La littérature aujourd’hui : populaire ?

Sylvie Ducas

À l’ère d’un régime à la fois marchand et démocratique, la culture littéraire se reconfigure selon une pluralité qui pose d’une part la question de la valeur littéraire, de son expertise, et d’autre part de sa pérennité. Plusieurs pistes de réflexion permettent d’éclairer ce paysage en mutation : les instances de consécration littéraire et la pléthore éditoriale induite, l’essor des « médiacultures », la peoplisation de l’auteur et, enfin, l’émergence d’une littérature directement liée aux réseaux sociaux sous l’impulsion des « digital natives ».

In a democratic capitalist society, literary culture has been reshaped by a plurality that raises the questions of how literary value is judged and how it is made to endure. Several approaches shed light on what is a constantly changing landscape: instances of literary consecration and the race to publish as much as possible, the rise of “mediacultures”, the starification of authors, and the emergence of a literature directly connected to social networking, driven by digital natives.

Dans son célèbre essai – La crise de la culture –, Hannah Arendt invite à resituer le débat public sur la culture – et donc la culture littéraire qui nous intéresse ici – dans des problématiques où les questions de l’autorité, de la liberté, de l’éducation et du goût, centrales pour qui réfléchit à ce que « culture » veut dire, sont réinterrogées à l’aune d’une société de consommation et d’une culture de masse qui sont bien encore les nôtres, dans lesquelles la littérature, transformée en simple objet de loisir et de divertissement, se dévoie, jusqu’à se vendre aujourd’hui, selon certains, « à prix cassés  1 » sur le marché des biens culturels.

Une soixantaine d’années ont passé depuis ce constat critique. Or qu’en est-il de la culture littéraire en régime démocratique et marchand ? Comment ressaisir, à partir de cette question, toute la polysémie de l’adjectif « populaire », à savoir : « ouvert au plus grand nombre, au plus large public », voire lié aux industries de masse, mais aussi « ayant du succès, de la popularité », et réfléchir aux enjeux culturels de cette littérature dite « grand public », aux formes nouvelles et plurielles qu’elle revêt, à l’heure d’une prescription littéraire de plus en plus conditionnée par l’hyperchoix et/ou la révolution numérique du web 2.0  2 ?

Sans prétendre à un bilan exhaustif de la production littéraire dite de masse aujourd’hui, de sa popularité et de son succès via les circuits de grande production et de grande diffusion qui sont les siens – et à laquelle nous limitons cette étude –, nous adopterons toutefois le parti pris d’une littérature au pluriel, comme Michel de Certeau parle d’une « culture au pluriel ». Autrement dit, une ou des littérature(s) capable(s) de donner « forme neuve au présent et produire ces voyages de l’esprit sans lesquels il n’est point de liberté  3 », non sans lucidité toutefois quant aux enjeux commerciaux et/ou politiques que recouvre cette « combinatoire de forces en compétition ou en conflit développ[ant] une multitude de tactiques en des espaces organisés à la fois par des contraintes et des contrats », cette « prolifération d’inventions en des espaces contraints  4 » qu’on appelle « culture ». Littérature dite « générale », donc, selon le jargon des éditeurs, mais aussi littératures au succès populaire lié à une industrie culturelle (le livre bon marché reproductible en masse), littératures des « mauvais genres » aussi (bande dessinée, manga, littératures de l’imaginaire, littérature policière), longtemps dévaluées mais actuellement en pleine voie de reconnaissance, ou encore littérature(s) en réseau  5, que certaines enquêtes de terrain nous ont permis d’étudier et de questionner.

Du coup, le paradigme de la légitimité culturelle ou littéraire ne sera pas défendu dans nos analyses, ni partagés les présupposés qu’habituellement on lui adjoint. Car contrairement aux positions bourdieusiennes bien connues  6 (assimilation des littératures populaires à des littératures dominées, poids de l’habitus dans l’exclusion du capital culturel de classes populaires vouées à la domination, etc.), nous préférerons interroger, dans la lignée des cultural studies initiées par Richard Hoggart  7 puis défendues par Jean-Claude Passeron et Claude Grignon  8 ou plus récemment revisitées par Éric Maigret  9, des formes plurielles de reconnaissance littéraire, en échappant aux ruses d’une « légitimité » qui n’est pas un invariant historique mais un construit théorique, et en sachant pertinemment que nous vivons désormais dans un régime de « pluralité des ordres culturels  10 » auquel colle de plus en plus mal toute posture légitimiste. Loin des hiérarchies culturelles et des formes d’ostracisme qu’elles génèrent, il s’agirait donc de penser les différences culturelles dans leur actuelle diversité pour mieux poser les deux questions vraiment préoccupantes : celle de la valeur littéraire et de son expertise, et celle de sa pérennité, problématique à l’ère des industries culturelles.

Quatre pistes de réflexion seront ainsi ouvertes, qui pointent, en l’ébauchant à grands traits, ce qui reconfigure aujourd’hui la sphère de la culture littéraire et où se jouent selon nous les luttes actuelles pour la reconnaissance culturelle : les instances de consécration littéraire et leur ouverture démocratique à la pléthore éditoriale comme à la démultiplication des expertises ; l’essor des « médiacultures » et la réinvention problématique du classique littéraire ; la peoplisation de l’auteur et les limites d’une culture médiatique gagnée par la spectacularisation du littéraire ; et enfin, l’explosion des « digital natives » et l’émergence d’une littérature qui a besoin des réseaux sociaux pour exister.

Prix littéraires et démocratisation culturelle : une « littérature à prix cassés » ?

Les prix littéraires sont un terrain riche pour qui s’intéresse au succès littéraire auprès de publics de masse. Ils sont aussi une excellente entrée dans le champ littéraire dont ils sont l’un des dispositifs les plus structurants, à l’articulation de deux logiques a priori contradictoires, marchandes et littéraires, promotionnelles et prescriptives, dont la captation du grand public est la pierre angulaire. Initialement conçus pour « combattre l’industrie des lettres à coups de lauriers  11 », ils sont aujourd’hui soumis aux réalités marchandes de l’industrie culturelle du livre et servent à saluer un talent littéraire pour mieux le faire connaître au plus grand nombre et donc le vendre en masse. Par-delà l’éclectisme et la diversité littéraires (quel point commun, en effet, entre un prix Médicis couronnant un Claude Simon ou un Jean Echenoz et un Grand Prix des lectrices de Elle récompensant un Daniel Picouly ou une Delphine De Vigan ?) que recouvrent ces palmarès de best-sellers créés de toutes pièces dans un concert médiatico-publicitaire parfaitement bien rodé, on retiendra ici que ces palmarès grâce auxquels la consécration se fait « économie du prestige  12 » ou industrie de l’excellence, sont conçus pour classer la littérature, faire le tri dans la jungle des titres et définir par là même une certaine esthétique du roman lisible par le plus grand nombre – des « lectures pour tous », en somme. Loin des littératures exigeantes, plus enclin au roman bourgeois naturaliste et humaniste, le prix littéraire fond donc toute forme d’innovation littéraire dans le canon ; il normalise et digère toute littérature narrative pour en faire un modèle d’investigation du réel, un mode de lecture du monde, et se fait du coup l’instrument zélé de cette littérature de masse ancrée dans le canon du roman réaliste, didactique, éducateur des foules.

On peut dénoncer cette « littérature sans estomac », pour parler comme Pierre Jourde et Éric Naulleau, et crier haro contre cette atteinte portée à la Grande Littérature et à son Panthéon de classiques. Ce serait oublier que ce mariage du commerce et des lettres n’est pas nouveau et que dès les débuts de l’édition industrielle, la volonté éditoriale de s’enrichir en vendant et promouvant des livres calibrés pour plaire au plus grand nombre s’est imposée. Que le succès public et populaire devance la consécration littéraire de son auteur n’est pas non plus une découverte : Balzac ou Victor Hugo n’ont-ils pas été d’abord des auteurs de best-sellers avant de devenir les grands écrivains d’une IIIe République avide d’icônes sociales ?

Mais ce qui a sans doute changé, c’est la surproduction littéraire endémique, l’hégémonie écrasante du roman dans la production éditoriale, la « Babel de labels  13 » que sont devenus les prix à mesure que la démocratisation culturelle s’est développée, que les jurys se sont popularisés, l’agora des lecteurs amateurs concurrençant le prytanée des jurys professionnels, qu’ils se sont atomisés selon des genres et des littératures différentes.

En dehors de ce babil bruyant mais inaudible que ne sauve pas la marée des bandeaux multicolores ayant la charge marketing de distinguer de la masse plus que de jouer les cocardes édifiant des étalons d’excellence, à trop démultiplier des palmarès souvent confondus avec de simples listes des meilleures ventes, le danger et l’erreur seraient alors de faire croire au plus grand nombre que le succès sanctionne nécessairement du talent et de la qualité, et que la reconnaissance littéraire se mesure au simple chiffre de ventes. L’autre erreur serait de croire que la suprématie du jugement subjectif ou impressionniste, celle du « j’aime/je n’aime pas » qui règne particulièrement sur internet ou dans tous les médias, est une expression démocratique enthousiasmante qui à elle seule, pour la « bonne volonté culturelle » qu’elle illustre, suffit à faire oublier les logiques ambiguës – marchandes, publicitaires – qui la travaillent. L’inflation, par exemple, sur nos ondes et sur nos plateaux TV, de libraires jouant jusqu’à la caricature les critiques littéraires (comment échapper, notamment, au discours hyperbolique et à l’ostentation bruyante de Gérard Collard, libraire ultra-médiatique de La Griffe Noire ?) ; le glissement sémantique, dans ces mêmes espaces audiovisuels de la prescription littéraire, des marqueurs du littéraire ou de l’écriture  14, à ceux de la librairie et du commerce des livres  15 ; l’entrée dans la prestigieuse et très convoitée compagnie des Goncourt, jusque-là exclusivement peuplée d’écrivains, de professionnels du livre influents (Bernard Pivot, Pierre Assouline), autant d’indicateurs d’une mutation de la défense et illustration de la littérature française vers une défense de professions du livre en crise, privilégiant la circulation et la promotion d’un produit livre sur la désignation et la recommandation d’une excellence littéraire. Mais que vaudront ces dérives marchandes face au tsunami des concurrences Outre-Atlantique, dont la plus emblématique – pour ne s’en tenir qu’aux prix littéraires – est sans doute l’ouverture récente du Booker Prize, jusque-là réservé aux auteurs britanniques, irlandais et ressortissants du Commonwealth, à la littérature américaine  16 ? Goncourt et consorts ne risquent-ils pas de devenir des instances de légitimation minuscules face aux géants de papier américains et à un prix concurrent britannique qui ne peut que devenir un accélérateur de succès d’une toute-puissance mondiale ?

Pour autant, rien ne dit que ce marketing agressif, convaincu d’atteindre son « cœur de cible » populaire, soit dans le vrai. Le « book business » se fait sans doute une idée réductrice notamment des cultures populaires (au sens où elles plaisent au plus grand nombre) qui se réinventent aujourd’hui du côté des « médiacultures ».

Les « médiacultures » : lutter contre le Musée de la Culture majuscule ?

Depuis quelques décennies, fleurissent festivals et manifestations culturelles autour des « mauvais genres » de la littérature (bande dessinée, policier, littératures de l’imaginaire), parents pauvres de la « Grande Littérature » longtemps délégitimés et ostracisés pour avoir depuis toujours frayé avec l’industrie de masse et/ou la « contre-culture », stigmatisés pour leurs origines populaires, mais dont l’essor et le succès sont aujourd’hui révélateurs de mutations sérieuses des pratiques culturelles. Même dans la sphère des prix littéraires, on a vu ainsi fleurir des récompenses (prix Utopiales de SF, prix Imaginales de fantasy, prix et festival d’Angoulême, etc.) derrière lesquelles se revendique la reconnaissance de genres qui ont du mal à trouver des instances et des médiateurs culturels capables d’aider à leur légitimation (critiques, relais scolaires et universitaires, présence dans les bibliothèques et les musées), mais surtout à la construction d’une mémoire   17 susceptible de leur permettre d’échapper au temps court et à l’amnésie d’une consommation culturelle immédiate et sans suite, et du même coup à tous les préjugés dont souffrent ces littératures de la frange ou de la marge quand on ne prend pas le temps de les interroger. La difficulté de s’inscrire dans le temps long de la consécration littéraire et du passage à la postérité est sans doute l’un des plus graves problèmes que la littérature, et la culture qui l’englobe, rencontrent aujourd’hui. Nos sociétés en ont mal à leur Panthéon, à leur Bibliothèque et à leur patrimoine lettré. Tout se passe comme si la consommation littéraire, dans sa boulimie ou son anorexie de lectures, en oubliait la nécessaire digestion sans laquelle nulle culture digne de ce nom n’est possible. Une fabrique du roman sans fabrique du patrimoine littéraire est comme une littérature sans mémoire. Or, la question de toute reconnaissance littéraire ou culturelle repose sur cet enjeu apparemment des plus simples, mais au final des plus complexes et périlleux à l’ère de la pléthore, de l’hyperchoix et du « c’est mon choix » en régime démocratique : réussir à faire parler d’un livre, non plus seulement comme un produit, mais bien comme le maillon intellectuel ou esthétique d’une œuvre en devenir.

Pour n’en rester qu’à la bande dessinée, la popularité « par essence » qu’on lui reconnaît depuis le slogan inventé par le père du journal Tintin – « pour les jeunes de 7 à 77 ans » – la relègue au champ peu légitime des créations populaires pour publics populaires, même si l’enquête sur les pratiques culturelles des Français  18 menée par Olivier Donnat invite à nuancer fortement ce cliché : « la lecture de bandes dessinées est avant tout une pratique des jeunes de 7 à 37 ans, plus présente dans les catégories socioprofessionnelles élevées et éduquées, et fortement corrélée à la pratique de la lecture au sens large. Pas vraiment populaire, donc  19  », plutôt ancrée dans les strates supérieures du capital culturel. Mais comme Éric Maigret  20 a raison de le souligner, le clivage entre une bande dessinée présumée grand public et une bande dessinée alternative ne fait que renforcer l’aporie d’une distinction littéraire et culturelle qui ne peut plus se penser selon la seule lecture légitimiste initiée par Bourdieu opposant un pôle de grande production aujourd’hui assimilable à une « culture mainstream », à un pôle élitiste de production restreinte où les avant-gardes ont du mal à résister. Preuve en est : la bande dessinée d’auteur dont l’Association est le label éditorial « culte », comme Minuit a pu l’être d’un catalogue structuraliste et « nouveau roman », se voit depuis peu récupérée par des éditeurs commerciaux (Sfar dans la collection « Poisson pilote » de Dargaud ; Lewis Trondheim chez Delcourt dirigeant la collection « Shampooing »), dans le moment même où cette bande dessinée s’institutionnalise et devient académique, et où la confusion devient totale entre capital symbolique et potentiel marchand, cette marque de fabrique de notre époque.

Si cette littérature « mauvais genre » (ou son homologue japonais, le manga  21) cherche à devenir un classique via l’école, à l’heure du déclin des grands lecteurs, du livre (concurrencé par d’autres biens culturels) et d’une lecture savante boudée par les jeunes, elle peine malgré tout à y parvenir  22, encore empêtrée dans des stratégies de légitimation qui ne parviennent pas à dépasser les divisions internes et des conflits intra-genre entre « mineur » et « majeur », « populaire » et « avant-garde », toutes les œuvres ne se valant pas quelle que soit la forme littéraire qu’elles revêtent.

Mais la vraie question aujourd’hui n’est pas tant de se demander qui remporte la palme dans la hiérarchie culturelle, entre « grande culture » et « médiacultures », que de reconnaître la montée en puissance, dans une société démocratique où le nombre et la visibilité comptent, d’autres formes culturelles et littéraires (dont la popularité de certaines est ancienne, si l’on pense au polar ou à la BD, par exemple) qui ne remplacent pas la culture dite « grande », mais cohabitent avec elle, la concurrencent et la doublent, ce que certains nomment la « postlégitimité culturelle  23 », décloisonnement culturel qui n’a pas lieu d’inquiéter comme peut le faire l’industrie du best-seller qui gangrène la fabrique du roman aujourd’hui et l’appauvrit en la standardisant.

L’auteur « people » et best-sellers : auteur minuscule et littérature populaire ?

La troisième manière de se faire populaire, autrement dit d’être plébiscitée par le plus grand nombre, la littérature actuelle la trouve, en effet, dans les tribunes médiatiques. Dans nos « sociétés du spectacle » et le temps court d’industries culturelles qui ont radicalement transformé le paradigme de la célébrité, cette dernière n’est plus assimilable aux catégories obsolètes de la renommée, de la gloire ou du renom, depuis que la starisation, le vedettariat et la peoplisation, sur fond d’enjeux publicitaires et marketing, se sont imposés comme les formes modernes de la visibilité  24 médiatique et que la célébrité s’est déconnectée de la valeur, du mérite et de la compétence à l’ère du buzz et des reality shows. La fabrique du roman impose depuis une quinzaine d’années que l’écrivain fasse événement, et pas seulement lors des rentrées littéraires ou des compétitions littéraires orchestrées par les éditeurs. On se souvient comment dans ses Mythologies, Barthes  25 ironisait sur le mythe du grand écrivain, en commentant une photographie de Gide descendant le fleuve Congo en relisant Bossuet :

« Sans doute, il peut me paraître touchant et même flatteur, à moi simple lecteur, de participer par la confidence à la vie quotidienne d’une race sélectionnée par le génie : je sentirais sans doute délicieusement fraternelle une humanité où je sais par les journaux que tel grand écrivain porte des pyjamas bleus et que tel jeune romancier a du goût pour “les jolies filles, le reblochon et le miel de lavande”. N’empêche que le solde de l’opération c’est que l’écrivain devienne encore un peu plus vedette, quitte un peu davantage cette terre pour un habitat céleste où ses pyjamas et ses fromages ne l’empêchent nullement de reprendre l’usage de sa noble parole démiurgique. »

Ce vedettariat de l’écrivain, ou sa peoplisation, est indissociable des logiques de best-sellerisation dont une certaine édition commerciale fait ses choux gras. Avatar dégradé de Gide, Michel Houellebecq, par exemple, dans un article de L’Express  26, se voit consacré un article évoquant ses vacances en Patagonie  27 en compagnie de son traducteur, dans lequel il joue, comme il le fera encore lorsqu’il recevra son prix Goncourt, de la confusion savamment entretenue avec son personnage d’anti-héros hilare et stupide, narrateur de ses derniers best-sellers. Confusion calculée grâce à laquelle il devient en quelque sorte l’auteur de sa légende, en une « conduite de fiction qui n’est pas étrangère à la “peoplisation” des mœurs littéraires actuelles dont il se joue tout en tirant profit, d’un nouveau régime spectaculaire et profane construit sur le “buzz” pour que “tout le monde en parle”, et sur les modes du scandale et de la provocation dans lesquels il excelle  28 ».

Des scénographies identiques sont à l’œuvre dans la guerre sans merci que se livrent Marc Levy et Guillaume Musso sur le marché du best-seller. Vie privée et sentimentale du premier, par exemple, mise à la une d’une presse people s’employant aussi à montrer l’écrivain à l’œuvre  29, comme pour mieux faire oublier la platitude de fictions préfabriquées, voisines dans leurs intrigues comme dans leurs titres, minées par les stéréotypes, et cultivant là encore les similitudes entre leur image publique et les héros de leurs fictions. Cette industrie du best-seller génère des bénéfices colossaux : en 2009 et 2010, Marc Levy occupait la première place, en ayant vendu respectivement 1 735 000 et 1 643 000 exemplaires, talonné par Guillaume Musso avec 1 385 000 exemplaires vendus et à la troisième place des ventes en 2010 avec 1 116 000 exemplaires  30, toutes ventes confondues, toujours meilleurs vendeurs de l’année 2012. Avec l’industrie du best-seller, l’écrivain se fait marque ; branding et storytelling sont ses outils. Quant à sa littérature, entre divertissement et jeux d’identifiction, elle recycle les ficelles héritées du roman sentimental, du policier, comme du roman d’aventures et du roman-feuilleton hérités du XIXe siècle  31, si l’on ajoute aux géants de papier français tous les succès importés (Dan Brown, Carlos Luis Zafón, Kathleen Rowling ou autre Stephen King) dont les droits se rachètent à prix d’or sur les foires internationales. Reste à savoir si ce « book business » ne trahit pas une certaine idée de la littérature populaire qui, pour se vendre en masse, n’illustre pas nécessairement le degré zéro de la qualité littéraire. Quand il naît au XIXe siècle, le feuilleton, par exemple, dont La vieille fille de Balzac est l’un des modèles premiers, inaugure un genre littéraire à part entière destiné aux classes moyennes et populaires, comme son homologue britannique – le « serial » ou « serialized novel » – sous la période victorienne  32. Et si les travaux de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant  33 ont montré combien le journal ou la presse ont été le vivier et le laboratoire d’écriture de très grandes plumes, ce qu’occultent certaines mythologies romantiques encore vivaces dans les représentations de la « haute culture » dite « légitime », il n’en demeure pas moins que le succès du feuilleton, pour ne nous en tenir qu’à lui, ne peut évacuer la question de voir en lui l’une des formes littéraires les plus fécondes et une alternative culturelle aux enjeux purement économiques du succès. Sa longévité (plusieurs siècles) et son extension à des aires géographiques multiples invitent donc à réfléchir à ce qui sépare les livres à cycle court de nos industries culturelles actuelles (best-sellers, séries, etc.) dont « la demande s’essouffle avec l’excès de standardisation du produit  34  », de cette forme transmédiatique de littérature.

La poussée des littératures transmédiatiques : la grande révolution culturelle ?

Or comment ne pas conjoindre l’étude de ces récits de grande consommation nés du journal et développés par le codex, à celle de leurs avatars audiovisuels multi- et transmédiatiques ?

Dans ce que d’aucuns se plaisent à désigner comme un véritable « basculement numérique  35 », avec son foisonnement de blogs, sites, réseaux sociaux, forums, on retiendra que des pratiques créatives et culturelles collectives et des littératures transmédiatiques émergent qui consacrent chez les jeunes surnommés « digital natives  36 » – « la première génération à avoir toujours connu les technologies  37 » – l’écran comme « support privilégié de nos rapports à la culture  38 ». Elles rendent là aussi poreuses les frontières entre « culture et distraction, entre les mondes de l’art et du divertissement  39 », mais aussi entre amateurs et professionnels. Des genres nouveaux apparaissent (web-séries, fansubbers, fanfictions…) 40, indissociables d’une « culture du remix » dans laquelle Lawrence Lessig  41 voit le passage de la lecture traditionnelle à une lecture-écriture, qui offre aux internautes de s’approprier des formes d’écriture inédites. Mais que nous disent toutefois certaines postures de lecteurs amateurs convertis à ces paroles sur toile, sinon qu’elles imitent plus qu’elles ne renouvellent et réinventent les discours de l’écrivain, du critique ou du prescripteur professionnel, sinon qu’elles entretiennent et perpétuent le plus souvent une définition normée de l’écriture, de la lecture et du goût ?

Henry Jenkins  42 pointe, quant à lui, la révolution d’une telle culture participante fondée sur le flux d’informations multimédias, dans laquelle les frontières se brouillent entre auteurs et lecteurs. « Littérature d’échanges et d’interactions  43 », « littérature mondaine  44 » sans marques d’allégeance avec les instances traditionnelles de légitimation littéraire, elle est le signe d’une « hyper-démocratisation de la littérature » empreinte de la culture fan, celle « des consommateurs qui produisent, des lecteurs qui écrivent, des spectateurs qui participent  45 », fandoms qui ébranlent le rapport à la culture vu comme soumission à la hiérarchie des œuvres  46. Cette littérature, décomplexée et émancipée des modèles, peut séduire, si l’on y voit la cristallisation de la théorie du littéraire d’un Jacques Rancière  47 : une littérature pour tous bâtie sur les ruines des hiérarchies, défi d’une parole démocratique qui s’émancipe des règles codifiant la langue et son usage. Elle déçoit si elle n’est que la capacité à resocialiser la littérature en la libérant des contraintes codifiées mais en faisant oublier, voire en annihilant, la source subversive à laquelle toute littérature s’abreuve. Elle inquiète et désespère si elle n’est que l’expression éphémère et appauvrie d’une culture « mainstream » « qui plaît à tout le monde  48 », indissociable d’une guerre économique mondiale pour remporter le leadership des industries culturelles, « culture [du] pauvre » que de nouveaux canaux de communication et de médiatisation diffusent et qui contaminent le web et tous nos écrans de manière virale.

On l’aura compris, penser les littératures populaires aujourd’hui, qu’elles soient de masse, médiatiques ou numériques, revient à reconnaître les reconfigurations du littéraire sans renoncer à une éthique du goût capable de trier toutes ces syntaxes à succès, pour mieux laisser au braconnage préconisé par un Michel de Certeau, à l’« ère du soupçon » et des discours d’autorité en crise, toute sa charge poétique et politique.

  1. (retour)↑  Olivier Bessard-Banquy, La littérature à prix cassés, recension sur Fabula de mon ouvrage La littérature à quel(s) prix ?, éditions de La Découverte, 2013 : http://www.fabula.org/lodel/acta/index.php?id=8341
  2. (retour)↑  Sylvie Ducas et Maria Pourchet (dir), « De la prescription littéraire. Comment le livre vient au lecteur ? », Communication & langages, mars 2014 (à paraître).
  3. (retour)↑  Michel de Certeau, La culture au pluriel, Christian Bourgois éditeur, 1980, rééd. Le Seuil, collection « Points essais », 1993, quatrième de couverture.
  4. (retour)↑  Ibid., p. 13.
  5. (retour)↑  Oriane Deseilligny et Sylvie Ducas (dir), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
  6. (retour)↑  Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964 ; Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
  7. (retour)↑  Richard Hoggart, La culture du pauvre, [1958], Minuit, 1970.
  8. (retour)↑  Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Le Seuil, 1989.
  9. (retour)↑  Éric Maigret et Éric Macé (dir), Penser les médiacultures : nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2005 ; Éric Maigret et Matteo Stefanelli (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2012.
  10. (retour)↑  Hervé Glévarec, « La fin du modèle classique de légitimité culturelle. Hétérogénéisation des ordres de légitimité et régime contemporain de justice culturelle. L’exemple du champ musical », in Éric Maigret et Éric Macé (dir), Penser les médiacultures, op. cit. ; Hervé Glévarec et Michel Pinet, « De la distinction à la diversité culturelle. Éclectismes qualitatifs, reconnaissance culturelle et jugement d’amateur », L’Année sociologique, 2013/3.
  11. (retour)↑  Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ?, éditions de La Découverte, 2013, p. 17.
  12. (retour)↑  James English, The Economy of prestige. Prizes, Awards and the Circulation of Culture Value, Cambridge, Havard University Press, 2005.
  13. (retour)↑  Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ?, op. cit., chapitre 3, p. 77-112.
  14. (retour)↑  Entrée des auteurs, Littérature pour tous, Le Masque et la Plume à la radio ; Lectures pour tous, Le Bateau-livre, Apostrophes, Italiques à la télévision.
  15. (retour)↑  L’émission littéraire La Grande Librairie, notamment, dans le désert littéraire à la télévision ; La Librairie francophone à la radio.
  16. (retour)↑  « Les nouvelles règles du Man Booker Prize », Livres Hebdo, 19 septembre 2013, http://www.livreshebdo.fr/article/les-nouvelles-regles-du-man-booker-prize
  17. (retour)↑  Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié, éditions de l’An 2, coll. « Essais », 2006 ; Benoît Berthou (dir), « La bande dessinée : un « art sans mémoire » ? », http://comicalites.revues.org/518, consulté le 30 décembre 2013.
  18. (retour)↑  Olivier Donnat, Les pratique culturelles des Français à l’ère numérique, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
  19. (retour)↑  Xavier Guilbert, « La légitimation en devenir de la bande dessinée », Comicalités [revue en ligne], http://comicalites.revues.org/181?lang=en, consulté le 17 septembre 2011.
  20. (retour)↑  Éric Maigret, « Bande dessinée et postlégitimité », in Éric Maigret et Matteo Stefanelli (dir), La bande dessinée : une médiaculture, op. cit., p. 136.
  21. (retour)↑  Xavier Guilbert, « Le manga et son histoire vus de France : entre idées reçues et approximations », Comicalités [revue en ligne], consulté le 4 janvier 2014.
  22. (retour)↑  Frank-Michel Gorgeard, « Le classique en bande dessinée », Comicalités [revue en ligne], consulté le 4 janvier 2014.
  23. (retour)↑  Éric Maigret, « Bande dessinée et postlégitimité », article cité supra.
  24. (retour)↑  Nathalie Heinich, De la visibilité : excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, 2012.
  25. (retour)↑  Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1957, p. 32.
  26. (retour)↑  L’Express, 14 septembre 2011.
  27. (retour)↑  Article cité par François Provenzano et Émilie Roche dans leur étude « La reconnaissance littéraire à l’épreuve de la célébrité : les représentations médiatiques des écrivains en France (1945-2011) : volet “newsmagazines” », in Rapport final du projet DEPS, « La reconnaissance littéraire à l’épreuve de la célébrité : les représentations médiatiques des écrivains en France (1945-2011) », mené par le groupe de recherche « Pratiques créatives sur Internet » du Laboratoire Communication et Politique (UPR3255, CNRS) et le groupe de recherche sur la Presse Magazine de Sciences Po (CHSP), 2013, p. 25.
  28. (retour)↑  Sylvie Ducas, « L’écrivain plébiscité ou “publicité” ? Images et postures autour des prix littéraires », inLittérature et publicité. De Balzac à Beigbeder, sous la direction de Laurence Guellec et Françoise Hache-Bissette, éditions Gaussen, 2012, p. 365.
  29. (retour)↑  Jamil Dakhlia, « L’écrivain vu par la presse de célébrités », in rapport cité supra, p. 34.
  30. (retour)↑  D’après M. Aissaoui et D. Guiou, « Les dix romanciers français qui ont le plus vendu en 2009 », Le Figaro, 14 janvier 2010, et « Les dix romanciers français qui ont le plus vendu en 2010 », Le Figaro, 12 janvier 2011.
  31. (retour)↑  Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures à la Belle Époque, Le Chemin Vert, 1984.
  32. (retour)↑  Marie-Françoise Cachin, Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Claire Parfait, Au bonheur du feuilleton : naissance et mutations d’un genre, Créaphis, 2007.
  33. (retour)↑  Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir), Presse et plumes : journalisme et littérature au XIXe siècle, Nouveau Monde éd., coll. « Histoire contemporaine », 2004.
  34. (retour)↑  Françoise Benhamou, L’économie de la culture, La Découverte, collection « Repères », 2011, p. 79.
  35. (retour)↑  Brigitte Chapelain, « Les pratiques créatives numériques des digital natives », in Hervé le Crosnier (dir), Culturenum : jeunesse, culture et éducation dans la vague numérique, C&F éditions, 2013, p. 123.
  36. (retour)↑  Les « digital natives » ou « natifs numériques » ou « génération Y » sont nés entre 1982 et 2002. Cela correspond à la génération dite « jeune adulte » définie par l’Insee pour désigner les 18-20 ans.
  37. (retour)↑  Marc Prensky, Digital games – Based learning, Mac Graw Hill, 2001.
  38. (retour)↑  Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numériqu, op. cit.
  39. (retour)↑  Ibid.
  40. (retour)↑  Brigitte Chapelain, « Les pratiques créatives numériques des digital natives », cité supra, p. 123-162.
  41. (retour)↑  Lawrence Lessig, Remix : Making art and commerce thrive in the hybrid economy, 2008, Open source, http://www.archive.org/details/LawrenceLessigRemix
  42. (retour)↑  Convergence culture : where old and new media collide, New York University Press, 2006.
  43. (retour)↑  « Alexandre Gefen : “On assiste à une hyper-démocratisation de la littérature” », magazine-littéraire.com, 6 juin 2012.
  44. (retour)↑  Ibid.
  45. (retour)↑  Henry Jenkins, « La “filk” et la construction sociale de la communauté des fans de science-fiction », in Hervé Glevarec, Éric Macé et Éric Maigret (dir), Cultural studies. Anthologie, Armand Colin et INA éditions, 2008, p. 212-222.
  46. (retour)↑  Philippe le Guern, Les cultes médiatiques : culture fan et œuvres cultes, Rennes, PUR, coll. « Le lien social », 2002.
  47. (retour)↑  Jacques Rancière, Politique de la littérature, éditions Galilée, 2007 ; La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Pluriel, 2005.
  48. (retour)↑  Frédéric Martel, Mainstream : enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion, coll. Essais, 2010.