43e Congrès de l’ADBU
Le Havre, 18-20 septembre 2013
Anne-Marie Bertrand
Après un charmant voyage en train, traversant des vallons vallonnés, apercevant au passage quelques vaches mouchetées et des pommiers pas en fleurs, nous avons rejoint Le Havre, dont nous ne savions presque rien (les bombardements, Perret, Niemeyer, un grand port un peu triste…). Nous n’avons pas été déçus du voyage, ayant eu l’occasion de voir un paquebot passer au bout de la rue, un policier monter la garde devant une synagogue, la plage du Havre sous le soleil, d’admirer le bel escalier de la BU, la grande librairie La Galerne, l’exposition Pissarro, les merveilleux Boudin du musée Malraux, d’entendre le cri disgracieux des mouettes, d’essuyer quelques gouttes (entre averses et crachin normand), de boire « un coup de cidre » à la mairie, de retrouver des collègues dont certains vivaient leur dernier congrès et d’autres leur premier congrès…
Les données de la recherche
La première journée fut consacrée, selon la coutume, aux instances statutaires et à la restitution des travaux de l’ADBU et à ses projets. Elle fut complétée par la présentation des travaux de l’IGB (Dominique Arot, Pierre Carbone, Joëlle Claud). Mais le clou du congrès était, le lendemain, la journée d’étude 1, cette année portant sur : « Données de la recherche : quel rôle pour la documentation ? ».
Données de la recherche ? Ce sont les « données produites au cours du processus de recherche et reconnues par les communautés comme nécessaires à la validation des résultats de la recherche ». L’idée est bien, au départ, que l’accès à ces données permet de vérifier la validité des travaux. On ajoutera que cet accès permet aussi (surtout ?) de réutiliser les données pour poursuivre, compléter, croiser d’autres projets de recherche. Cette double utilité est importante à afficher, car cette question compliquée ne peut avoir comme projet que de rendre plus transparente ou plus collective la validation des travaux. En quoi cette question est-elle compliquée ? Elle l’est techniquement, en raison de l’hétérogénéité de ces données (statistiques, tableaux, relevés, archives orales, cartes,…) ; elle l’est fonctionnellement car les chercheurs français n’ont guère l’usage de donner accès à leurs sources et données ; elle l’est professionnellement car les bibliothécaires sont des professionnels de la publication, non des données 2. Par moments, cette journée donna ainsi l’impression d’un voyage vers le futur, assez largement déconnecté de la réalité. À plusieurs reprises, il fut d’ailleurs question de « sensibiliser la communauté » autour de ce « sujet émergent ».
Compétences et positionnement du Data Librarian
Impression accentuée par les interventions de collègues britanniques (Laura Molloy, Alex Ball), qui semblent avoir un siècle d’avance sur la situation en France. Outre-Manche, un programme JISC a été mis en place, une compétence est née (Research Data Management), des objectifs sont fixés (éviter la perte des données, leur donner de la visibilité, permettre leur réutilisation), un slogan fait florès (« Good Data Management is Good for Research »), des modes d’action sont mis en place pour accompagner les chercheurs dans l’ouverture de leurs données, considérées comme un bien public, des centres de données (portails) sont créés par des universités, la gestion des métadonnées est l’objet de toutes les attentions, le partage des données devient une obligation figurant en bonne place dans le financement de la recherche. Les bibliothécaires, insistent nos collègues, ont les compétences pour jouer un rôle majeur dans cette nouvelle activité stratégique, parce qu’ils connaissent les usages des chercheurs, sont d’habiles négociateurs, peuvent gérer les métadonnées, définir les procédures, former les chercheurs, etc. Ils sont en train de devenir des Data Librarians.
La France, dans ce sujet d’actualité « très fort, très lourd » (Jean-Pierre Finance), « n’est pas en toute première place en matière d’innovation » (le même). Litote. La sensibilisation commence doucement, certains établissements mettent en place des politiques (l’INRA en tête, mais aussi le CNRS). Une politique nationale doit être définie, en cohérence avec la politique d’Open Access (Michel Marian). Un segment de BSN (BSN 10) est en cours de création, pour faire remonter les besoins des chercheurs, mobiliser leur intérêt et, par ce biais, convaincre les décideurs de mettre en place des politiques de gestion des données de la recherche – on est dans du Bottom/Up. Paradoxe, si l’on considère, comme Odile Hologne (INRA), qu’il n’y a pas de demande et qu’il faut donc mettre en place une politique d’offre. En tout cas, on attend une clarification entre ce qui dépend de la politique des établissements et ce qui pourrait dépendre d’une politique nationale (Alain Colas). Il faut construire le périmètre de la réflexion, on verra ensuite pour les normes et les infrastructures.
Les compétences à mobiliser, et donc les formations à mettre en place, ont été largement évoquées, aussi bien pour les chercheurs que pour les bibliothécaires. « Les compétences informationnelles des chercheurs ne sont pas bonnes », résume Odile Hologne, et ils n’ont pas l’habitude de gérer leurs données pour les rendre accessibles – elles sont sur des disques durs, des clés USB, des carnets de recherche, sur des bandes magnétiques, dans des bureaux, chez eux… En SHS, on est dans de la littérature grise, des traces, « l’infra-ordinaire de la recherche » (Alain Colas). Ce sont « des objets, propriété de ceux qui les ont produits, mais qui ont vocation à être partagés » (Jean-Pierre Finance). En somme, on attend que les chercheurs passent du bricolage perso à de la gestion institutionnelle.
Pour les bibliothécaires, des programmes de formation ont été créés en Amérique du Nord. Ils portent à la fois sur des techniques (les centres de données, les métadonnées, les questions juridiques) et sur du relationnel (accompagner et former les chercheurs). Le Data Librarian a vocation à s’insérer dans une équipe de recherche et à cosigner les publications : sa légitimité doit le lui permettre (Alex Ball).
De la culture de la publication à la culture de la source
Ces axes de réflexion, résolument nouveaux, ont suscité peu de questions de la salle, apparemment à la fois inquiète et séduite par ces nouveautés pittoresques. Et puis, Grégory Colcanap avait déjà soulevé les bonnes questions : s’il s’agit d’un bien public, peut-on se contenter d’une incitation ? Ne faudrait-il pas obliger (« L’obligation, ce n’est pas négatif ») ? Comment travailler avec le réseau ? Comment mobiliser les acteurs (en particulier l’ANR) ? Quelle place pour les universités ? Bref, encore un gros morceau de pain sur la planche…
C’est ce que sous-entendait la brillante synthèse de Valérie Tesnière. Nous sommes devant un « basculement culturel majeur », de la culture de la publication à la culture de la source. Or, ce basculement est, en France, moins pragmatique que dans les pays anglo-saxons : là où ils diffusent des procédures, des guidelines, des bonnes pratiques, la France crée de très grandes infrastructures – en sautant la case expérimentation. La formation, dit-elle encore, a été « le maître mot de cette journée ». Si l’on veut que « les professionnels de l’information scientifique et technique ne soient pas que des passeurs, mais aussi des acteurs ».
Le lendemain, les congressistes abordèrent un volet plus institutionnel, avec les interventions de Simone Bonnafous (DGSIP, en visioconférence), Alain Abecassis (MESR), Pascal Reghem (président de l’université du Havre et porte-parole de la CPU) et Josette Travert (maire adjointe à l’enseignement supérieur à la ville de Caen).
Par deux fois, fut cité « le service public de l’enseignement supérieur », rappel sémantique toujours utile. À plusieurs reprises, furent évoqués le rôle majeur de la documentation, le professionnalisme des personnels de la documentation, leur capacité à travailler en réseau, les leviers de rationalisation, mutualisation et montée en puissance que sont/seront les politiques de site et les schémas directeurs de la documentation… « Un grand merci pour tout ce que vous faites », concluait Simone Bonnafous. « Mots doux à nos oreilles », répondait Christophe Pérales, président de l’ADBU. Mais la difficulté à travailler avec la CPU est toujours là, la contribution de l’ADBU aux Assises de l’ESR n’a pas eu l’impact espéré, la rénovation pédagogique (la « pédagogie inversée » – des lectures et des travaux avant les cours) se fait attendre, les enseignants ne sont pas formés à la documentation, « tout a l’air rose, mais en fait, une politique de site, ce n’est pas facile du tout » (Claire Vayssade), « la loi ne résout pas tout » (Josette Travert), Bref, comme un sentiment de déjà-vu…
Rendez-vous l’année prochaine pour le 44e Congrès, sans doute à Strasbourg. •