« Qu’est-ce que l’intérêt général ? »

Conférence de l’IABD, 23 septembre 2013

Céline Viguié

Qu’est-ce que l’intérêt général ? Quel enjeu représente-t-il dans l’environnement de la recherche, dans celui des archives et dans celui des bibliothèques ? Les biens communs, l’intérêt public européen, l’ordre public, le service public, l’intérêt du public… Toutes ces notions, esquissées par les interventions lors de la conférence de l’IABD… (Interassociation Archives Bibliothèques Documentation…) du 23 septembre 2013, nous permettent d’affiner notre compréhension de ce qu’est l’intérêt général aujourd’hui.

Biens communs et intérêts particuliers

La propriété intellectuelle moderne, pour Philippe Quéau (directeur de la Division de l’éthique et du changement global de l’Unesco), possède des ressorts très différents de l’économie classique. Les biens communs courent des risques en raison du renforcement constant d’un droit anxieux de protéger les intérêts particuliers. Ce qui frappe quand on se saisit des questions de propriété industrielle, ce sont les antinomies fondamentales qu’elles révèlent. D’un côté, on prétend développer une société du savoir ouverte à tous et, de l’autre, on favorise un marché de l’information avec ses propres clôtures. D’un côté, nous proclamons les vertus du libre marché et de la concurrence loyale, de l’autre, nous laissons se créer des monopoles juridiques empêchant artificiellement cette concurrence et entravant l’innovation. D’un côté, la technique permet la copie illimitée et un accès effectivement universel, de l’autre, on criminalise la copie, et on cherche à recréer artificiellement de la rareté, à l’aide de mesures techniques et d’un durcissement juridique et pénal. Les droits fondamentaux de l’homme, comme l’accès à l’information et la liberté d’expression, sont confrontés à la notion exclusive de propriété intellectuelle de l’information. Les lois sur la propriété intellectuelle ont une histoire dont le principe fondateur est la copie, la mimesis aristotélicienne. C’est en revenant à cette idée fondamentale que l’on prend conscience que certains espaces du domaine public sont clôturés. Dans un rapport du « Programme des Nations unies pour le développement », Joseph E. Stiglitz défendait l’idée que la connaissance est un bien public mondial. Il serait juste, dans cette optique, d’utiliser les revenus obtenus sur le dépôt des brevets pour permettre la création d’une bibliothèque virtuelle constituée de textes appartenant au domaine public (et donc accessibles à tous gratuitement). Une partie des fonds collectés auprès des détenteurs de brevets pourrait aussi servir à financer des recherches négligées du fait de leur faible rentabilité.

Édition scientifique et archives ouvertes

Dans l’environnement de la recherche, il existe aujourd’hui une forme de privatisation de l’édition scientifique comme le montre Sandrine Malotaux (responsable du département Coordination des négociations documentaires Consortium Couperin, et directrice du service commun de la documentation et des bibliothèques, Institut national polytechnique de Toulouse). L’objectif d’une revue est multiple, il s’agit d’enregistrer une découverte, mais aussi de communiquer cette information à l’ensemble de la communauté scientifique et, enfin, d’archiver le patrimoine scientifique de l’humanité. Pour les revues, les activités de rédaction et de contrôle qualité du comité de lecture sont financées par les institutions publiques à travers le travail des chercheurs et pourtant ces institutions payent aussi leurs abonnements. Les institutions publiques fournissent donc le contenu, et les éditeurs se chargent d’éditer et de revendre ces contenus à des sociétés privées mais aussi, dans une moindre mesure, aux institutions qui les ont produites. Depuis le numérique, les institutions n’ont plus de droit de propriété sur les données qu’elles contribuent à créer : elles n’en ont qu’un droit d’accès temporaire. Pour reprendre la main sur la conservation et limiter le monopole d’éditeurs privés il y a le projet ISTEX. Il s’agit d’une bibliothèque nationale numérique avec l’achat de collections rétrospectives de revues scientifiques, d’ouvrages scientifiques et de corpus de textes numériques, associés de manière à proposer une recherche documentaire extrêmement riche. Le but d’une archive ouverte, c’est d’abord d’archiver, mais aussi de diffuser gratuitement. L’information y est publiée librement, c’est ce qu’on appelle la voie dorée du libre accès. Est-ce qu’une publication scientifique qui relève de l’activité des chercheurs ne pourrait pas être considérée comme une archive publique ? Cela réglerait un certain nombre de questions, notamment celle de la conservation.

L’intérêt général, au fondement des services publics

Lorsque l’Europe parle de service public, elle parle de service d’intérêt général. Selon Pierre Bauby (enseignant chercheur en sciences politiques, université Paris 8, IEP de Paris, CNFPT), le traité de Rome employait déjà cette expression. L’objectif, c’est l’intérêt général, la convergence d’intérêts nationaux et d’un intérêt commun. Il n’y a pas plus contraire à la libre circulation que le monopole, et en Europe, depuis trente ans, on a progressivement élaboré un droit de la concurrence pour organiser les échanges au sein du marché commun. On utilise progressivement ce droit-là pour faciliter tous les échanges à l’échelle de l’Union européenne. Le protocole 26 annexé au traité de Lisbonne est assez court, mais essentiel : il recense ce qu’est l’intérêt commun en matière de service public sans nier les disparités qui existent en fonction des réalités géographiques, sociales et culturelles. L’intérêt général est le fondement de la conception européenne des services publics.

Un projet de loi sur le patrimoine sera examiné en 2014 où « la gestion des archives est organisée dans l’intérêt général pour les besoins de gestion et pour les besoins de la recherche » nous indique Jean-Philippe Legois (président de l’Association des archivistes français). Mais à l’inverse, il existe aussi toute une tradition de secrets et de non-accessibilité. Si on veut que les archives soient communicables, il faut que les personnes qui les ont produites ne les détruisent pas. Il convient donc de trouver le bon équilibre entre les intérêts des personnes sources et l’intérêt général. Pour l’utilisation des archives numériques, il existe un système de licence (à titre gracieux ou à titre commercial), mais c’est un compromis. En effet, l’exception culturelle relative aux services d’archives (mais aussi à la documentation et aux bibliothèques) leur permet d’évaluer un coût marginal pour cette communication. Coût qui n’est pas simplement celui de la copie, mais qui comprend aussi la numérisation, voire même le coût de la recherche. La nouvelle directive de juin 2013 qui réorganise la réutilisation des données publiques permet toujours l’usage de licence à titre commercial, mais cette question fait débat.

La propriété intellectuelle et ses exceptions

Michèle Battisti (ADBS, vice-présidente de l’IABD) rappelle que la notion d’ordre public et de droit de la personne signifie qu’il existe un ordre public pour interdire, comme pour autoriser. Le trouble de l’ordre public existe dans beaucoup de textes, comme par exemple, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’ordre public, c’est les fondements politiques, juridiques et sociaux d’une société. En matière de droit d’auteur, aucun auteur ne peut céder ses droits, c’est une disposition d’ordre public, personne ne peut y déroger. En France, les exceptions autorisant la copie, la sauvegarde, l’analyse et la décompilation ne peuvent pas être contournées par contrat. Par ailleurs, des juristes ont bâti un code européen de la propriété intellectuelle, le code Wittem. Dans celui-ci, ils ont classé les exceptions qui ont un impact économique mineur et qui peuvent donc être accordées sans grand préjudice. Il contient des exceptions accordées au titre de la liberté d’expression, au droit d’accès à l’information ; des exceptions ménagées au titre d’objectifs culturels, sociaux et politiques ; des exceptions accordées au titre de principe de libre concurrence. L’ordre public sert à protéger la partie la plus faible des échanges, généralement l’auteur. En Allemagne, une loi entre en vigueur selon laquelle, le chercheur, dont les travaux ont été financés au moins pour moitié par des fonds publics, peut publier son article en libre accès, douze mois après sa publication à des fins commerciales, même si le contrat d’édition l’interdisait. Il ne s’agit pas d’opposer le droit de propriété et le droit de l’utilisateur, mais de trouver un équilibre dans l’intérêt général.

Bibliothèques et intérêt général

Pour les bibliothèques, les textes comme le manifeste de l’Unesco ou la charte du Conseil supérieur des Bibliothèques sont des expressions de l’intérêt général. Pourtant, Dominique Lahary (président de l’IABD) rappelle que les bibliothèques ne profitent qu’à une partie de la population. Dans notre monde désintermédié, les gens pensent qu’ils ont un accès illimité à l’information, une sorte de bibliothèque globale dont, éventuellement, les bibliothèques réelles ne sont qu’une partie. L’utilisateur n’est pas regardant sur les sources, l’important étant d’avoir ce qu’il veut, mais c’est un point de vue à court terme. Caricaturalement, le moteur de recherche est un peu le travail artisanal des bibliothécaires d’antan. Avec la numérisation de masse, petit à petit, on est passé des industries de l’accès à celles de contenu mais dont le patrimoine a été privatisé. Ce n’est pas grave aujourd’hui, mais ça le sera demain. C’est-à-dire que nous avons une différence entre la résultante des intérêts privés immédiats et l’intérêt public à long terme. L’intérêt général, c’est que l’intérêt public soit défendu et que les bibliothèques servent cet intérêt général dans de nouvelles formes d’organisations publiques. •