Livres et journaux dans les tranchées
Pratiques de lectures sur le front
Par-delà l’image réductrice du bourrage de crâne et de la censure imposés par l’état-major, les pratiques de lecture dans les tranchées démontrent un paradoxal et formidable engouement pour des formes très diverses d’ouvrages : dans le temps long de l’attente dans les tranchées, ce sont bien sûr les journaux, les nouvelles de l’arrière, mais aussi les romans dans lesquels se dit la souffrance du soldat, ou encore des œuvres plus légères. Sous l’impulsion notamment de l’entrée en guerre des États-Unis, les bibliothèques sur le front se développent de manière exponentielle. « Jamais autant de lecteurs ne s’étaient retrouvés sous les drapeaux. »
Studies of reading practices in the trenches have shown that the long-held image of the general staff imposing propaganda and censorship from on high has proved rather simplistic, as research has uncovered a paradoxical and heartening enthusiasm for a wide range of reading material. Life in the trenches often included long stretches of inactivity, during which soldiers read newspapers and caught up with events behind the front line, as well as novels about the hardships of military life and works of light entertainment. Front-line libraries developed rapidly, particularly when the United States joined the war: never before had the military counted so many readers among its ranks.
Propagande, censure et bourrage de crâne sont les trois expressions les plus régulièrement utilisées dans les manuels actuels d’histoire-géographie de classe de troisième pour évoquer les relations entre la culture, l’information et l’État en guerre en 1914-1918. La présence récurrente de ces termes dans les programmes et l’enseignement reflète l’intégration des questionnements les plus récents de l’historiographie et notamment le concept de culture de guerre 1. Ce courant de recherche, qui s’intéresse en France depuis le milieu des années 1990 aux sociétés en guerre, a orienté ses études vers l’analyse des représentations, des attitudes et des pratiques pendant le conflit.
La violence du champ de bataille, les atrocités, les régimes d’occupation militaire ou encore les relations entre le monde éditorial et les autorités ont été autant de domaines défrichés par les historiens. Mais l’intégration de ces travaux dans les programmes scolaires s’est parfois faite au prix de simplifications et parfois d’exagérations 2. La plupart des manuels transmettent ainsi la vision d’un État tout-puissant, contrôlant tous les secteurs de l’information et de la culture, et parvenant à faire accepter sa propagande à une société soumise et passive.
Il est frappant de constater que, loin d’être moderne, un tel discours est déjà très présent dans la société française dans les années 1920-1930. Répandue par les mouvements pacifistes, l’idée d’un État ayant « bourré le crâne » de la population pendant cinq ans se développe au travers d’études à charge qui s’intéressent au mécanisme de la censure, comme celle de Maurice Berger et Paul Allard 3, et de journaux qui, tel Le Crapouillot dirigé par l’ancien combattant Jean Galtier-Boissière, entendent révéler la vraie guerre, celle cachée aux Français. Ces différentes publications entretiennent l’idée d’un maintien délibéré de la population dans le mensonge afin qu’elle ne cherche pas à mettre fin aux hostilités. Cette analyse n’est néanmoins pas partagée par tous les témoins et les acteurs de la vie culturelle de l’époque. Marcel Proust livre, par exemple, une réflexion plus nuancée et plus contrastée de la propagande en 1914-1918 : « Le bourrage de crâne est un mot vide de sens. Eut-on dit aux Français qu’ils allaient être battus, qu’aucun Français ne se fut moins désespéré que si on lui avait dit qu’il allait être tué par les berthas. Le véritable bourrage de crâne, on se le fait à soi-même par l’espérance qui est un genre de l’instinct de conservation d’une nation si l’on est vraiment membre vivant de cette nation 4. » Pour l’auteur du Temps retrouvé, la propagande a été acceptée, voire consentie par la société parce qu’elle était nécessaire pour endurer la guerre.
Les propos de Marcel Proust sont confirmés par les chiffres de vente de la presse nationale en 1914-1918 et par leur comparaison avec la diffusion d’avant-guerre. Les données, collectées par la préfecture de police de Paris en 1910, 1912 et 1917, fournissent un observatoire unique des usages de lecture. Leur analyse vient d’abord démentir l’idée reçue d’un repli des pratiques en 1914-1918. On lit plus de journaux en 1917 qu’en 1912. Les 111 titres répertoriés par les services de police 5 s’écoulent à 6,4 millions d’exemplaires en novembre 1917, soit un million de plus qu’en 1912. Sur la période, Le Petit Parisien augmente son tirage de 20 % et Le Matin de 49 %. Certes, la lecture de la presse régionale connaît un tassement et certains lecteurs se dirigent alors vers la presse nationale. Ce transfert ne remet pas pour autant en cause l’évolution des journaux nationaux. La progression des ventes durant les hostilités, qui se retrouve dans des secteurs éditoriaux comme la jeunesse, interroge sur le rapport entre censure, propagande et attente des lecteurs. Pourquoi a-t-on autant lu ? Un regard diachronique sur les pratiques apporte un premier élément de réponse. La France de 1914 est une société de lecteurs. L’imprimé connaît une diffusion massive. Dix millions de journaux se vendent chaque jour pour une population adulte de 20 millions d’habitants 6. Les éditeurs n’hésitent pas à lancer des premiers tirages à 150 000 exemplaires, sûrs des succès d’auteurs comme Jean de Belcayre.
Le déclenchement de la guerre en août 1914 ne fait pas disparaître cette réalité. Certes, la production éditoriale va se réduire drastiquement, passant de 14 000 titres recensés dans la bibliographie nationale en 1913 à 5 000 en 1916. La mobilisation et les combats dans le nord et l’est bouleversent le travail des rédactions et la chaîne de l’imprimé. Auteurs, journalistes et ouvriers rejoignent leurs unités alors qu’un grand nombre d’imprimeries passe entre les mains allemandes. Les pratiques de lecture se trouvent désorganisées, mais jamais interrompues. Le sentiment partagé par les contemporains de vivre avec la guerre un moment exceptionnel, de participer à l’histoire ainsi que le besoin de comprendre le conflit constitue une puissante dynamique. L’attitude des Français explique non seulement la reconstitution très rapide des pratiques culturelles liées à l’imprimé après le choc de la mobilisation, mais aussi leur essor parfois original. Si les lecteurs de l’arrière n’ont en effet pas vu leur pratique se modifier, ceux partis combattre vont découvrir et éprouver un univers inédit, les tranchées. Ils vont vivre dans celles-ci une expérience particulière de la lecture. Cette expérience se révèle d’autant plus singulière que le commandement militaire entend contrôler sur le front toute la vie qui s’y déroule. La volonté d’encadrer les activités de millions d’hommes mobilisés va peser sur les usages de l’imprimé, même si l’attitude du commandement va considérablement évoluer entre 1914 et 1918 7.
Des tranchées investies par les livres et les journaux
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la guerre a été une découverte du temps libre pour la plupart des mobilisés. Sans tomber dans la provocation de Raymond Radiguet dans Le diable au corps pour qui les années 14-18 ont été pour les hommes de sa génération « quatre ans de grandes vacances », la guerre a rompu le rythme d’existences pour lesquelles le travail représentait souvent six jours par semaine et dix heures par jour. Désormais, l’attente et l’ennui dominent. Pour ne pas laisser les hommes sans rien faire – ce qui serait synonyme d’affaiblissement moral et physique et minerait ainsi l’esprit combatif –, l’institution militaire tente de les occuper par l’exercice d’abord. Il s’agit de continuer à entraîner les hommes en vue des offensives à venir tout autant que de leur rappeler la présence constante de la hiérarchie militaire. La promotion du sport, et notamment du football, répond à cette préoccupation en plus d’être un prolongement des thèses hygiénistes en vogue depuis le début du XXe siècle qui liaient corps sain et esprit sain. Parallèlement, et toujours dans l’idée de renforcer le moral des troupes, se développent sur le front le cinéma et le théâtre, d’abord par l’action des œuvres de guerre, des initiatives civiles autorisées à accéder derrière les premières lignes, puis par l’armée elle-même. Mais parmi toutes les activités encadrées, la lecture domine largement le territoire et le temps de la guerre.
Sa pratique n’est uniforme ni dans le temps, ni dans l’espace. Les phases d’offensive de 1914 et de 1918 sont ainsi peu propices à la lecture. Les combattants n’ont ni le temps, ni souvent l’énergie suffisante pour se consacrer aux livres et aux journaux. Paul Lintier, un jeune artilleur mobilisé parmi les premières unités en août 1914, témoigne de l’extrême fatigue ressentie par les soldats contraints à de longs déplacements qui les plongent dans l’étourdissement et les poussent à profiter de chaque instant d’accalmie pour dormir 8. Le même processus se retrouve lorsque l’armée allemande lance au printemps 1918 une série d’offensives destinées à percer le front occidental et qui marque le retour à la guerre de mouvement. Les ventes de journaux dans les unités s’écroulent lorsque celles-ci participent aux opérations. La guerre de position, qui caractérise le combat sur le front ouest, constitue en revanche un contexte très favorable à la lecture. Dès que les lignes se fixent à l’automne 1914, les soldats renouent avec leurs pratiques d’avant-guerre. Le capitaine Robert Dubarle, qui opère sur un front qui s’immobilise rapidement, demande ainsi à son épouse de lui envoyer dès octobre 1914 des livres pour occuper son temps 9. Son abri accueille même une petite bibliothèque que son ordonnance transporte à chaque montée et descente en ligne. Les tranchées sont un espace complètement investi par le livre et les journaux. La presse nationale et régionale est acheminée chaque jour jusque dans la tranchée de première ligne. Pour palier les contraintes liées à l’exiguïté des lieux et au poids de l’équipement – un soldat porte en moyenne 25 kg –, les combattants et les éditeurs adaptent les textes. À l’image de Robert Dubarle, les soldats demandent à leurs proches l’envoi de textes courts, en format de poche de préférence, afin de les ranger facilement dans leur musette. Le poids n’est pas la seule contrainte à laquelle doivent faire face les lecteurs. Les corvées, les tours de garde, les ordres à rédiger et les rapports à remettre sont autant de tâches qui rythment la vie au front et le repos à l’arrière. Ces activités limitent l’existence de larges plages de détente utilisées à lire. Le peu de temps disponible conduit les soldats à privilégier les nouvelles et les anthologies. Dans les premières lignes, ce phénomène est renforcé par la menace permanente de l’ennemi et par le bombardement qui rendent difficile une longue concentration et une attention soutenue. Le soir, moment où l’intensité de la violence régresse provisoirement, représente très souvent le moment le plus propice à la lecture.
Les contraintes du front sont perçues par certains éditeurs qui voient dans les troupes mobilisées un marché potentiel. L’exemple le plus significatif de cette adaptation de l’offre éditoriale à un lectorat ciblé est celui de Berger-Levrault. En 1915, l’éditeur lance une collection « Les auteurs célèbres au bivouac » tout spécialement destinée aux combattants. Les premiers titres publiés ont la forme d’anthologies regroupant des auteurs classiques et proposant des textes à portée patriotique. Tel est le cas du second volume édité dans lequel des extraits des Châtiments de Victor Hugo consacrés à Waterloo voisinent avec des passages du roman d’Erckmann-Chatrian, Waterloo. Chaque volume contient également un résumé de la situation militaire ainsi que les communiqués de l’état-major. Prévue pour paraître à intervalles très réguliers, la collection cesse de paraître une première fois en septembre 1915 avant de reprendre en 1916. Mais à sa réapparition, le contenu a sensiblement évolué. Aux classiques destinés à fortifier l’amour de la nation et à donner des exemples héroïques, se substituent des œuvres plus légères de Labiche ou Verconsin. Le changement de ligne éditoriale traduit-il un manque d’intérêt des lecteurs pour cette littérature patriotique et édificatrice ? Il est difficile d’établir une typologie des ouvrages lus au front, tant les profils et les attentes des lecteurs sont variés et tant l’univers culturel et intellectuel de ces derniers joue un rôle majeur dans les usages. De Marc Bloch qui continue à préparer sa thèse en lisant des ouvrages d’histoire médiévale 10, en passant par Jean Norton Cru qui lit en 1915 Eddy et Paddy d’Abel Hermant 11 en prévision de la reprise de ses cours, au poète Louis Kremer qui termine Les humbles de François Coppée en mars 1915 12, les soldats pratiquent tout autant la lecture de livres pour s’évader et oublier pendant quelques instants la guerre, que pour retrouver une forme de continuité et de normalité avec l’avant-guerre. Comme pour le normalien Marcel Étévé qui lit plus de 80 ouvrages en deux ans 13, il s’agit de maintenir la guerre à distance et de lui faire conserver son caractère exceptionnel et provisoire.
S’il est impossible de proposer un bilan quantitatif de la lecture des livres dans les tranchées, les correspondances et les journaux de soldats montrent que certains titres semblent avoir connu une large diffusion. À cet égard, Le feu d’Henri Barbusse est incontestablement l’ouvrage le plus mentionné. Sa publication, d’abord sous la forme de feuilleton dans le quotidien socialiste L’œuvre, lui donne un écho que l’obtention du prix Goncourt en 1916 vient renforcer. Mais la clé de son succès au front est à chercher ailleurs, plutôt dans la manière dont le livre a été perçu. Les dizaines de lettres reçues des tranchées 14 par Barbusse montrent que Le feu a pu être lu de deux manières différentes. Pour beaucoup de soldats, l’œuvre de Barbusse se distingue du reste de la littérature combattante par sa dimension réaliste et véridique. Nombre de lettres remercient l’auteur d’avoir su décrire la véritable vie des poilus dans les tranchées. Pour d’autres, et c’est surtout vrai dans les lettres à partir de 1918 quand la révolution bolchevique ouvre de nouveaux horizons politiques et sociaux, le livre tient à la fois de l’annonce prophétique d’une société différente et meilleure que d’un cri pacifiste. On ne retrouve pas une telle pluralité de sens de la lecture dans le second titre le plus cité dans les témoignages de soldats, Guerre et Paix. Sa présence au front serait énigmatique si l’on omettait la part testimoniale que contient la fresque de Tolstoï. Officier ayant servi lors de la guerre de Crimée, Tolstoï décrit avec beaucoup de réalisme les charges et les combats. C’est ce réalisme qui a beaucoup intéressé les lecteurs de 14-18, leur permettant ainsi de mettre des mots sur leur propre expérience. C’est d’ailleurs pourquoi la littérature naturaliste, et notamment La débâcle de Zola qui raconte la défaite de 1870, rencontre autant de succès. Les livres ont eu la fonction de donner sens à la guerre vécue, de la rendre dicible et d’en partager l’expérience, tout comme ils ont été un moyen de surmonter l’horreur et d’endurer la vie au front. La littérature classique et populaire a permis pour nombre de soldats « de se débarbouiller l’esprit et l’imagination 15 », tandis que la recherche d’explication des événements vécus et de sens au conflit s’est parfois traduite par la lecture de textes religieux.
S’il est impossible d’évaluer la pénétration du livre dans les tranchées, il est en revanche possible d’estimer la diffusion de la presse. À l’issue des mutineries qui secouent une partie de l’armée française au printemps 1917, le nouveau commandant en chef, Pétain, décide d’ausculter les pratiques de lecture des combattants, et notamment la presse. L’état-major cherche à mesurer l’influence des journaux sur le moral des troupes. Il demande alors chaque semaine à toutes les divisions sur le front occidental de comptabiliser le nombre d’exemplaires vendus et de noter les effets de la lecture des journaux sur les combattants. Chaque jour, arrivent dans les dépôts militaires de l’arrière-front ou par voie d’abonnement près d’un million de titres. Ces arrivages quotidiens ne connaissent quasiment jamais de retard. Depuis octobre 1914, l’armée est très attentive au bon fonctionnement des services postaux, considérés comme un maillon essentiel au maintien du moral des mobilisés. Non seulement, les services sont en mesure de gérer les quelque 4 millions de lettres qui partent quotidiennement du front, mais aussi d’acheminer colis, lettres et journaux jusqu’aux premières tranchées. Le niveau de diffusion de la presse est très proche de l’avant-guerre avec, en moyenne en 1917, un journal vendu pour 2,5 soldats.
Le peu d’écart entre les usages de la Belle Époque et ceux de la Grande Guerre ne manque pas d’interroger au regard de la critique dont la presse est l’objet en 1914-1918. Volontiers accusés par les soldats de bourrer le crâne et de déréaliser la réalité du front, les journaux demeurent très consultés et les hommes se plaignent lorsque ceux-ci ne leur parviennent pas. « Rien à lire, on est comme des bêtes on n’a même pas les journaux 16 », écrit ainsi un soldat en janvier 1917. La plainte invite à reconsidérer l’image que nous avons des journaux édités pendant la Grande Guerre et à sortir d’une représentation marquée par des articles où dominent l’exagération outrancière et l’emphase patriotique. Il est vrai que le ton des quotidiens est très outrancier au début du conflit alors que, en parallèle, les pertes sont effroyables et parmi les plus élevées de la guerre 17. Même s’il s’atténue à la fin de l’année, ce discours laisse des traces parmi les soldats et ne manque pas de créer jusqu’en 1918 une défiance certaine à l’égard des journalistes. Ils sont accusés par les combattants d’enjoliver la réalité et de les déposséder, par leur mise en récit des événements, de leur expérience. Comme avant 1914, les lecteurs au front posent un regard critique sur les articles et leur œil est d’autant plus aiguisé que la pratique de la presse est, dans les tranchées, collective. Elle se lit à voix haute et fait l’objet de commentaires et de discussions par les camarades. Les commentaires entraînent des réactions parfois très fortes, comme le note le lieutenant Paul Cazin : « Près de moi, un groupe de soldats écoute, avec des huées, les radotages d’un grand quotidien parisien. Il y a là une histoire de musiciens en tranchées, auxquels les obus allemands bouchent leurs saxophones et qui “continuent à souffler le rythme”. Un de mes hommes ne parle pas moins que d’aller “donner des coups de pied au cul” à un écrivain dont la douleur et la honte me retiennent de citer le nom 18. » En donnant lieu à un discours et à des comportements qui se construisent contre elle, la presse constitue un outil de sociabilité renforçant la cohésion de la communauté combattante. Mais ce n’est pas la raison principale de son usage ni l’explication dominante à sa très grande circulation dans la zone des armées.
Sa large diffusion est à rechercher dans la compréhension de la guerre et dans le soutien moral qu’elle a apportés. La lecture a permis aux hommes de renvoyer le conflit à une dimension provisoire et exceptionnelle. Les nouvelles de l’arrière sont en effet l’occasion de resituer la normalité de l’existence. Elles facilitent la mise à distance de la violence quotidienne et de la confrontation avec la mort de masse. Dans son roman autobiographique Clavel soldat publié en 1919, Léon Werth met en évidence ce rôle de la presse. Au cours d’une pause, le narrateur et son camarade Vernay lisent un journal qu’ils ont trouvé : « Et ce style de journal, en temps de paix, les eut fait sourire simplement. Mais ce journal vient de Paris, du monde presque miraculeux où il y a des maisons avec des toits, du monde où persiste la diversité des êtres, du monde où la vie et la mort sont des événements 19. » Face à l’horreur quotidienne et à la violence anomique, la presse a constitué un rempart à l’affaissement psychologique des lecteurs en leur rappelant combien leur expérience relève de l’extraordinaire. Pour des milliers d’hommes vivant dans un espace clos où le champ visuel ne dépasse pas quelques mètres, les journaux ont également été un moyen de comprendre les événements et de mettre des mots sur leur vécu. C’est ce qu’exprime une nouvelle fois Léon Werth : « Sortant de la boue où ils n’ont rien entendu que des éclatements et des sifflements, où ils n’ont rien vu que des trous et des fossés, où ils ont pataugé selon l’avance ou le recul du troupeau, ils racontent ce qu’ils ont lu, selon les récits des journaux […] Mais dans les récits des journaux, ils trouvent une explication. Ils la plaquent sur le froid, la boue, la nuit, les morts. Elle donne un sens logique à leurs pas hésitants dans cette glu faite de terre mouillée, d’excréments et de morts 20. » Les journaux ont non seulement comblé la part de l’indicible et permis aux soldats de comprendre leur expérience, mais ils ont surtout contribué, par leur discours, à façonner et à structurer les représentations combattantes. De sorte qu’une large part de la mémoire collective du front s’est constituée par la lecture d’articles de journalistes pourtant tant détestés.
De l’interdiction à l’encadrement : l’armée face à la lecture
Face à ces pratiques, la position de l’armée a considérablement évolué entre 1914 et 1918. À la fin de la première année du conflit, l’état-major exerce son autorité sur une zone représentant près de 20 % du territoire national. Il y surveille toute l’activité économique, sociale et culturelle, tentant de contrôler la production de l’information et sa diffusion. Son action se concentre principalement sur les populations restées dans cette zone des armées et consiste à faire la chasse à l’alcool et aux déserteurs. Le commandement s’intéresse peu à l’imprimé et limite son contrôle à la cartographie des points de vente, à la distribution des autorisations de commercer les livres et les journaux, et au découragement du colportage. Dans ce cadre, la guerre a été un accélérateur de la disparition définitive des colporteurs dans les départements du nord et de l’est. L’agitation sociale qui se développe à partir de 1916 et s’étend au début de l’année 1917 a comme conséquence de multiplier les imprimés contestataires et pacifiques, lesquels parviennent au front, grâce notamment aux retours des permissionnaires. Mais c’est seulement après les mutineries que l’armée prend conscience du phénomène et tente de mettre un frein à la circulation de ces imprimés. Depuis la mobilisation, de concert avec la sûreté générale, un contrôle étroit de l’activité des syndicalistes fichés sur le carnet B s’opère. On surveille en particulier les anarchistes comme Sébastien Faure connus pour leur antimilitarisme et on perquisitionne afin de mettre fin à leur action. En 1915 sont ainsi saisis chez Faure plusieurs centaines de tracts et du matériel à imprimer 21.
Pour éviter que ces mauvaises lectures ne parviennent jusqu’au front, l’armée s’appuie d’abord sur un règlement de 1913 sur le service intérieur du corps de troupe. Il donne la possibilité à l’officier au contact immédiat de la troupe d’interdire toutes les publications pouvant nuire au maintien de la discipline. Rédigé dans le contexte d’avant-guerre marqué par un fort antimilitarisme et une contestation du service militaire, notamment de la part de la CGT, le texte cherche à limiter la diffusion dans les casernes d’imprimés hostiles à l’armée. Prévu pour un temps de paix, il constitue à partir d’août 1914 une seconde censure, en plus de celle mise en place par les autorités civiles. À l’image d’un capitaine du 130e régiment d’infanterie qui invoque le règlement pour interdire tous les titres de presse en dehors du Temps, du Figaro, de l’Écho de Paris, du Journal, du Petit Journal et du Petit Parisien 22 peu suspects de critique à l’égard de la conduite de la guerre, certains officiers vont abuser de leur autorité. Néanmoins, depuis août 1914, l’armée ne se compose plus de militaires professionnels et de conscrits mais de citoyens sous les drapeaux soucieux de faire respecter leurs droits. Ne trouvant pas auprès des autorités militaires une écoute favorable à leur contestation de cette censure arbitraire, les soldats s’adressent donc à leurs parlementaires. Ce recours montre, au passage, la permanence des pratiques politiques dans un contexte où le fonctionnement de la démocratie est très perturbé. Le pouvoir civil met ainsi fin à ce régime arbitraire en 1917 mais l’armée parvient à faire légaliser le principe d’une seconde censure à l’entrée de la zone des armées. Jusqu’en novembre 1918, 77 titres seront de la sorte interdits.
Le dispositif de censure est loin d’être efficace. Les soldats qui désirent accéder à une autre littérature mettent en effet en place des stratégies de contournement. Les permissions instaurées à l’été 1915 transforment les combattants en de véritables passeurs de lecture. Les textes sont transmis par ce biais aux autres soldats et parfois lus à haute voix aux camarades dans lesquels on a confiance. Afin de tromper la vigilance de l’armée, les écrits sont maquillés. Les organisations pacifistes reprennent par exemple des chansons patriotiques, comme « La Terre nationale » de Théodore Botrel, pour en modifier quelques passages et donner un autre sens à la chanson. Les rédactions tentent également de s’opposer à la censure. Au-delà de l’exemple emblématique mais isolé du Canard enchaîné, certains journaux tentent d’informer leurs lecteurs en se jouant de la censure. Livrer les morasses tardivement et mettre ainsi la pression sur les censeurs, ou ne pas respecter les consignes de suppression sont deux stratagèmes régulièrement utilisés. Tant à l’arrière qu’au front, la diffusion d’une information échappant à la censure reste une réalité durant tout le conflit. L’armée ne l’ignore pas et adopte, à partir de l’été 1917, un autre fonctionnement. Consciente des limites d’une interdiction impossible à rendre totale dans un État comme la France de 14-18, elle tente d’encadrer les pratiques de lecture des combattants.
L’encadrement de la lecture par l’institution militaire n’attend toutefois pas le déclenchement des hostilités. C’est immédiatement après la défaite de 1870, perçue autant comme un échec sur le champ de bataille que comme une déroute morale, que la diffusion des livres et des journaux intéresse le commandement. Avec la généralisation progressive de la conscription entre 1872 et 1905, l’armée occupe un rôle croissant dans la formation et l’éducation du citoyen. Ne pouvant assurer la mise en place de bibliothèques et de salles de travail, elle se tourne vers les sociétés philanthropiques qui œuvrent au développement de la lecture populaire. La Société Franklin va jouer un rôle déterminant en finançant la création de 350 bibliothèques dans les casernes 23 et en organisant les espaces et les collections. (plans de classement, registres de prêt, circulation des livres entre bibliothèques). Dans un souci d’élévation morale à la fois partagé par le commandement et les sociétés, les « bonnes lectures » sont sélectionnées et proposées aux conscrits. Ces relations de confiance se prolongent dans la guerre. Les œuvres viennent pallier les insuffisances d’une armée qui n’avait pas prévu que les hostilités s’étendent au-delà de la belle saison et vont travailler à améliorer les conditions d’existence des soldats. Dès la fin de l’année 1914, la Société Franklin est autorisée à intervenir sur le front pour constituer des bibliothèques afin de soustraire les hommes aux tentations malsaines. Dans la droite file moralisatrice de l’avant-guerre, la promotion de la lecture au front cherche à écarter les soldats de l’oisiveté et de distractions peu recommandables.
L’entrée en guerre des USA en avril 1917 donne un coup d’accélérateur au développement des bibliothèques sur le front. L’œuvre des Foyers du soldat, qui est la plus présente sur le terrain de la lecture dans la zone des armées, collabore avec le Young Men Christian Association (YMCA) à l’ouverture de nouveaux équipements. De 54 bibliothèques installées en 1917 sur l’ensemble du front, les Foyers du soldat gèrent plus de 1 000 salles en 1918 24. Le développement des Foyers s’appuie sur le savoir-faire de la Société Franklin. Un catalogue d’ouvrages dans lesquels les bibliothèques peuvent puiser est soumis au ministère de la Guerre pour validation. Une rotation des fonds entre les différentes bibliothèques, par le biais de caisses de transport, est mise en place. Chaque salle dispose de son registre de prêt. Parallèlement à ces initiatives civiles mais étroitement contrôlées, l’état-major encadre, à partir de juillet 1917, le projet de création d’un réseau de bibliothèques dans la zone des armées. Reprenant le modèle développé par les œuvres, le ministère de la Guerre réalise un catalogue de 2 400 ouvrages autorisés. Les livres d’agrément – essentiellement des œuvres classiques et des succès de la littérature populaire d’avant-guerre – dominent le catalogue. Si les lecteurs peuvent consulter ou emprunter la plupart des auteurs français, quelques auteurs anglais et russes, ils n’ont en revanche pas accès à la littérature allemande.
L’absence d’œuvres allemandes est une trace de la dimension culturelle de la lutte entre les deux nations. Ne pas mettre à disposition des textes de l’ennemi est un moyen de nier sa culture. Cette entreprise de déshumanisation de l’adversaire est une particularité française. Les bibliothèques militaires allemandes proposent à leurs soldats des livres écrits par des auteurs français. Les lecteurs ont ainsi accès à Hugo ou encore à Voltaire. La présence de ces auteurs s’explique par la situation de l’armée allemande, dont la condition est le strict inverse de l’armée française. Cette dernière entend repousser l’envahisseur alors que les troupes de Guillaume II occupent le territoire. La lecture est donc un outil de connaissance de la culture de l’ennemi occupé. En l’absence de registres de prêts conservés pour les bibliothèques françaises de la zone des armées, les documents allemands donnent une idée de l’usage des collections par les combattants 25. Alors que les fonds sont constitués de la même façon chez les deux ennemis – ouvrages d’agrément, œuvres de propagande et études – les livres de détente qui font oublier la guerre sont largement plébiscités. Les ouvrages justifiant la guerre ou tentant de mobiliser les soldats semblent avoir connu une bien moindre popularité, signe tangible d’une limite de la pénétration du discours officiel.
Jamais avant 1914 autant d’hommes alphabétisés et lettrés n’avaient participé à un conflit. Jamais autant de lecteurs ne s’étaient retrouvés en même temps sous les drapeaux. Ce contexte inédit a fait naître une demande considérable en livres et en journaux et a créé une situation paradoxale. D’un côté, la Première Guerre mondiale a été un moment de crise majeure pour l’édition. De l’autre, les tranchées ont eu un effet d’entraînement décisif sur le développement de la lecture. Les soldats ramèneront du front des pratiques de lecture qui permettront à la presse de connaître un nouveau pic de diffusion dans les années 1920-1930. Livres et journaux seront aussi un instrument capital de la mobilisation des combattants en 1939-1945. Ce n’est pas un hasard si les journaux de tranchées réapparaissent en France durant la drôle de guerre.
En 1943, lorsque les Armed Services Editions décident d’envoyer des livres au GI’s, elles réalisent un catalogue de quelque 1 300 titres. Se fondant sur l’expérience acquise en 1917-1918, le comité de sélection des ouvrages élimine les œuvres pacifistes, nuisibles pour le moral, et privilégie les œuvres de détente. Que ce soit dans l’armée américaine, française ou allemande, les enseignements tirés des pratiques de lecture développées en 1914-1918 auront ainsi été bien capitalisés et réutilisés près de trente ans plus tard.