Le livre numérique en 2013

Certitudes et questionnements

Cécile Touitou

Cette journée d’étude  1, qui s’est tenue à l’université Paris 8 le 1er juillet 2013, s’inscrivait dans le prolongement du séminaire Ebook  2 AN2 qui portait cette année sur les supports (tablettes et liseuses) et les lecteurs, et visait à cerner les points de rencontre entre, d’une part, les lecteurs, les contenus numériques, les supports de lecture et, d’autre part, l’offre qui suppose catalogues, formats, business-modèle et contournements illégaux.

Françoise Paquienséguy a fait le point sur deux années d’existence du séminaire qui ont permis de s’entendre sur certaines certitudes et sur l’émergence de nouveaux questionnements, « au-delà des clichés relayés par les médias généralistes » au titre desquels elle cite la référence à un supposé « lecteur de livres numériques » au profil monolithique. Un premier temps d’échange avait eu lieu en mai lors du 81e Congrès de l’Acfas  3 à l’occasion duquel s’était déroulé un colloque consacré aux « enjeux de la lecture numérique : de l’iPad à Jules Verne », qui avait permis la présentation d’études de cas et d’analyses de terrain sur le rôle des professionnels dans la constitution de l’offre de livres numériques (éditeurs, revendeurs et auteurs). La journée d’étude à Paris 8 a quant à elle été l’occasion de présentations centrées sur les usages.

Karel Soumagnac, de l’IUFM de Bordeaux, a rappelé les quelques éléments qui composent la connaissance actuelle sur la lecture numérique : il s’agit souvent d’une lecture rapide, partielle, voire superficielle, sinon fatigante et problématique. On peut la qualifier de lecture « fragile » où le lecteur a du mal à relier les informations entre elles et à s’immerger dans son action de lecture : combien de temps cela lui prendra-t-il ? Sera-t-il détourné de son texte initial par la tentation d’hyperliens ? Le lecteur a du mal à intégrer toutes les informations auxquelles il est confronté. Le parcours de lecture impose une suite de gestes qui tendent à envahir l’espace entre le texte et son lecteur. Finalement, il s’agit souvent plus d’une recherche d’information que d’une véritable « lecture » !

F. Paquienséguy a ensuite proposé une synthèse très éclairante des études menées sur la question du livre numérique depuis 2010 : de quatre en 2010, on est passé à dix études en 2012. Des observatoires aux baromètres, des cabinets de marketing aux laboratoires de recherche : tout le monde étudie le livre numérique. Cet objet complexe intéresse les spécialistes de l’écriture, du livre et de l’édition : le SNE, la SGDL, le Motif, Livres Hebdo, Couperin, la Sofia et le CNL du côté de l’édition, mais également la BPI, l’ADDNB et l’Enssib pour le monde des bibliothèques, ainsi que des entreprises (GfK, Jouve, Fullsix, etc.). Les perspectives d’analyse sont très variées : certains s’intéressent aux supports, d’autres à l’offre, aux acteurs, aux lecteurs, à la filière… À cette hétérogénéité des questionnements correspond une variété des résultats. Ces études convergent cependant vers un même portrait du lecteur numérique type : le plus souvent un homme, de moins de 35 ans, appartenant à une CSP+, très internaute, déjà lecteur de longs documents sur ordinateur, souvent gros lecteur de livres papier. D’autres études proposent une approche par genre de livres numériques les plus lus (SF, fantastique, heroic fantasy, etc.), sans supposer que le profil du lecteur peut déterminer les genres qu’il lit et inversement !

F. Paquienséguy a ensuite insisté sur le poids des stéréotypes de la lecture papier qui pèse sur ces études, conservant le schéma de la lecture intégrale, dans l’ordre et le calme, linéaire d’un document (et même, spécifiquement, d’un livre !). Or, en mars 2012, une étude a montré que si 52 % des lecteurs numériques ont effectivement lu leur document en entier, ce n’est pas le cas pour 46 % d’entre eux qui ne l’ont parcouru qu’en partie. Pour ce qui est de l’« ordre » : 64 % des lectures numériques sont des consultations fréquentes, courtes et ciblées… Quant au calme : 32 % des lecteurs lisent en attendant quelque chose (le bus, le médecin) ; c’est une lecture interrompue et en pointillé. Enfin, question essentielle, plutôt que de demander aux lecteurs numériques « que lisent-ils ? » (en pensant « quel type de livre ? », « quel genre littéraire ? », « quel format ? »), il faudrait clairement demander, sans présupposé, « quel type de document numérique ils lisent/consultent/parcourent ? ». Enfin, le plus souvent on oublie que la lecture numérique est née avec l’ordinateur dans les années 1990 et non pas avec la liseuse en 2010 !

En conclusion, l’analyse de ces différentes études dit principalement deux choses, selon Françoise Paquienséguy. Il existe d’une part des grands lecteurs « papier » qui cumulent lecture papier et numérique. Ils lisent tous les jours, partout, dès que c’est possible. La portabilité de la liseuse les conforte dans cet amour de la lecture et leur permet d’avoir une activité de relecture des classiques : ils viennent de la « filière d’usage ». À leur côté, sont apparus des lecteurs numériques (digital natives diraient certains, bien que là, ce ne soit pas une question de génération, mais de rapport à la lecture numérique) qui viennent, eux, de la « filière d’objet ». Ils sont plus technophiles que lecteurs au départ. C’est eux qui inventent la lecture numérique dans ce qu’elle a d’innovant. Ils innovent dans leur rapport à la règle (la manière de lire séquentielle ou non, etc.), dans leur rapport à l’information, dans l’expertise technique et la relation à l’environnement. Pour reprendre les paroles de Milad Doueihi, « le numérique se détache de la culture du livre et de l’imprimé, il s’autonomise dans ses pratiques et s’empare de l’écrit. Comme si le Golem prenait son indépendance. Mais on pense toujours une sorte de monothéisme du livre. Or, avec le numérique, nous sommes dans un polythéisme ».

Claude Poissenot a ensuite été invité à présenter ce que le numérique fait aux bibliothèques, abordant des thèmes qui nous ont semblé datés, compte tenu du fort investissement récent des professionnels sur la question. Mathilde Miguet a évoqué les premiers résultats d’une étude menée auprès de 50 gros lecteurs de livres papier et numériques, équipés de tablettes, qui sera prochainement publiée. La journée s’est terminée par une table ronde réunissant des représentants de l’Arald, de Gallimard, de Livres Hebdo et des Presses universitaires de Rennes pour débattre de l’offre numérique à inventer pour les bibliothèques en open access ou via une offre de type PNB  4.

Joëlle Le Marec a conclu la journée en soulignant qu’il n’était plus possible de penser le numérique en raisonnant uniquement en terme d’usages. Il faut « considérer l’apparition d’espaces hétérogènes et bienveillants qui mettent en jeu des identités plurielles dans lesquels les usages sont en invention ». C’est bien l’idée d’un lecteur numérique qui s’invente à mesure qu’il pratique et qu’évoluent les contenus que dessinent les différentes présentations de cette journée ; lecteur polymorphe difficilement réductible à un profil type, s’appropriant des contenus selon des approches variées et une temporalité changeante. •