Culture scientifique

La physique peut-elle s’écrire ?

Étienne Klein

L’illettrisme scientifique semble gagner du terrain, sous l’effet conjugué d’un relativisme paresseux incitant de plus en plus à s’en tenir aux croyances subjectives, ainsi qu’à l’idée paradoxalement moderne selon laquelle la notion même de vérité est suspecte. Un effort de véritable traduction est donc indispensable afin de rendre compréhensibles les contenus scientifiques par le plus grand nombre, par-delà les convictions individuelles et l’érudition des chercheurs.

Scientific illiteracy seems to be gaining ground due to the twin effects of lazy relativism, leading to an increasing tendency to stick to subjective beliefs, and the paradoxically modern idea that the very notion of truth is suspect. A real effort is needed to translate scientific content for a wider readership, above and beyond the specific beliefs and scholarship of individual researchers.

Des observateurs parlent d’un « illettrisme scientifique » qui gagnerait notre société  1. Même s’ils ne valent pas démonstration, certains signes peuvent nous porter à les suivre. L’un de ces indices tient au fait que ceux qui, comme moi, écrivent des livres destinés à un « public large », savent d’expérience que les éditeurs se montrent de plus en plus insistants sur un point : le niveau de ce que l’on écrit ne doit pas être trop élevé et le moins de choses possibles doivent être supposées connues du lecteur. Cette demande pressante relève toutefois d’une motivation ambiguë : faut-il la mettre sur le compte d’un louable souci démocratique, celui de toucher le plus grand nombre de personnes, ou avère-t-elle plutôt qu’il existerait effectivement une croissance de l’illettrisme scientifique ?

Un deuxième signe est la montée en puissance d’une sorte de relativisme paresseux. Une anecdote m’a permis d’en prendre conscience. Un jour, au terme d’un cours donné devant deux cents élèves-ingénieurs, alors que je venais de terminer au tableau un calcul de relativité restreinte montrant que la durée d’un phénomène n’est pas la même pour tous les observateurs, un jeune homme demanda la parole : « Monsieur, personnellement, je ne suis pas d’accord avec Einstein ! » J’imaginai aussitôt qu’il allait argumenter et l’invitai donc à s’expliquer : « Je ne crois pas à cette dilatation des durées que vous venez de calculer, se contenta-t-il de répondre, parce que je ne la… sens pas ! » Ce jeune homme avait donc suffisamment confiance dans ses intuitions pour penser qu’elles lui permettaient de contester un résultat que près d’un siècle d’expérimentation et d’objectivation avait permis de valider. En somme, à ses yeux, les énoncés de la science n’étaient que des récits comme les autres, en grande partie arbitraires, qu’on peut donc contester en n’invoquant que son seul « ressenti », sans avoir à mobiliser d’arguments plus solides. J’ignorais jusqu’alors que la subjectivité triomphante, et même portée aux bords du narcissisme, pouvait tant peiner à s’incliner devant ce qu’il faut bien appeler « l’objectivité scientifique ».

Bien sûr, je me garderai de donner à cette anecdote une portée trop générale, mais elle est tout de même indicatrice d’un changement de climat culturel que je résumerai de la façon suivante : notre société est parcourue par deux courants de pensée qui semblent contradictoires. D’une part, on y trouve un attachement intense à la véracité, un souci de ne pas se laisser tromper, une détermination à crever les apparences pour atteindre les motivations réelles qui se cachent derrière, bref une attitude de défiance généralisée. Mais à côté de ce désir de véracité, de ce refus d’être dupe, il existe une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : la vérité existe-t-elle, se demande-t-on ? Si oui, peut-elle être autrement que relative, subjective, culturelle ? Ce qui est troublant, c’est que ces deux attitudes, l’attachement à la véracité et la suspicion à l’égard de la vérité, qui devraient s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique parfaitement compatibles. Elles sont même mécaniquement liées, puisque le désir de véracité suffit à enclencher au sein de la société un processus critique qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait des vérités « sûres ».

De tels constats sont-ils suffisants pour expliquer d’où vient que le bilan de la diffusion de la culture scientifique et technique au sein de la société demeure mitigé, malgré de très nombreuses initiatives prises ces dernières années dans ce domaine, notamment par les scientifiques eux-mêmes ? Certainement pas. Reste que nous sommes bien obligés de reconnaître que nous ne vivons pas dans une « société de la connaissance », comme on se plaît à le répéter, mais plutôt dans une société de l’usage de technologies : nous utilisons avec aisance les appareils issus des nouvelles technologies sans presque rien savoir des principes scientifiques dont elles découlent.

Cette évolution n’est pas sans incidence politique. Il est en effet difficile de nier qu’une certaine inculture scientifique est devenue intellectuellement et socialement dangereuse : elle empêche de fonder une épistémologie rigoureuse de la science contemporaine, favorise l’emprise des gourous de toutes sortes et rend délicate l’organisation de débats sérieux sur l’usage que nous voulons faire des technologies. Gaston Bachelard aimait à dire que « la culture scientifique nous demande de vivre un effort de la pensée ». Sans doute est-ce cet effort-là que nous ne pratiquons pas assez. On ne saurait toutefois se montrer aussi sévère qu’Einstein lorsqu’il disait : « Ceux qui utilisent négligemment les miracles de la science et de la technologie, en ne les comprenant pas plus qu’une vache ne comprend la botanique des plantes qu’elle broute avec plaisir, devraient avoir honte. » Car il y a comme un « durcissement sportif » de la culture scientifique : il est devenu difficile de se faire une bonne culture à la fois sur la physique des particules, les mini-trous noirs, les OGM, la génétique, le nucléaire, le changement climatique ou la virologie, de sorte que si l’on voulait que les citoyens participent aux affaires publiques en étant vraiment éclairés sur tous les sujets concernés, il faudrait que chacun d’eux ait le cerveau de mille Einstein…

Mais il n’empêche : la soi-disant opposition entre culture et technique mériterait d’être davantage inquiétée, car se pose avec une gravité croissante le problème de la « gouvernance » dans une société démocratique au sein de laquelle les technologies jouent un rôle à la fois croissant et diffus. Certes, sa résolution passe d’abord par une éducation de qualité, où les outils permettant d’argumenter et d’avoir des repères scientifiques et techniques essentiels à la réflexion sont prodigués de manière adéquate, mais elle passe aussi, sans doute, par une ré-érotisation de l’acte de connaître.

Qu’est-ce à dire ? Je prendrai l’exemple de la physique.

Un fait s’impose, que les écoliers pressentent, que les collégiens disent et que les anciens collégiens répètent : la physique n’est pas une discipline facile d’accès. Nos intellects pétris de préjugés ont donc tendance à lui faire barrage. D’où cela vient-il ? De ce que, depuis quatre siècles, cette science ne cesse de s’opposer à l’intuition, de ridiculiser les simili-vérités qui s’imposent spontanément à notre esprit. Le philosophe Alexandre Koyré est celui qui a le mieux perçu le nœud de l’affaire : il expliquait que le pari de la physique moderne, à rebours de celle d’Aristote, consiste à vouloir « expliquer le réel par l’impossible ». Il prenait l’exemple du principe d’inertie qui, pour comprendre l’amortissement du mouvement des corps que nous observons dans le monde empirique, nous prie d’envisager l’idéal d’un mouvement qui ne s’amortit pas, le moment « inertiel », que personne n’observe jamais et qui semble de ce fait impossible  2. Les véritables lois physiques contredisent l’observation aussi bien que l’intuition, de sorte qu’elles semblent souvent absurdes au premier abord. Pour les saisir, il ne faut donc pas se fier à l’observation directe, en tout cas pas seulement à elle, mais mettre sur pied une méthode permettant de les découvrir, inventer un moyen de trouer l’écran du sensible pour faire apparaître le plan intelligible qu’il recouvre.

Du coup, la physique a eu besoin de forger son langage à elle, et ce langage, ce sont les mathématiques, comme on le sait depuis Galilée. Pour rendre cette science accessible aux non-scientifiques, pour la traduire en mots compréhensibles, il faut donc effectuer un saut. Rien à voir avec le saut à la perche où le sauteur, sauf accident, est le même à l’arrivée qu’avant. Le saut dont il s’agit ne peut être un simple déplacement : ce doit être une transformation. Il ne s’agit pas de transporter la physique telle qu’elle est dans le langage tel qu’il est, de dire ses équations avec des mots ordinaires, mais de la transposer, de la donner à voir et à sentir. Par manque de compétence, je ne saurais ici engager quelque variation nouvelle sur le thème rebattu de « l’incommunicabilité » entre les langues, ou entre les sciences – en l’occurrence la physique moderne – et les langues vernaculaires, mais la question de la traduction m’a suffisamment intéressé pour que je devienne conscient qu’elle « n’est nullement ce petit événement inoffensif pour lequel on le prend encore de nos jours  3 », pour reprendre les mots de Heidegger. La traduction, de quelque type qu’elle soit, est à l’évidence une authentique activité intellectuelle. Je crois même qu’on pourrait aller jusqu’à dire qu’elle est l’activité la plus proche de la pensée. S’agissant de la physique – je veux parler de la « traduction littéraire » de la physique, c’est-à-dire de sa vulgarisation, de sa mise en phrases dépourvues d’équations mais si possible justes et élégantes –, cette dernière a un objectif dont l’ambition peut sembler démesurée : concevoir et élaborer rien de moins qu’une sorte de « sel » qui soit capable de rendre aux idées et aux concepts de la physique leur saveur propre, au prix d’un déplacement et à l’issue d’une analyse critique de ces concepts et de ces idées. En d’autres termes, elle consiste à tenter de dire ce que diraient les équations de la physique si celles-ci pouvaient… parler !

  1. (retour)↑  Jean-Pierre Bourguignon, Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader, Sook-Kyoung Cho et al., Partager la science : l’illettrisme scientifique en question, Actes Sud – IHEST, 2013.
  2. (retour)↑  « Il n’est pas étonnant que l’aristotélicien se soit senti étonné et égaré par ce stupéfiant effort pour expliquer le réel par l’impossible – ou ce qui revient au même pour expliquer l’être réel par l’être mathématique. Le concept galiléen du mouvement (de même que celui de l’espace) nous paraît tellement naturel que nous croyons même que la loi d’inertie dérive de l’expérience et de l’observation, bien que, de toute évidence, personne n’a jamais pu observer un mouvement d’inertie pour cette simple raison qu’un tel mouvement est entièrement et absolument impossible. […] Nous ne sommes plus conscients du caractère paradoxal de sa décision de traiter la mécanique comme une branche des mathématiques, c’est-à-dire de substituer au monde réel de l’expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié et d’expliquer le réel par l’impossible » (Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, PUF, 1966, p. 166).
  3. (retour)↑  Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, traduit par Wolfang Brokmeier, Gallimard, 1962, p. 21.