Les publics populaires
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Malgré la difficulté à définir la notion de « milieux populaires », ces derniers recouvrent bien une réalité sociale qui ne saurait être marginalisée. En termes de fréquentation des bibliothèques, la sociologie qualitative apporte des nuances et des subtilités que les simples constats statistiques de sous-représentation du public adulte ne permettent pas nécessairement de cerner : la question des usages et des représentations devient centrale pour comprendre tous les enjeux, malentendus, attentes et rapports de force qui sous-tendent les relations qu’entretiennent les milieux populaires et ces institutions culturelles en mutation que sont les bibliothèques.
Though it is difficult to come to a clear definition of the “popular classes”, the term does cover a social reality that should not be marginalised. In terms of evaluating library use, qualitative sociology offers a nuanced answer that lies beyond the reach of basic statistical analysis of the under-representation of adult readers from a popular social background. The issue of uses and representations is key in understanding the full range of issues, misunderstandings, expectations, and power relationships underlying the bond between popular audiences and libraries, which, as cultural institutions, are currently undergoing significant change.
« La bibliothèque constitue un empire du juste milieu […] elle accueille davantage les enfants qui ont à leur disposition directement ou indirectement ni trop, ni pas assez de ressources scolaires et culturelles 1. »
« Ils mettent des bibliothèques pour nous endormir, pour qu’on reste dans son coin, tranquilles, à lire. Ce que les jeunes veulent, c’est du travail. La réponse, c’est : “Cultivez-vous et restez dans vos coins.” On t’impose un truc 2 ! »
La place des publics populaires dans les bibliothèques est une question dérangeante à plus d’un titre, ce qui en fait un aiguillon utile pour la sociologie et pour l’analyse des politiques culturelles. Elle est dérangeante d’une part parce que la condition populaire est habituellement caractérisée par trois dimensions : la petitesse du statut professionnel ou social, l’étroitesse des ressources économiques et – ce qui est particulièrement important ici – l’éloignement par rapport au capital culturel et par rapport aux institutions de la culture 3. Ce sont par conséquent souvent des réponses en creux qui sont apportées à cette question quand on produit des données tirées d’enquêtes quantitatives réalisées à l’échelle nationale.
Le siège est vide ou rarement occupé, les milieux populaires sont généralement sous-représentés dans les bibliothèques alors que ces institutions culturelles non marchandes sont censées être des espaces de recours et de réparation pour ce type de publics. D’autre part, cette question est dérangeante dans la mesure où, la roue de l’histoire ayant tourné, nous sommes passés d’une certaine forme de militantisme visant à changer l’ordre culturel des choses (« démocratiser l’accès », au sens de réduire les inégalités entre les différents milieux sociaux) à une forme de pragmatisme où se mêlent renoncement et déplacement vers des considérations essentiellement quantitatives en matière de politique des publics (à une période difficile où la fréquentation des établissements culturels semble poser problème).
On verra ici que les données quantitatives dont nous disposons permettent globalement d’avaliser le constat de la sous-représentation des milieux populaires dans les bibliothèques. Elles méritent toutefois d’être articulées à d’autres données, quantitatives et surtout qualitatives, afin de réévaluer ce type de constat. C’est un parti pris méthodologique qui est évidemment susceptible d’avoir des incidences d’ordre stratégique et même politique. On procède habituellement aux mesures d’évaluation des services publics culturels à partir des cumuls annuels de fréquentation ou de l’analyse des taux de pénétration par catégories sociales. Les mesures d’impact dans ce domaine peuvent cependant porter également sur la qualité et l’intensité des expériences vécues par les usagers, même s’il est question de publics minoritaires au sens statistique du terme. Le couple majorité/minorité demande d’ailleurs d’être réinterrogé : certains publics assidus minoritaires (« séjourneurs » d’origine populaire) sont parfois plus présents que d’autres publics occasionnels majoritaires (« emprunteurs » issus de milieux favorisés), ils sont très visibles, « font partie des murs », mais aussi et surtout ils tirent grand profit de leur fréquentation. C’est le cas de ces enfants ou adolescents issus de milieux sociaux défavorisés qui viennent travailler régulièrement dans des annexes de quartier ou dans des médiathèques centrales, c’est le cas de certains migrants ou réfugiés qui viennent utiliser des ressources de formation ou d’autoformation, c’est le cas de personnes « en grande difficulté », voire sans domicile fixe, qui viennent lire la presse tous les jours ou consulter des vidéos sur place. Difficile de dire de la sorte que bibliothèques et condition populaire sont des termes qui s’excluent l’un l’autre.
De qui parle-t-on ? Les milieux populaires aujourd’hui
Les notions de « milieux populaires » ou de « classes populaires » sont relativement difficiles à cerner. Les frontières sont aujourd’hui un peu plus poreuses qu’auparavant entre les milieux sociaux, particulièrement dans les franges qui les séparent. L’écart, par exemple, est parfois faible entre certains types d’employés et certaines professions intermédiaires dont les revenus et les styles de vie sont assez proches. Au-delà des aspects extérieurs, des changements sociaux importants ont par ailleurs eu lieu au cours des dernières décennies, au point que les usages et surtout les représentations collectives du monde populaire ont considérablement changé. C’est particulièrement vrai de la condition ouvrière contemporaine, notamment de l’évolution des pratiques syndicales et des comportements politiques des personnes issues de ce milieu social très hétérogène. Ces phénomènes ne sont pas sans conséquences évidemment sur les comportements culturels : le recul des taux de lecture des ouvriers est en partie lié au fait que le livre et le journal tenaient autrefois une grande place dans ces pratiques de socialisation politique ou de participation à l’espace public qui n’ont plus vraiment cours aujourd’hui.
Si, par commodité, on place souvent le projecteur sur les ouvriers et sur les employés quand on parle de milieux populaires – ce que nous n’hésiterons pas à faire au cours de cet article –, on ne doit pas oublier que cette catégorie sociale comprend également des agriculteurs, des agents de maîtrise, des petits artisans ou commerçants, des salariés d’entreprise, des jeunes marginalisés 4. À ceux-là, il convient d’ajouter encore une partie des inactifs que les bibliothèques ne laissent généralement pas indifférents : « femmes au foyer » – selon la terminologie toujours en vigueur dans la statistique publique – appartenant à des milieux modestes, chômeurs n’ayant jamais travaillé et disposant de faibles revenus et, bien sûr, retraités et étudiants désargentés dont les effectifs tendent à augmenter. Les longues séries statistiques de l’Insee confirment le fait que le groupe des ouvriers est en léger recul ces dernières années en France, alors que les professions intermédiaires et les cadres ou professions intellectuelles supérieures ont vu pour leur part leurs effectifs s’accroître. En 2012, parmi les personnes âgées de 15 ans et plus, les ouvriers représentaient 12,4 % de l’ensemble de la population active et inactive (dont seulement 20 % de femmes environ), et les employés 16 % (dont près de 80 % de femmes) 5. À partir de ce périmètre restreint, on peut donc proposer une estimation basse de 28,4 % de personnes appartenant aux milieux populaires en France, soit tout de même un peu plus d’un actif sur deux. Le phénomène de « moyennisation » de la société française lié au développement du secteur tertiaire et à la progression des catégories intermédiaires ne doit par conséquent pas laisser penser que la question populaire est devenue marginale : elle a changé de nature mais demeure très présente, a fortiori dans une économie en récession. Ce dernier point mérite d’être souligné, la place des publics populaires dans les bibliothèques publiques est une question d’autant plus sensible que le contexte social et économique est difficile. Raison de plus pour ne pas se contenter d’indicateurs partiels ou de demi-mesures.
Les publics populaires dans les filets statistiques des bibliothèques
Dans la dernière enquête Pratiques culturelles des Français, avoir fréquenté au moins une fois au cours des 12 derniers mois une bibliothèque ou une médiathèque, quel que soit son type, est le fait de 19 % des individus âgés de 15 ans et plus dont le chef de famille appartient à la catégorie ouvriers et 24 % de ceux appartenant à la catégorie employés 6. C’est presque deux fois moins que les individus dont le chef de famille appartient à la catégorie cadres et professions intellectuelles supérieures (45 %) 7. On retrouve le même type d’écart à propos de la fréquentation assidue des bibliothèques (au moins une fois par semaine), qui est seulement le fait de 4 % des individus dont le chef de famille appartient à la catégorie ouvriers ou employés, contre 14 % de ceux qui appartiennent à la catégorie cadres. On peut noter par ailleurs qu’il n’y a pas dans cette enquête de différence chez les employés ou les cadres si l’on passe de l’indicateur de milieu social à celui de la profession exercée par le répondant (appartenir à la catégorie employé ou cadre, ou être soi-même employé ou cadre), ce qui n’est pas le cas des ouvriers : on ne compte que 13 % d’ouvriers déclarant avoir eux-mêmes fréquenté une bibliothèque au moins une fois au cours de l’année, soit 6 points de moins par rapport aux personnes dont le chef de famille appartient à cette catégorie professionnelle 8. Premières conclusions sur la base de ces données représentatives à l’échelle nationale concernant les individus âgés de 15 ans et plus : les taux d’usages des bibliothèques et médiathèques des ouvriers et des employés sont relativement faibles mais ne sont pas inexistants pour autant (on ne peut donc pas parler d’absence) ; ces milieux populaires sont sous-représentés en bibliothèque par rapport aux autres milieux sociaux mais les taux de pratique sont en fait minoritaires pour tous les individus d’une manière générale, même chez les cadres (et c’est encore plus vrai en ce qui concerne la fréquentation assidue qui est marginale) ; enfin, les bibliothèques, si elles ne sont pas dans l’ensemble massivement fréquentées par les milieux populaires, sont malgré tout des lieux culturels moins clivants que le théâtre : seulement 9 % des individus dont le chef de famille appartient à la catégorie ouvriers déclarent être allés au théâtre au cours des douze derniers mois, 13 % pour la catégorie employés et 41 % pour la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures.
La fréquentation inscrite des bibliothèques et médiathèques (soit le fait de posséder une carte d’inscrit en cours de validité) témoigne a priori d’une proximité forte avec l’institution. Il n’est par conséquent pas surprenant d’enregistrer des écarts sociaux importants concernant cet indicateur. C’est ce qu’avait bien montré l’enquête approfondie réalisée par le Crédoc en 2005 9 : en neutralisant les différences homme/femme, le taux d’inscription en bibliothèque des ouvriers non qualifiés était 5 fois moins élevé que celui des cadres et professions intellectuelles supérieures, celui des ouvriers qualifiés était quant à lui 2 fois moins élevé et celui des employés 1,5 fois moins élevé. Au sein même du monde ouvrier, des distinctions méritent par conséquent d’être faites, sans doute liées pour partie à la question du parcours scolaire. La même enquête montrait toutefois également que, toutes choses égales par ailleurs, l’origine sociale n’était pas le déterminant le plus fort de la fréquentation inscrite, pas plus que le niveau de diplôme pourtant très significatif, ou le genre lui aussi très significatif, mais bien le niveau d’engagement dans les pratiques de lecture de livres qui constituait la variable la plus discriminante (quand on connaît la baisse des pratiques de lecture de livre des hommes appartenant à la catégorie des ouvriers, on mesure les incidences sur l’usage des bibliothèques). Sur la question des freins à la fréquentation des bibliothèques et médiathèques, les personnes appartenant à des foyers dont le chef de famille était ouvrier non qualifié mettaient l’accent sur le manque d’habitude (plus 10 points par rapport aux ouvriers qualifiés et employés, plus 18 points par rapport aux cadres), les personnes appartenant à des foyers dont le chef de famille était ouvrier qualifié ou employé mettaient quant à elles plutôt l’accent sur le manque de temps (plus 19 points par rapport aux ouvriers non qualifiés, pas ou peu d’écart avec les cadres). La sous-représentation des milieux ouvriers et en particulier des personnes professionnellement peu qualifiées dans les établissements de lecture publique serait donc plutôt liée à des différences de styles culturels de vie plutôt qu’à des motifs de rejet tenant aux bibliothèques elles-mêmes.
La distinction faite un peu plus haut entre le milieu social d’appartenance et la catégorie professionnelle des individus appelle bien sûr une autre question avant de clore cette partie statistique : celle de l’impact du milieu social sur les pratiques des enfants appartenant aux catégories populaires. Pour y répondre, il est possible de se référer cette fois à l’enquête longitudinale L’enfance des loisirs qui a permis d’interroger régulièrement un panel de 4 000 enfants de 2002 à 2008 (c’est-à-dire de les suivre de l’âge de 11 ans jusqu’à l’âge de 17 ans) 10. À 11 ans, 41,5 % des enfants d’ouvriers déclaraient être allés à la bibliothèque depuis la rentrée scolaire (en dehors de celle de l’école), c’était le cas de 42,5 % des enfants d’employés et de 50,5 % des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures. Six ans plus tard, à 17 ans, 18,5 % des adolescents d’ouvriers, 23,5 % des adolescents d’employés et 25 % des adolescents de cadres étaient dans ce cas. Au-delà du constat habituel du recul de la pratique avec l’avancée en âge – notamment lors du passage à l’adolescence –, on observe donc que les taux d’usage des bibliothèques sont manifestement plus élevés chez les enfants d’ouvriers en comparaison à ceux des adultes appartenant à ce milieu social. On constate également que les écarts entre les milieux sociaux sont sensiblement moins marqués chez les jeunes à la différence des adultes. Il faut sans doute voir ici l’impact significatif, en termes d’offre culturelle, des bibliothèques et des sections jeunesse sur l’ensemble du spectre social, milieux populaires compris : la bibliothèque représente pour les publics jeunes, en particulier pour les enfants, une institution culturelle abordable, relativement accessible et autorisée sinon conseillée, ce qui lui donne une place tout à fait singulière pour les milieux populaires à cette période de la vie.
Changer d’angle de vue, valoriser les données qualitatives
Les indicateurs qui précèdent concernent des données quantitatives tirées d’enquêtes de population réalisées à l’échelle du territoire national. Ces moyennes fournissent une vue d’ensemble indispensable mais, en plus de leur aspect un peu fruste, elles ne tiennent pas compte non plus des contextes locaux, qu’il s’agisse du type d’offre culturelle proposée ou des caractéristiques mêmes des populations concernées (les taux d’inscrits en bibliothèque sont ainsi plus bas que la moyenne nationale en Seine-Saint-Denis). Le cadre d’analyse mériterait par ailleurs de bien prendre en compte la question spécifique des annexes de quartier dans les secteurs relégués ou même les actions hors les murs qui permettent de toucher par contact direct les milieux populaires, du moins surtout les enfants appartenant à ce milieu social. Le changement de focale suppose également de passer du filet à grosses mailles au tamis le plus fin, voire, pourquoi pas, de descendre jusqu’à l’échelle de l’individu. Non pas pour contredire les données statistiques ou réenchanter une réalité sociale qui passe difficilement, mais pour donner corps à des phénomènes singuliers et, pour finir, d’importance capitale. L’onde de choc des bibliothèques se mesure en surface et en profondeur.
Avant de faire appel aux données qualitatives ou ethnographiques qui permettent de décrire au plus près certaines formes d’usages populaires des bibliothèques, on peut commencer par changer d’angle de vue en prenant beaucoup de recul (c’est-à-dire en prenant le chemin inverse de la voie qualitative). C’est ce que l’enquête paneuropéenne conduite en 2012 et consacrée à l’usage des postes informatiques connectés à internet dans les bibliothèques publiques nous invite à faire 11. Si ce ne sont que 4 % seulement des personnes âgées de 15 ans et plus de l’ensemble des 17 pays concernés par cette vaste enquête qui déclarent avoir utilisé un ordinateur connecté à internet dans une bibliothèque publique au cours des douze derniers mois, cela représente tout de même en effectifs bruts près de 14 millions d’individus en Europe (pour la France ce taux est plus faible : 2 %, ce qui représente malgré tout 800 000 personnes). L’analyse des résultats montre que 7 % des personnes à la recherche d’un emploi sont concernées par ces usages informatiques dans les établissements de lecture publique et 7 % également des personnes nées hors d’Europe. La bibliothèque constitue par ailleurs le seul point d’accès possible à internet pour 33 % des personnes ayant arrêté leurs études à l’âge de 15 ans, 27 % des Roms et pas moins de 14 % des personnes au chômage. En soi, ces pourcentages sont déjà significatifs, rapportés en données brutes sur l’ensemble de l’espace européen, ils permettent de mettre au jour des masses d’usagers très importantes. Plutôt que de raisonner systématiquement au niveau local, nous avons peut-être tout intérêt par conséquent à produire également des données d’évaluation au niveau global. Dans ce registre, bien que située parfois sous la moyenne européenne, on voit bien ici que la France apporte sa contribution via son réseau de bibliothèques publiques pour développer la culture et les usages numériques d’une partie des publics populaires (sans compter les tout petits établissements, on recense 7 100 bibliothèques en France, selon le ministère de la Culture et de la Communication, et pas moins de 65 000 au sein des 17 pays européens enquêtés). La phase qualitative de cette enquête montrera également que le recours aux ressources informatiques dans les bibliothèques, au-delà des aspects pratiques et utilitaires, entraîne des effets positifs sur les usagers en termes de socialisation et de restauration de l’estime de soi, ce qui est loin d’être négligeable.
Le même cadre de réflexion sur la question des effets positifs peut être appliqué aux publics scolaires et étudiants appartenant à des milieux sociaux défavorisés et qui fréquentent les bibliothèques pour y travailler. On sait que cette population est en voie d’augmentation ces dernières années et que certains types d’établissements (centrales de réseau, moyennes et grandes bibliothèques d’une manière générale) sont choisis pour leur cadre, leur atmosphère, l’anonymat qu’ils permettent, mais également pour les profits symboliques qu’on espère pouvoir en tirer : on y travaille comme les aînés, le cadre culturel prestigieux rejaillit sur soi 12. Ici encore, on observe que les bibliothèques publiques contribuent à la socialisation culturelle de certains types de publics d’origine sociale modeste, des publics que les indicateurs usuels ne saisissent pas toujours correctement : il ne s’agit pas d’usagers inscrits, ils n’empruntent pas et consultent peu les documents, ce qui revient à dire qu’ils échappent aux principaux modes de comptages institutionnels. Pourtant, au cours de leurs visites répétées, ces jeunes usagers incorporent des systèmes de normes et de valeurs que les établissements diffusent plus ou moins explicitement et plus ou moins consciemment. Ayant la possibilité de fréquenter les bibliothèques en groupe, ils peuvent se familiariser à peu de frais à un univers culturel parfois étrange pour eux et remplacer la bibliothèque imaginée qu’ils avaient en tête par une bibliothèque réelle : « J’imaginais pas ça comme ça, quoi. C’était pas comme dans les films américains, avec les rangées de livres… Tout le monde qui chuchote », dira Oscar, venant de banlieue et interrogé à la BPI qu’il découvre alors qu’il vient y réviser le bac avec ses copains en 2012, peu de temps avant l’épreuve.
Les usages qui précèdent peuvent être qualifiés « d’usages faibles » des bibliothèques, et le sociologue qui les valorise d’observateur naïf ou systématiquement bienveillant. Le fait est que la confrontation entre les publics populaires et les institutions culturelles est parfois précisément la source de malentendus et de conflits quant aux normes et aux valeurs qui peuvent et doivent y avoir cours. L’exigence de neutralité du raisonnement sociologique a pour fonction, en dehors des constats négatifs que tout un chacun peut facilement faire parce qu’ils sont particulièrement visibles, sensibles, et dicibles, de faire apparaître les éléments moins lisibles sur lesquels on peut cependant s’appuyer pour amorcer une conversion du regard 13. Et comme l’avait bien montré Michèle Petit dans une recherche qui avait fait date il y a vingt ans, on ne doit pas oublier que sous l’ombre des majorités bruyantes se cachent des minorités silencieuses actives : en l’occurrence, des jeunes issus de l’immigration aux parcours atypiques qui font leur miel des bibliothèques, utilisent intensivement leurs collections et leurs services pour se construire et résister aux assignations statutaires (soit des « usages forts ») 14.
Dans un registre un peu différent, mais au fond sur la même trame de marginalité et parfois de conflit avec l’institution, l’enquête que Serge Paugam et son équipe ont consacrée récemment aux usagers en grande difficulté qui fréquentent assidûment la BPI (personnes isolées, sans beaucoup de ressources, sans domicile fixe, sans papiers, etc.) permet également d’éclairer la question du populaire et des bibliothèques d’un jour nouveau 15. Cette recherche, située au confluent de l’ethnologie et de la sociologie, montre en effet que, contrairement à ce que l’on pense souvent, la bibliothèque n’est pas simplement un lieu de substitution pour ces personnes (« faute de mieux »). En plus d’être un refuge ou un espace de sociabilité, la bibliothèque est en effet un espace culturel et documentaire à part entière pour ces publics, notamment pour ceux, et ils sont nombreux dans l’enquête, qui s’engagent dans des activités intenses de consultation de presse, de livres, de visionnage de programmes télé, d’écoute de musique ou d’usages des postes connectés à internet (un interviewé signale ainsi avoir écrit 1 200 articles en ligne dans l’année sur des blogs de journaux). Serge Paugam distingue au sein de la population enquêtée trois catégories d’usagers dont l’expérience et les attentes sont très différentes alors que ces catégories qu’il propose s’inscrivent malgré tout dans un continuum : des personnes en situation de fragilité encore relativement autonomes, des personnes en situation de dépendance (vis-à-vis notamment des services sociaux) et des personnes en situation de rupture. L’un des nombreux apports de cette enquête consiste justement à rendre bien visible cette frange d’usagers fragiles qui profitent le plus qu’ils peuvent de la bibliothèque – au point d’y passer parfois soirées et week-ends – pour consolider leur existence, se tenir à flot et se cultiver 16. La valeur de l’institution bibliothèque semble pour ainsi dire décuplée à la faveur de ces usages et de ces profils particuliers d’usagers modestes : comment le mesure-t-on ? Quelles traces en reste-t-il, hormis l’expérience des personnels des bibliothèques ? Reste le témoignage direct, celui que les entretiens qualitatifs permettent de recueillir et que les questionnaires ne parviendront jamais à saisir, au risque – tolérable – de « majorer le mineur », c’est-à-dire d’amplifier des phénomènes singuliers non généralisables mais pourtant significatifs : « La BPI, c’est ma maison… [rire]. Je suis devenu un grand et gros rat de bibliothèque […] Je me sens bien ici, mais ce n’est pas… territorial, c’est plus dans l’esprit, c’est plus par rapport aux livres. Parce qu’il y a beaucoup de bouquins. On trouve ici des livres que l’on ne trouve pas ailleurs, des livres en anglais que l’on ne trouve pas dans les médiathèques par exemple ou très peu. Quelque part oui, je me sens un peu chez moi. » (témoignage recueilli à la BPI par un homme âgé de 38 ans, originaire de Nouvelle-Calédonie, célibataire et chômeur inscrit au Pôle emploi.) 17
À l’opposé du spectre : le rejet des bibliothèques par les milieux populaires
En fonction de la nature des données produites, on l’a vu, la présence des milieux populaires dans les bibliothèques peut être qualifiée de faible ou de forte. Il convient toutefois de préciser les choses et de respecter certaines priorités au moment de conclure : une majorité de personnes appartenant aux milieux populaires n’a pas recours aux bibliothèques en France, une minorité relative les utilise en revanche pour une gamme d’usages, parfois peu visibles, dont l’intensité varie de faible à très fort. Sans parler « d’évitement », sachant que ce terme peut avoir des connotations normatives, le non-usage des bibliothèques s’explique chez les adultes issus de milieux populaires par des motifs qui sont essentiellement liés à la spécificité de leurs univers culturels de référence : ils ne lisent pas, ou très peu, n’ont généralement pas l’habitude d’effectuer des sorties culturelles, hormis le cinéma, la bibliothèque publique n’entre pas dans leur champ de vision et d’action. De là découle le paradoxe d’institutions culturelles gratuites qui sont boudées par les publics qu’elles prétendent parfois vouloir servir en priorité. À l’opposé du spectre, on trouve même des personnes pour lesquelles la bibliothèque ne fait pas simplement l’objet de réactions d’indifférence mais également de réactions de rejet. C’est ce qu’a tenté d’étudier Denis Merklen au cours de la recherche qu’il a consacrée aux bibliothèques prises pour cible de violence dans les quartiers défavorisés (bâtiments caillassés, incendiés, vols à répétition, incivilités, personnels pris à partie, etc.) 18. Son enquête montre en effet que dans certains espaces sociaux relégués qui font l’objet de projets de rénovation urbaine comprenant l’ouverture d’une bibliothèque-médiathèque, le nouvel établissement qui s’installe n’est pas perçu comme une offrande généreuse, l’occasion de pacifier un territoire ou d’atténuer des inégalités culturelles, mais, à l’inverse, comme un affront, une marque supplémentaire de pouvoir et de sujétion. C’est un éclairage précieux à prendre en compte pour bien comprendre aujourd’hui le rapport qu’une grande partie des milieux populaires entretient avec l’écrit et les institutions du livre (en particulier les personnes en situation d’échec scolaire et en difficulté face à l’écrit d’une manière générale). C’est au prix de cette connaissance que l’on peut peut-être espérer faire en sorte que les bibliothèques deviennent de « véritables institutions de la culture populaire », comme l’appelle de ses vœux Denis Merklen.
La politique culturelle à l’égard des milieux populaires s’inscrit aujourd’hui entre deux extrêmes : l’élitisme et le populisme. L’élitisme est en quelque sorte une version caricaturale de l’idéal de démocratisation de la culture, le populisme, à l’inverse, s’incarne dans une version tout aussi caricaturale de l’idée de démocratie culturelle. Nous manquons encore d’études fines qui permettraient de bien mesurer et bien comprendre (quantitativement et qualitativement) l’incidence de l’une et de l’autre voie sur les comportements et les représentations des publics populaires. Dans l’attente de ces travaux, on tiendra compte de cette recommandation formulée par Bernard Lahire : « Richard Hoggart a témoigné du fait que les classes populaires n’avaient sans doute rien à gagner à un effacement des frontières clairement établies entre culture et institutions légitimes et culture et pratiques moins légitimes. Il critique ainsi la tendance du travailleur social nouveau style à identifier son “client” ou la propension du bibliothécaire “démocrate” à vouloir “respecter” les goûts de ses lecteurs populaires. Intervenir à partir de normes légitimes constitue, certes, un acte de pouvoir, mais ne pas intervenir, sous prétexte de respecter les différences, c’est contribuer à maintenir les inégalités en place 19. »