Le rat des livres et le rat d’écran
Cet article, témoignage des usages d’un chercheur, évoque la BnF, ses collections papier ou ses ressources numériques, sur place ou à distance (en particulier, Gallica) mais aussi la fréquentation de quelques bibliothèques de recherche.
This article records the library use of a researcher who makes use of the BnF’s print and digital collections, especially Gallica, both on site and remotely. It also reflects the author’s experience of a number of research libraries.
Dieser Artikel, der die Gewohnheiten eines Forschers aufzeigt, erwähnt die BnF, ihre gedruckten Sammlungen oder ihre digitalen Ressourcen, vor Ort oder online (insbesondere Gallica), aber auch die Benutzung einiger Forschungsbibliotheken.
Este artículo, testimonio de los usos de un investigador, evoca la BnF, sus colecciones papel o sus recursos digitales, in situ o a distancia (en particular, Gallica) pero también la frecuentación de algunas bibliotecas de investigación.
On connaît l’image de l’érudit (ou non), plongé dans les livres (papier), en bibliothèque (publique) : celle du « rat de bibliothèque » (Rattus Libri, rat du livre, pourrait nous dire Linné) – ce, sans discrédit aucun sur cet animal qui malgré son aspect figure parmi les plus intelligents de l’espèce animale… Ma fréquentation des bibliothèques, réelles ou virtuelles, depuis une dizaine d’années, m’a fait surgir cette image lorsque le vénérable Bulletin des bibliothèques de France m’a sollicité pour un article sur mes pratiques documentaires, avec la BnF notamment. Mais, au-delà du pastiche du titre de La Fontaine, on se méprendrait à opposer d’éventuelles caractéristiques d’un rat des livres (plus discret, dans des ambiances feutrées, mais finalement lui aussi solitaire) à celles d’un rat d’écran (en apparence plus libre, zappant des réseaux sociaux aux bibliothèques numériques, mais peut-être tout aussi asservi) : je me vois plus comme une espèce hybride, et ne suis sans doute pas le seul. La fréquentation des bibliothèques réelles (et des livres en général) nourrit celle des bibliothèques (et des livres) numériques, et vice-versa : en fait, le rat des livres est le rat d’écran.
Le rat des livres…
Commençons par le rat des livres, fouinant à la BnF. Mon premier contact avec la Nationale fut pour l’obtention de la carte rez-de-jardin, en juin 2006 – j’ai vérifié la date. C’était presque un concours d’entrée : il y avait longtemps que je n’avais eu à en passer un ! Avec le recul, c’en était effectivement un, au sens où cela allait modifier ma carrière – ce que j’ignorais à l’époque. Comment s’y préparer : fallait-il faire valoir patte blanche avec tous diplômes universitaires à l’appui, HDR 1 de préférence, et un poste au CNRS ? Ne risquais-je pas d’être pris comme un de ces cranks 2 (actifs notamment dans le domaine des sciences), espèce dégénérée du rat de bibliothèque, auquel cas les portes du Temple, ou plutôt de la crypte en rez-de-jardin, pouvaient m’être fermées ? La comparaison religieuse est d’ailleurs idoine : on entre au rez-de-jardin une fois, pour n’en jamais sortir ; ce n’est pas un simple passage, c’est une initiation – on y forme ses vœux ; on y vient et revient encore –, c’est presque une drogue.
Un deuxième souvenir, plus cuisant : la seule fois où j’eus besoin d’un document sur le site Richelieu, la personne qui me reçoit pour l’octroi d’un laisser-passer d’une journée (!) est beaucoup plus méfiante, s’étonnant qu’on m’ait délivré une carte d’accès Tolbiac pour un an… Allez savoir. Le seul ouvrage dont j’avais besoin à Richelieu (une espèce de Who’s Who français des années 1920), pourtant dûment disponible au catalogue, n’est pas trouvable : confus, le responsable de salle me laisse entendre qu’il est dans le bureau d’un conservateur à l’étage au-dessous. On se demande ce qu’un conservateur fait avec un livre des collections dans son bureau : mais en fait, non – tant mieux si les bibliothécaires peuvent mener leurs propres recherches documentaires ou historiques. Même et surtout par les temps qui courent, ce doit être aussi, pour un certain nombre d’entre eux, un métier de recherche et d’écriture. Toujours est-il que, quelques jours plus tard, comme il m’avait été promis, je recevais chez moi copie de la page qui m’intéressait, avec un mot de compliments manuscrit du conservateur. Du service qu’on apprécie, à l’ancienne – ou hors du temps.
Justement : ce que j’apprécie, ce que je n’apprécie pas. Faisons-le à la Perec. J’aime… en rez-de-jardin, la disponibilité bienveillante des préposés aux livres – voire même la curiosité silencieuse que certains portent sur vos travaux. Je n’aime pas… la sécurité à l’entrée, cette vigipiraterie coûteuse qu’on pourrait appliquer avec plus de discernement. Je n’aime pas la procédure des vestiaires : même si leur service est efficace, je les évite autant que possible et arrive léger. J’aime les cotes spéciales, comme ZBARRES 3. J’aime, puis à la longue ai moins aimé, lire de l’allemand gothique (encore utilisé dans les années 1930) 4 sur les lecteurs de microfiches. Ils étaient auparavant situés en haut, dans cette zone en suspens, lieu indéterminé entre rez-de-jardin et rez-de-dalle ; malheureusement on n’y a plus accès – ce couloir suspendu permettait de s’extraire de la salle principale, de plus encore s’isoler (une sorte d’isolation au carré). J’aime avoir à accrocher et à dévider les microfilms sur les lecteurs-enrouleurs – ça me rappelle la caméra Super 8 de mon père, celle des films de vacances de mon enfance. J’aime les feuilles de brouillon, ratés d’imprimante, mises à disposition des lecteurs (en tout cas en salles R/S, sciences et techniques) – c’est sur ces brouillons que je prends mes notes de lecture : le rez-de-jardin est un havre, et pour moi un havre, c’est sans mon ordinateur – je ne veux pas être rat d’écran quand je suis rat des livres. Dualité, oui, mais pas simultanéité. Je n’aime pas l’attente pour faire des photocopies, ni ne pouvoir les faire moi-même. Je n’aime pas… ne pas savoir ce qui se passe au-dessus de ma tête quand je demande un livre, et à quoi servent ces quatre tours-livres, hormis les bureaux du personnel. Comment ça peut-il bien fonctionner là-dedans ? Mon instinct de scientifique et d’ingénieur est en éveil : une grosse pince orwelienne va-t-elle saisir, comme dans ces jeux de foire (où l’on perd à tous les coups), le livre demandé ? Une suggestion : pourquoi ne pas organiser, une fois par jour à heure fixe, une brève visite de la machinerie pour les lecteurs du rez-de-jardin, une vingtaine de minutes pour une dizaine de lecteurs, de manière conviviale, à l’heure où la pause s’impose ?
Revenons aux contenus. Un profane hors du temple ne peut en imaginer la richesse. Merci François ! La rue de Valois n’existait pas encore, mais la dynastie éponyme oui ! Instaurer une obligation de dépôt légal en 1530, soixante-quinze ans après l’invention de l’imprimerie, quelle vista ! Bien avant Richelieu et la fondation de l’Académie française, Colbert et celle de l’Académie des sciences, c’était la décision d’un monarque éclairé. On se plaît à penser que pourrait exister de nos jours, vingt-cinq ans après les premiers formats numériques de livres, un François Ier, un François II, ou quelque autre dirigeant, qui pût saisir l’ardente nécessité d’obligation de dépôt légal sous format numérique, en complément du livre papier. Une loi de 2005 l’a rendu possible – c’est bien le moins 5 – mais non obligatoire. On a beaucoup gesticulé en France autour des bibliothèques numériques ; mais que penseront nos (arrière-)petits-enfants dans soixante-dix ans ou plus, une fois les ouvrages actuels (tardivement) libres de droit, quand, souhaitant les intégrer dans leurs diverses bibliothèques numériques, ils ne retrouveront plus chez les éditeurs les fichiers numériques correspondants – soit parce que certains éditeurs ou imprimeurs auront disparu, soit parce que les fichiers ne seront plus lisibles ou seront perdus ?
Avant de passer au numérique (comme on le dit à propos du coiffeur), quelques souvenirs d’autres bibliothèques, aussi – puisque, le saviez-vous ? la BnF n’est pas la seule bibliothèque, et n’est pas la seule qui soit utile. Il est vrai que ce qui frappe dans d’autres bibliothèques, c’est le caractère lacunaire du catalogue, y compris dans les domaines de spécialité. Parfois, de manière surprenante, on y trouve tel livre. C’est plus proche, plus facile d’accès, plus pratique car on peut l’emporter chez soi. Et l’on comprend que si ce livre est là, c’est parce qu’Untel 6 y fut professeur et en a sans doute conseillé l’achat. On pourrait ainsi pister historiquement les traces constitutives de ces catalogues, avec leurs trous – leurs lacunes, au sens propre – et parfois aussi leurs trop-pleins. Une histoire de pleins et de déliés qui serait l’histoire constitutive de chaque bibliothèque.
Il est d’autres ouvrages qu’il est fort surprenant de trouver – notamment certains documents étrangers, qui eux ne relèvent pas du dépôt légal à la BnF. De vils écrits de l’astronome nazi Bruno Thüring (1905-1989) se trouvent à la cote MÉLANGES 23484 de la bibliothèque de l’Observatoire (une des plus belles de Paris, celle où Arago officia comme bibliothécaire en 1805 à sa sortie de Polytechnique). Thüring ayant été installé par le pouvoir nazi comme directeur de l’Observatoire de Munich, il s’agissait peut-être d’un échange de bons procédés entre directeurs d’observatoire : la bibliothèque avait acheté le livre du collègue, ou bien celui-ci avait envoyé l’ouvrage par courtoisie à son homologue parisien. J’ai aussi cherché un article de 1938 du prix Nobel de physique Johannes Stark dans les Nazionalsozialistische Monatshefte (Cahiers mensuels nationaux-socialistes), et miracle, la bibliothèque Cujas est la seule à posséder une bonne partie de la collection : elle avait sans doute souscrit un abonnement à cette sympathique publication, revue intellectuelle de la période nazie. Mais qu’importe cette historiographie documentaire, et finalement tant mieux si ces documents sont arrivés ici ou là, puisque j’ai pu y avoir accès ! Là encore, les voies de la documentation et de la constitution de collections sont impénétrables.
… et le rat d’écran
Le numérique, alors. Drôle de terme, linguistiquement parlant. Un adjectif devenu substantif. Et même parfois affublé d’un adjectif, dans l’expression « le numérique culturel ». Bon, passons 7. Mais suis-je le mieux placé pour parler du numérique à la BnF ? Ancien secrétaire général du comité « Bibliothèque numérique européenne » (2005-2006), j’ai trop entendu d’incantations (le projet lui-même en était une) et de bêtises (comme : « mais pourquoi voulez-vous que nos fichiers soient aussi en mode texte ? »), sans parler de diverses vilénies. Je compris à mes dépens qu’un projet effectif, comme une bibliothèque numérique francophone des savoirs 8, en partenariat d’égal à égal avec les pôles associés, n’était pas souhaité. Et qu’une bibliothèque numérique européenne existât déjà intéressait peu les divers présidents, de la BnF ou de la République 9. Je compris aussi que ces gesticulations avaient d’autres buts – notamment celui d’attirer vers la BnF des fonds d’une taxe parafiscale du CNL augmentée pour l’occasion, celle de la « copie privée numérique ».
Heureusement, il y avait Gallica. Bien avant les rodomontades de 2005. Et bien après, et c’est tant mieux. La création de Gallica, en voilà une vista à la François Ier ! Parlons donc de Gallica, puisque ça c’est du concret. Et qui aime bien châtie bien : je serai là sans doute plus incisif que dans les rêveries du lecteur solitaire botanisant en rez-de-jardin auxquelles je viens de me livrer. C’est bien parce que j’aime Gallica que je ne peux m’empêcher, comme je le fais dans mon blog Bibliothèques numériques et édition scientifique 10, d’en critiquer certains défauts, ou certains inconvénients par rapport à Google Books.
D’abord, le virtuel ne s’oppose pas (toujours) au réel : il est des allers-retours fructueux entre les deux approches documentaires. Un des usages classiques est de faire une recherche sur Google Books, de repérer une mention intéressante dans un ouvrage qui n’est pas accessible ou qui est en accès limité, puis d’aller consulter cette référence en rez-de-jardin de la BnF. C’est l’un des avantages de Google Books que de donner accès à l’indexation du livre (via les termes recherchés) même sur les livres dont les pages entières ne sont pas visibles (notamment les ouvrages encore sous droits). Une variante de ce subterfuge se fait entièrement dans le virtuel : allant sur Gallica, je trouve l’ouvrage qui m’intéresse – malheureusement, comme un certain nombre de documents de Gallica, il n’a pas encore été (re)numérisé en plein texte : il m’est alors quasi impossible de trouver le sujet qui m’intéresse dans l’essai de 600 pages (or je sais que le livre évoque ce sujet, car il est cité dans un autre ouvrage). Je vais sur Google Books, je trouve le même document indexé en plein texte – mais là le livre n’est visible que par « snippets » (par extraits de pages) 11. Néanmoins je trouve le passage qui m’intéresse, je relève le numéro de page, et je reviens sur Gallica pour consulter la page entière ! C’est beau et harmonisé le monde des bibliothèques numériques !
Un avantage de Gallica par rapport à Google Books qu’il est nécessaire de marteler, car il est peu mis en avant, c’est l’indexation des périodiques par année de publication. Ainsi trouve-t-on avec un peu de difficulté, mais avec quel plaisir, la page récapitulative Gallica 12 de 131 années de publication des Comptes Rendus de l’Académie des sciences, de 1835 (date de création du périodique par le secrétaire perpétuel Arago, au dam de certains de ses collègues) à 1965. Google Books considère chacun de ces volumes annuels comme un ouvrage, et ne possède pas de niveau d’arborescence supérieur permettant de décliner un méta-ouvrage en ses parutions annuelles : c’est une base de données d’ouvrages, à un niveau, alors que Gallica offre cette indexation par année, directement liée à l’indexation existant dans le catalogue électronique de la BnF, et au travail – comme il se doit : immémorial – d’indexation par les bibliothécaires. Il a sans doute été écrit des choses très savantes dans le BBF sur la comparaison de la notion d’indexation chez Google et dans une bibliothèque : le cas des périodiques que j’évoque est un exemple concret, où l’indexation superficielle (au sens de : sur une grande surface) de Google descend très en profondeur (au niveau du mot ou du groupe sémantique de mots) mais ne monte pas en altitude, au niveau méta- (titre de l’ouvrage, et recoupement entre divers titres d’une collection), celui des métadonnées.
En parlant de base de données, étonnons-nous que la BnF, avec Gallica, continue toujours et encore à se prévaloir d’un « droit des bases de données » pour empêcher la libre utilisation de « ses » ouvrages ou articles numérisés (sur d’autres sites, ou dans des ouvrages commerciaux). Certains n’hésitent pas à appeler cela du copyfraud, à savoir une revendication indue de droits sur des œuvres du domaine public (une sorte de figure antithétique du copyright). Je ne suis pas juriste, mais je comprends fort bien que la BnF veuille ainsi se prémunir d’une aspiration de masse de Gallica par Google ou par un e-libraire, qui approvisionneraient sans coût férir leur propre bibliothèque en ligne, ou se mettraient à vendre les livres papier constitués de ces numérisations téléchargées. Gageons que dans les autres cas, ce principe contestable est appliqué avec discernement et clairvoyance.
Les mirages d’un partenariat public-privé
Ma vision sera beaucoup plus incisive (et même canine) sur une évolution prise par Gallica – le rat d’écran n’aime pas qu’on touche à son Gallica. Cette évolution découle des mirages d’un partenariat public-privé à la française dans le domaine culturel, qui semble s’en prendre à présent au tabernacle des bibliothèques. À nouveau, c’est parce que j’aime bien Gallica que j’attaque cette évolution – ce, d’autant plus qu’elle s’est faite à son corps défendant, à son insu, ose-t-on espérer : car cela ne correspond pas à l’image qu’on a de Gallica, ni sans doute, par extension anthropomorphique, à l’image que Gallica a d’elle-même.
Je veux parler de la présence sur le site de livres sous droits d’éditeurs, à mon sens une incongruité – presque une honte. Reddite quae sunt Caesaris, Caesari, et quae sunt Dei, Deo. Il faut clairement délimiter ce qui relève du public et ce qui relève du privé, trop souvent mêlés en France, où dans divers domaines une marchandisation du domaine public culturel avance en galopant. C’est gênant pour l’unité éditoriale de Gallica, où l’on s’attend à trouver des ouvrages patrimoniaux (qui ne sont plus sous droits) : pourquoi singer Google Books, dans la course aux quantités comme dans ce mélange des genres ? D’autant que, paradoxalement, les livres sous droits apparaissent plus discrets sur Google Books (on peut aussi les éliminer par une recherche ciblée), alors que sur Gallica il semble qu’on ne voie qu’eux. Ces ouvrages conduisent par ailleurs à des visualiseurs différents (ceux des sociétés de livres électroniques en ligne travaillant pour chaque éditeur), alors que précisément c’est l’unité de la visualisation qui fait l’unité d’une bibliothèque numérique (c’est bien le problème d’Europeana de n’avoir pas su ou pu intégrer les livres en une visualisation unique – c’est un simple portail et non une bibliothèque numérique effective). C’est gênant, aussi, pour l’utilisation des fonds publics : ce catalogage se fait grâce au fonds du CNL alimenté par la taxe « copie privée numérique » ; au point qu’on en vient aussi à être gêné pour les éditeurs : pourquoi ceux-ci font-ils appel à nouveau aux pouvoirs publics, sachant qu’ils peuvent aussi mettre leurs extraits en ligne sur Amazon, sur Google Books, et sur les différentes plateformes Numilog, Izibook, etc., et que d’ailleurs ils ne s’en privent pas ? Gallica devient ainsi un simple canal de diffusion parmi d’autres de leurs ouvrages : la mission de service public et la bonne utilisation des fonds publics (ou des taxes parafiscales du CNL) me paraissent rigoureusement incompatibles avec ce mélange des genres.
Je m’agace, dans mes recherches scientifiques et documentaires, de voir ces ouvrages en tête – le système est à son comble quand il s’agit de rééditions de livres qui ne sont plus sous droits : ainsi une recherche « Introduction à la médecine expérimentale » (Claude Bernard, 1865) conduit-elle à deux e-books de réédition récente (à 0,99 €, avec « feuilletage d’extraits gratuits »), avant l’édition d’origine, pourtant tout aussi lisible, et surtout celle qu’on s’attend à trouver en priorité sur Gallica. Autre exemple : en mai 2013, une recherche « Mathias Sandorf » (Jules Verne, 1885), un must de la cryptographie romanesque, conduit à trois e-books récents (dont deux éditions 13 Izibook 2005 et 2008) et à une édition originale de 1885… mais il s’agit là de la traduction anglaise (grâce au programme Partenaires de la BnF – ici une numérisation par la Library of Congress) ; en revanche… aucune trace de l’édition originale Hetzel ! Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. Bon, admettons qu’il s’agissait d’un malencontreux oubli dans les listes de numérisation, mais amplifié par la loupe incendiaire des autres éditions ! Cet oubli fut réparé puisque, Gallica me faisant l’honneur de me suivre (et à l’occasion de me lire) sur Twitter, il fut procédé à cette numérisation dans la foulée.
Doit-on poursuivre cette fonctionnalité Gallica de portail de recherche d’e-books émanant du secteur privé ? Et le programme CNL/SNE doit-il continuer à financer plusieurs numérisations/rééditions d’un même ouvrage, qui ne manqueront pas de se multiplier pour les livres qui ne sont plus sous droits ? Au passage, une autre question portant sur les doublons : les fonds publics (État, collectivités locales tutelles des bibliothèques…) doivent-ils de manière inconsidérée contribuer à financer des numérisations d’ouvrages patrimoniaux qu’on peut déjà trouver sur internet en plusieurs exemplaires ? La question mérite d’être posée : elle s’inscrit dans le débat, rarement ouvert, d’un trop-disant dans certains domaines culturels.
Un autre biais du partenariat privé-public culturel découle du « Grand emprunt » (aujourd’hui : « Investissements d’avenir »). La BnF a signé début 2013 avec l’entreprise américaine ProQuest un accord de numérisation de 70 000 livres du XVe au XVIIe siècle, dont l’accès sera réservé à des « bouquets numériques » payants en bibliothèque sur une période de dix ans. Je ne suis pas sûr que ce soit investir positivement sur l’avenir que de faire prendre ainsi à la numérisation patrimoniale la désastreuse voie qu’a prise le monde de la recherche et de l’édition des revues scientifiques.
La numérisation patrimoniale : vers le modèle de l’édition scientifique ?
L’accord BNF/ProQuest, induit par les modalités d’utilisation des fonds du « Grand emprunt », fait surgir cette question. Devons-nous suivre la voie anglo-saxonne, celle prise par JSTOR avec l’accès payant aux archives tricentenaires des Philosophical Transaction of the Royal Society, ou par Springer avec SBA (Springer Book Archive) ? À ce propos, que Springer crée sa propre bibliothèque numérique des revues et livres qu’il édite depuis 1842 est compréhensible – sous la prestigieuse ombrelle du patrimonial, il s’agira pour cet éditeur de vendre en priorité ses livres contemporains. Il est intéressant cependant de constater qu’un des premiers clients du « bouquet » SBA, mis en avant par Springer au Salon du livre de Francfort, est la Bibliothèque nationale du Qatar 1* qui, sans collections physiques, crée ainsi directement une bibliothèque numérique. À une question que je pose à la responsable Springer : « Les livres Springer que vous citez, de Planck, d’Emil Fischer, de Born, peuvent être trouvés sur Google Books, sur Gallica, sur University of Michigan, etc. : à quoi cela sert-il d’en mettre une nième version sur SBA, ou au Qatar ? », la réponse fuse : « C’est, pour nos lecteurs de SBA ou nos clients qatari, l’assurance d’avoir un fichier numérisé de qualité. » Mais il s’agit en fait de construire un marché monétisé de bibliothèques numériques d’ouvrages scientifiques, sous couvert d’ouvrages patrimoniaux : gageons que dans quelque temps SBA, s’il réussit, sera « proposé » (non sans l’insistance et les marchandages habituels), comme ProQuest, dans les bouquets payants des bibliothèques. Sans jugement de valeur sur le terme, c’est ainsi que se construit la mondialisation d’un marché 2*.
- (retour)↑ À noter que le Dr Claudia Lux, directrice de la bibliothèque du Qatar, présente elle aussi sur le stand Springer pour cette conférence, est allemande.
- (retour)↑ Comme dans d’autres domaines (le football par exemple), il y a de la part de ces riches pays émergents une demande solvable et un besoin immédiat qui contribuent à la mondialisation du marché (en l’occurrence celui de l’édition scientifique ou de la numérisation patrimoniale) et à la montée des prix.
Certes, les bibliothèques peuvent se satisfaire de l’accord BnF/ProQuest (et d’ailleurs leurs réactions ont été mesurées à son annonce), puisque le lecteur a accès au document dans leurs locaux ; mais l’internaute, rat d’écran chez lui, dans sa tanière, n’aura pas d’accès gratuit à ces ouvrages, pourtant libres de droits et numérisés en partie avec des fonds publics. Avec son implacable logique « 1 € public versé pour 1 € privé engagé », le partenariat privé-public du Grand emprunt, qu’il soit de droite ou de gauche, incite à ce type de copyfraud. Par ailleurs, quiconque a analysé (ou présenté) des devis proposés à des marchés publics, avec des coûts internes dans tous les sens, connaît la difficulté à vérifier effectivement une dépense globale, et sa répartition 50-50 ainsi annoncée. Il fallait vraiment que l’argent du Grand emprunt fût dépensé pour imaginer pareil montage. Plus je réfléchis à ses effets pervers (et le risque d’engrenage vers le marché de l’édition scientifique n’est pas le moindre), plus je pense que la voie à choisir est celle de la numérisation patrimoniale n’engageant que de l’argent public, même s’il faut numériser deux fois moins d’ouvrages (disons 50 % de moins compte tenu des gonflements habituels de devis). Cet accord public-privé ne manque d’ailleurs pas de sel quand on le compare à ce que proposait Google en 2005, autre type de partenariat privé-public, plus pragmatique et moins colbertiste : une numérisation gratuite (0 € d’argent public), un accès gratuit pour les internautes, et la possibilité pour la bibliothèque d’injecter les fichiers dans son propre site (par exemple Gallica). Huit années plus tard, on peut se demander avec Baudelaire : « Où est, je vous prie, la garantie du progrès ? 14 »
Je conclurai cette évocation, en demi-teinte mais chargée d’espoir car je pense que Gallica est un beau projet qui peut se sortir de ce type d’ornières, par celle du livre électronique, ou numérique (comme on veut). J’ai longtemps retardé l’achat d’une liseuse, je l’ai reçue en cadeau (appelons-la K). J’y achète peu de livres Amazon, en revanche j’y lis des documents de travail que je transfère depuis mon ordinateur (et que je n’aurais pas lus sur ce dernier), par exemple des articles de fond ou des projets d’ouvrages qui me sont envoyés – je lis même du Gallica sur K 15 (c’est pour cette raison que je l’évoque). La liseuse est, comme le livre, un havre de paix non connecté à internet, dans lequel on prend retraite de ses autres activités. Paradoxalement, elle me semble se rapprocher ainsi plus du livre que de l’ordinateur, bien que se nourrissant des mêmes fichiers que ce dernier. Le rat d’écran redevient rat de livres sur sa liseuse. Continuera-t-il à grignoter du papier ? Ça, c’est une autre histoire. •