Quelle gratuité dans un monde marchand ?
Céline Clouet
Internet renouvelle considérablement les pratiques et formes de la gratuité, aussi bien dans la sphère culturelle et sociale qu’économique. La journée d’étude « Quelle gratuité dans un monde marchand ? 1 » organisée par Médiadix le 5 juillet 2013, a permis d’explorer ces logiques bien différenciées, voire contradictoires. Entre gratuité et marché, public et privé, la frontière est mouvante, et sans doute plus contrastée. Quels sont les points communs entre la gratuité marchande et celle du service public ? Quelles sont les équivoques de la gratuité et quelle en est la paradoxale économie ? Les intervenants ont montré comment les trois sphères de la gratuité – de l’État, de l’entreprise et de l’individu – interagissent, en particulier au sein de communautés scientifiques, patrimoniales et/ou marchandes. Ils ont révélé à quel point l’actuel phénomène de la gratuité relève d’une activité économique à part entière, et non d’un acte complètement désintéressé.
Les nouveaux modèles de la gratuité à l’ère du numérique
Chris Anderson 2 décrypte les formes très diverses, voire antagonistes de la gratuité. Traditionnellement, la culture de la gratuité est associée à l’échange, au don et à une démarche d’émancipation sociale. Elle se situe en dehors de la société marchande et du profit. À l’origine, les bibliothèques, l’école publique et le web partagent ce même idéal démocratique : un accès pour tous, à des biens et des services, sans rémunération. Paradoxalement, à côté de la gratuité publique, émerge un modèle économique de la gratuité. Grâce à la publicité – le cheval de Troie de la télévision, des journaux ou des services web –, on ne propose plus des prix attractifs ou réduits comme au temps de la concurrence traditionnelle, mais du gratuit, catalyseur du déploiement. La gratuité dans une société marchande a pour but de séduire, fidéliser et vendre. En quelque sorte, « si c’est gratuit, le produit c’est vous ». Pour l’économiste Olivier Bomsel 3, « le gratuit est une arme économique redoutable. Il sert à amorcer, à réunir des clients initiant les marchés des innovations économiques, lesquelles tiennent une place grandissante dans nos économies ». Il faut donc conquérir, « capter » le plus rapidement possible la masse d’utilisateurs par des subventions habilement choisies et créatrices.
Effectivement, grâce aux produits et services dérivés, les entreprises gagnent de l’argent sans faire payer l’utilisateur. D’une part, ce dernier bénéficie d’une gratuité car les annonceurs paient afin d’être vus. D’autre part, le modèle « freemium/premium » permet à l’utilisateur de tester une version gratuite, mais limitée, et l’incite ensuite à payer. Il est vrai que l’économie numérique propose à l’utilisateur des prix presque nuls, quitte à rendre gratuite une partie de ses services en trouvant d’autres sources de rémunération : produits dérivés, publicité… Ce phénomène est aussi assimilé à la baisse des coûts de traitement et de diffusion de l’information. Une économie de marché considérable liée au numérique se développe, mais aussi des conflits d’intérêts.
La gratuité, à quel prix ?
Aujourd’hui l’avènement d’internet est à l’origine d’une mutation sans précédent : les marchés laissent place aux réseaux, les biens aux services, les vendeurs aux prestataires et les acheteurs aux utilisateurs. Le recours à l’abonnement et au forfait constitue la matrice d’un nouvel âge de l’économie : on passe d’un concept de propriété des contenus et de l’information à celui de « l’âge de l’accès 4 ». Ainsi, Sandrine Malotaux (coordination des négociations documentaires, consortium national Couperin) retrace la genèse de cette transformation dans l’édition scientifique et montre que les géants de l’économie ne cherchent plus seulement à vendre des produits, mais à faire payer un accès. Les éditeurs de revues vendent à prix d’or l’information scientifique, qui plus est produite et financée par des institutions publiques. Ils se retrouvent en situation de monopole à la fois pour la diffusion, mais aussi pour l’archivage des informations. Paradoxalement, la gratuité rapporte à ceux qui permettent l’accès au contenu plutôt qu’à ceux qui le produisent. L’édition scientifique devient donc un business rentable, mais au péril de la recherche. En 2012, Elsevier réalise un chiffre d’affaires de 7,5 milliards avec une hausse de 36,8 %.
Dans ce contexte d’abondance et d’accès potentiellement illimité, on réinvente la rareté grâce au contrôle des usages tel que l’achat à l’exemplaire ou à l’abonnement. Cela renforce la position dominante qui se concentre sur un nombre réduit d’œuvres. Dès lors, on assiste à une concentration de la propriété des données, à l’avènement de l’accès temporaire et limité.
François Poulain, spécialiste des droits numériques (April, association de promotion et de défense du logiciel libre), nous alerte sur les dangers possibles de cette évolution, où les habitudes des utilisateurs sont tracées et verrouillées. Les DRM 5, mesures techniques de protection des œuvres numériques, entravent en fait l’interopérabilité des supports (DVD, Blu-ray, logiciel…) et empêchent certains usages (imprimer, copier-coller…). Croyant consommer pour soi, de façon anonyme, et surtout sans rien payer, nous nous leurrons. Dominique Lahary, directeur adjoint de la bibliothèque départementale du Val-d’Oise et président de l’IABD… (Interassociation archives bibliothèques documentation…), résume ce paradoxe : « Jamais la circulation de l’information, des œuvres et des idées n’aura été aussi facile. Jamais elle n’aura été aussi contrôlable, bridable et marchandisable. »
Internet, culture et gratuité : une culture du gratuit ?
Face à cette gratuité marchande des biens culturels et de l’information, de nouvelles coopérations de production et de partage apparaissent. Centrées sur la notion de biens communs de la connaissance, les archives ouvertes, Creative Commons et les bibliothèques numériques permettent un accès libre, gratuit et pérenne, aux ressources patrimoniales et scientifiques comme Europeana, Scielo, ou Portico. De plus en plus d’institutions mettent en place des politiques d’incitation ou d’obligation de publication dans des revues en libre accès et/ou de dépôt. Ces alternatives au monde marchand se développent ainsi avec la « voie or » ou la « voie verte ». En bibliothèque, les projets de numérisation sont financés principalement par la BnF, l’enseignement supérieur et la recherche 6 et le CNL, mais aussi avec des partenariats public-privé tels Proquest ou Google, ce qui suscite de vives réactions. Le patrimoine, qui serait ainsi dessaisi au bénéfice d’un opérateur privé, résonne comme une profonde aliénation.
Olivier Ploux 7 (réseau des médiathèques de la communauté d’agglomération du Beauvaisis) dresse le panorama de la gratuité et de la tarification en France dans le cadre de la politique culturelle. À l’origine, les bibliothèques municipales sont gratuites (États-Unis, Angleterre), relèvent d’un acquis social (Espagne, Belgique) ou sont payantes (Allemagne, Italie). En France, les deux modèles subsistent, ce sont les collectivités qui choisissent.
La bibliothèque qui avait le monopole de la diffusion de contenus culturels à faible coût (livre, CD, DVD…), et où le consentement à payer était plus ou moins élevé, se trouve en concurrence avec l’offre culturelle croissante en ligne, privée et publique, et une disponibilité immédiate de l’information. Par conséquent, le consentement à payer devient plus faible, et l’utilisateur agit au mieux de ses intérêts en mettant en concurrence les ressources et les offreurs (coût, accessibilité, exhaustivité…).
La gratuité en bibliothèque constitue un modèle économique efficace et adapté aux exigences de notre époque. Tout comme la gratuité des musées fut un succès, avec une hausse de 50 % de la fréquentation, elle a plusieurs impacts positifs en bibliothèque. Avec la gratuité totale, les inscriptions augmentent de 10 % à 30 %, et concernent toutes les tranches d’âge et catégories socioprofessionnelles. De plus, contrairement aux idées reçues, l’introduction de la gratuité ne coûte rien, n’est du moins pas plus chère qu’un service payant auquel s’ajoutent les charges en personnel et matériel (régie, lecteur de carte…). Les recettes en bibliothèque payante représentent seulement 1 % de leur budget, avec un prix moyen de 10 euros par usager. La gratuité partielle permet d’exonérer 80 % du public (selon le type de support emprunté, les catégories d’âge, le statut fiscal, le lieu de résidence…). En France, la proportion de bibliothèques gratuites évolue donc considérablement : elle passe de 20 % avant 2010 à 35 % en 2011. On constate que le gratuit n’est pas synonyme de dépréciation et de déresponsabilisation. Il modifie positivement les relations avec le public, d’autant qu’il devient tendance, « chic » (Olivier Ploux).
La gratuité culturelle reste toutefois fragile car elle résulte d’un choix. Les instances des bibliothèques précisent qu’elle est « en principe » applicable ou « souhaitable ». Il faut donc la valoriser, la promouvoir et la renouveler constamment auprès des usagers, des partenaires et des élus, et ce, en amont et en aval des activités proposées.
Qu’elle soit culturelle ou marchande, la gratuité est une modalité de la tarification. Elle est toujours partielle, car elle induit systématiquement un coût : soit elle est financée par les impôts, les subventions, et donc en partie par l’utilisateur, soit par la publicité et les produits dérivés. Face à cette gratuité partielle et prétendue, le leitmotiv de Dominique Lahary interpelle : « [il ne] faut pas payer 8. » Cette réflexion permet de reconsidérer de manière originale et stimulante le concept de la gratuité, à l’ère du numérique. Ces analyses qui s’additionnent plus qu’elles ne s’excluent, invitent à prolonger le débat.
Notons la prochaine journée d’étude, « Sexe, genre et bibliothèque », à Médiadix, le 13 décembre 2013, totalement gratuite pour le public grâce à la subvention de la Drac. •