau bibliothécaire français, l’en empêche…
Collecter des documents sur la guerre
De nombreux articles du Bulletin de l’ABF sont consacrés à la collecte de documents relatifs à la guerre, à laquelle invite une circulaire du ministère de l’Instruction publique du 4 mai 1915. Que récolter ? Comment traiter ces documents ? L’Association publie des « conseils pratiques pour la conservation et le classement des documents régionaux relatifs à la guerre » et propose un cadre de classement. La Bibliothèque nationale, bien sûr, expose son expertise dans le domaine des ephemera ; la bibliothèque de Lyon crée un fonds spécial consacré à la guerre. Celle de Rouen fait une exposition de documents consacrés à la guerre. Beaucoup de bibliothèques collectent tout ce qu’elles peuvent : livres, mais aussi journaux, affiches, documents des œuvres sociales, de sociétés, chansons et documents musicaux, cartes, prospectus et même liste de prix des biens, lettres privées, etc.
L’exemple le plus abouti de ce type de collecte conduit à la création de la Bibliothèque et musée de la guerre. Dès les premiers jours de la guerre, Louise Leblanc, soutenue par son mari l’industriel Henri Leblanc, collecte les témoignages du conflit, sur le front comme à l’arrière : affiches, journaux, images, photos, objets 36. Pendant trois ans, ils accumulent des collections qui sont, dès le départ, autorisées à la consultation publique. Le propos est patriotique, plus que pacifiste : il s’agit de témoigner de la barbarie des « Boches ». À la fin de la guerre, 14 personnes travaillent à la constitution de cette collection, qui compte environ 15 000 volumes et plus de 22 000 documents. Parallèlement, certains parlementaires se soucient de la mémoire écrite du conflit. André Honnorat, député des Basses-Alpes, appelle le 4 avril 1917 à la création d’une telle documentation, nécessaire au travail des « historiens, publicistes, hommes d’État » à venir et serait un puissant outil pour réaffirmer la place de la France « dans les plus hautes initiatives intellectuelles 37 ». Le 4 août 1917, les Leblanc « voulant continuer à permettre le souvenir de la Grande Guerre et faciliter dans l’avenir les recherches historiques sur les évènements actuels et sur les conséquences qu’ils comportent 38 » font don de leur collection à l’État, don ratifié par le Conseil d’État en janvier 1918. La Bibliothèque et musée de la guerre, devient au milieu des années 1930 Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, aux collections inépuisables sur l’histoire contemporaine et les relations internationales des XXe et XXIe siècles. Théophile Homolle, administrateur, détaillant les activités de la Bibliothèque nationale en matière de documentation sur la guerre, regrettera que cette bibliothèque soit « constituée en groupe indépendant », car son institution avait « combiné ses achats avec ceux de la Bibliothèque Leblanc, qui nous fut d’abord attribuée 39 ».
Fréquentation et lecture
En mai 1916, le président de l’ABF, Henri Michel, estime que « presque partout, à Paris comme en province, et même dans les villes les plus voisines du Nord, le service n’a été interrompu que pendant quelques jours ou quelques semaines », et bien sûr : « ce sont les petites ou les moyennes bibliothèques, les bibliothèques municipales à personnel restreint et à faibles ressources qui se trouvèrent dans le plus grand embarras. Dans plus d’une ville [...], le bibliothécaire dut faire véritablement office de garçon du bureau et de distributeur de livres, monter l’échelle, manier le pot de colle et le peloton de ficelle 40. »
Il est évidemment très difficile d’avoir une vue d’ensemble de la fréquentation et des usages des bibliothèques durant la Première Guerre mondiale. Désertées en août/septembre 1914, au moment de la déclaration de guerre et de la mobilisation, certaines sont fermées par les maires ou les recteurs, quelques jours, d’autres quelques semaines, parfois toute la guerre, lorsque le personnel est composé d’un homme mobilisé ou requis par la mairie à d’autres tâches. Rappelons que les bibliothèques, notamment municipales mais souvent aussi universitaires, disposent d’un personnel dérisoire, inférieur à huit personnes pour les plus grandes d’entre elles. Le personnel des bibliothèques municipales non classées est généralement constitué d’un « bibliothécaire », instituteur ou professeur retraité, assisté, ou non, d’un agent : « il n’est que juste de rendre hommage au zèle de ces deux vieillards », commente Camille Bloch en 1915 à propos d’une bibliothèque proche du front. Telle bibliothèque voit le secrétaire général de la mairie nommé bibliothécaire « en vue de sa retraite ». Le cas n’est pas rare… Il existe souvent dans la même ville une bibliothèque populaire, parfois plus fréquentée et prêtant davantage que la bibliothèque municipale. Les rapports d’activité des villes (rendus obligatoires par le décret de 1er juillet 1897, que toutes ne respectent pas) et ceux des inspecteurs des bibliothèques et des archives (au premier rang desquels Pol Neveux, à la plume remarquable, intelligente, drôle et féroce, Camille Bloch, Alexandre Vidier, chartiste placé auprès du sous-secrétaire d’État à la guerre avant de devenir inspecteur), dont les visites sont régulières, avant, pendant et après la guerre, constituent une source particulièrement précieuse. Ne pratiquant en rien la langue de bois, ils sont souvent sévères. Ainsi celui de Pol Neveux sur la bibliothèque de Laon : « Laon est la dernière grande bibliothèque où se pratique le système anti-démocratique de l’abonnement [...] le dépôt ouvert tous les jours est fréquenté par une clientèle bourgeoise [...] le prêt au dehors est réservé aux abonnés », qui peuvent emprunter « deux volumes de la municipale et deux de la populaire ». Et l’inspecteur de dénoncer l’article 18 du règlement, « absolument intolérable », qui interdit le prêt des ouvrages illustrés, et les achats « pitoyables. Uniquement préoccupé de garder sa clientèle de lecteurs, le comité n’achète que les romans les plus médiocres, les plus obscurs et les plus plats. Je ne connais même pas le nom des 3/4 des auteurs qui figurent au registre d’entrées. Et les titres vous laissent rêveur. Tout ici est destiné à contenter une clientèle bourgeoise [souligné par Pol Neveux], désœuvrée, sans goût et sans culture 41 ».
Les bibliothèques des zones du front sont dans une situation plus délicate encore et ouvrent comme elles peuvent, quand elles n’ont pas été détruites. La bibliothèque municipale de Lille, par exemple, riche de 185 000 volumes en 1913, dont des collections précieuses importantes, logée avant-guerre dans un local qualifié de « sordide » par l’inspecteur général Pol Neveux, est fermée pendant la guerre et propose ses services réduits dans une petite salle partagée avec la bibliothèque universitaire 42. Au Quesnoy, le maire est résolument hostile à la lecture : « Mes concitoyens ne lisent pas et trouveraient très mauvais que le plus mince crédit fut affecté à l’achat de livres : ils ne veulent pas de bibliothèques », dit-il à l’inspecteur Pol Neveux au début du siècle 43. Le bibliothécaire de Clermont, dans l’Oise, estime que les gens lisent moins depuis la guerre : « On lit moins et nous sommes accablés de besogne. » En mars 1918, la nouvelle offensive allemande conduit à l’évacuation de la ville ; les locaux de la bibliothèque sont occupés à d’autres tâches 44. Menacée par les bombardements, son personnel en grande partie mobilisé, la bibliothèque de Calais, 33 706 volumes, ouverte avant-guerre 42 heures par semaine, amplitude rarissime à l’époque, très active, est contrainte de réduire ses horaires, de supprimer le prêt et de fermer à deux reprises en raison des bombardements 45. Amiens (95 000 habitants) est ouverte, malgré la guerre, tous les jours sauf le dimanche, de 13 h à 18 h et l’hiver de 20 h à 22 h, et 17 278 habitants la fréquentent encore en 1914, consultant sur place 11 387 livres, en empruntant 658 ; en 1916, elle reçoit 16 334 lecteurs. Lors de l’occupation d’Amiens, en mars 1918, elle doit fermer 46.
Dans Charleville occupée, la bibliothèque populaire, transformée en dépôt de fourrage par les Allemands, et la municipale sont fermées. Le bibliothécaire évacue ce qu’il peut rapidement. Il exige un ordre écrit de la Kommandantur pour les emprunts de l’armée allemande 47. Louis Noël organise à Douai un prêt « clandestin » aux habitants de la ville, car il le refuse aux occupants allemands 48.
Dans la France éloignée du front, les bibliothèques sont très fréquentées, plus qu’avant la guerre. La présence de militaires, français ou anglais, de réfugiés du Nord de la France ou de Belgique, les restrictions des activités durant la guerre expliquent un lectorat, des communications et des prêts généralement en croissance. Pourtant, la plupart des bibliothécaires ne pratiquent qu’avec réticence le prêt, qui reste, à l’exception notable de la ville de Paris, très faible. Ainsi, la bibliothèque de Tours autorise les réfugiés à emprunter des livres, mais pas les romans (au prétexte que la Ligue de l’enseignement leur en propose). Une réticence à la fiction durable en France, et qui tente aussi certains outre-Manche, nombre de commissions de bibliothèques ayant proscrit l’acquisition de romans, supposés frivoles, en temps de guerre 49. À Beauvais, dotée d’une bibliothèque municipale tout juste rénovée et d’une bibliothèque populaire très active, la lecture explose pendant la guerre, malgré une très sensible réduction des horaires d’ouverture à deux après-midi par semaine, les séances du soir étant supprimées et la bibliothèque fermée jusqu’en février 1915 : entre 1914 et 1917, le prêt de livres double presque. En revanche, la Bibliothèque nationale subit une très forte régression de son lectorat, inférieur de moitié, voire des deux tiers, à celui de 1913 : « L’absence des mobilisés de toutes classes, le ralentissement des études scientifiques, la disparition totale des travailleurs ennemis, l’abstention de la majorité des neutres, sont les causes principales d’un état de langueur, qui ne pouvait que s’aggraver en se prolongeant », souligne l’administrateur dans son rapport pour 1918 50.
Gagner la paix, reconstruire
Après la victoire, les bibliothèques d’Alsace-Moselle reviennent à la France, germanisées mais dotées d’une « éclatante prospérité 51 ». Ces mots expriment parfaitement l’embarras des bibliothécaires français qui savent à quel point les bibliothèques allemandes disposent de moyens et d’une organisation supérieurs aux bibliothèques françaises.
La germanisation de la bibliothèque de Metz, riche en 1878 de 40 000 volumes, dont seulement 454 allemands, commence dix ans plus tard. Appel est fait aux éditeurs, auteurs, libraires du Reich qui fournissent plus de 12 300 livres, pendant qu’une bibliothèque populaire largement ouverte est créée. La bibliothèque municipale de Strasbourg, détruite par les canons allemands du général Werder le 24 août 1870 avec celle du séminaire protestant, est reconstituée sous la direction de Karl August Barack, bibliothécaire du prince de Furstenberg, également directeur de la nouvelle bibliothèque de « l’Université et de la région » à Strasbourg, riche en quelques mois de 200 000 volumes. Le gouvernement allemand accorde à ces bibliothèques des crédits importants, les dons de collections privées ou d’éditeurs affluent. En 1894, le « palais » construit pour abriter cette grande bibliothèque est inauguré. Et la place manque vite… En 1918, elle est riche de 1,1 million de volumes. Les personnels (1 emploi pour 220 étudiants), estiment « être avant tout des agents d’information, ayant, en plus de leur devoir professionnel [...], celui d’aider et de favoriser par tous les moyens les recherches du public », et sont spécialistes des domaines concernés. Les communications et prêts (qu’un rapport de l’Inspection trouvera trop généreux, car illimité pour les professeurs 52) sont très largement au-delà de ce qui se pratique en France 53. Rude tâche que de les égaler…
« Est-ce donc la paix ! Oui, la paix encore brumeuse et incertaine, mais c’est elle. Voyez, nos camarades rentrent. Un à un, les voici qui se remettent au travail, un peu étonnés… les uns revenant rouges et forts de la vie des camps, les autres mornes et pâles des fastidieux travaux de l’arrière, comme l’équipe de jour et l’équipe de nuit se rencontrant un instant à l’aube trouble. Mais c’est fini [...] Devant tant de deuils, nous accueillons la paix comme nous avons accueilli la guerre, simplement. C’est l’heure du travail : on s’y met… Serrons les mains de ceux qui reviennent, sauvés, plusieurs couverts de médailles et de palmes, qui hier, devant la mort, commandaient des hommes, les enlevaient de la tranchée et couraient à l’ennemi, qui, tout à l’heure, vont reprendre les plus humbles et les plus minutieux des travaux… 54 » C’est ainsi qu’Eugène Morel, président, salue lors de l’Assemblée générale de l’ABF du 18 mai 1919 le retour de la paix. Bibliothèques à reconstruire, collections à remplacer : la tâche est d’autant plus difficile que, si les bibliothèques épargnées proposèrent rapidement des doubles de leurs ouvrages à celles qui avaient tout perdu (ce qui, on le sait, est autant un bienfait qu’une charge nouvelle), l’argent des dommages de la guerre, fut, lui, très long à arriver. Et l’aide du Comité américain pour les régions dévastées, qui contribua à forger la légende de l’épopée du développement de la lecture publique en France, ne concerna que la création de cinq bibliothèques de petite importance dans l’Aisne 55. Mais leur influence fut grande…