Histoire de la librairie Larousse : 1852-2010
Jean-Yves Mollier
Bruno Dubot
ISBN 978-2-213-64407-3 : 28 €
Une affaire de famille
Nous sommes bien de l’avis de Bernard Frank qui, dans sa chronique du Matin de Paris de Claude Perdriel du 20 mars 1984 écrivait tout à trac : « Depuis sa création en 1852, la librairie Larousse n’a découvert, à ma connaissance, qu’un seul véritable écrivain, c’est son fondateur Pierre Larousse (1817-1875) et son étonnant Grand dictionnaire universel du XIXe siècle ; on parle toujours des mémoires de Saint Simon, on en a plein la bouche et je ne dis pas qu’on ait tort, mais je trouve la saga de Pierre Larousse infiniment plus cocasse : […] le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, c’étaient des connaissances prodigieuses illuminées par des jugements déconcertants. »
Trente ans après ces propos quasi définitifs, Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot rendent un hommage bien mérité à l’histoire de cette maison d’édition et à son fondateur. Pierre Larousse, en effet, instituteur de Toucy (en Bourgogne), se souciait plus des Lumières que de la vigne ; il conçoit, organise, rédige et réalise des manuels (cours de lexicologie de style, petite encyclopédie du jeune âge, méthode lexicologique de lecture ) ancrés sur une pratique et une visée pédagogique libératrice. Son grand œuvre restera bien sûr le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 15 volumes publiés entre 1866 et 1876. Cette histoire est d’abord celle d’un visionnaire, conscient de la valeur des choses : les relations avec son associé Auguste Boyer, avec sa sœur, seront bâties sur cette double inspiration : installer un capitalisme familial, pour réaliser et vendre les productions Larousse.
Essor et apogée éditorial
L’ouvrage est construit en trois parties significatives : l’ascension, l’apogée, le tournant, et le bouleversement, suivant en cela les structures économiques de l’édition depuis le XIXe siècle.
L’ascension sera caractérisée par un capitalisme familial parfois paternaliste de bon aloi, qui va perdurer, franchir le seuil du XXe siècle, la première guerre mondiale avec une attention portée à ses ouvriers au front, et même 1936 où les rapports sociaux vont commencer à se durcir, prémisses des grandes grèves de 1968 et surtout des années 1972-1974.
Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot analysent finement et méthodiquement les dispositions testamentaires, les contrats. Ils démontent le mécanisme de répartition des tâches et fonctions directoriales, qui resteront, jusqu’en 1979, l’apanage de la famille Larousse, n’hésitent pas à confirmer ou infirmer le travail qu’André Rétif avait réalisé pour le centenaire de la naissance de Pierre Larousse.
Mais au-delà de ce cas très classique, somme toute, c’est toute une conception de l’édition qui est ici mise en scène : la création, l’ascension, l’arrivée des concurrents (Aristide Quillet, Paul Robert…), les hésitations, les multiplications de collections (718 titres de livres roses pour la jeunesse, les classiques Larousse…), le recentrage sur le « peuple des dictionnaires », et, plus près de nous, les grands bouleversements de 2004-2010.
Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot rappellent aussi que, dans la ligne des Calmann-Lévy, Plon, dont les dirigeants furent nettement favorables à la « monarchie de l’entre-deux-guerres », la politique éditoriale ne sera jamais dictée par leurs idéaux.
Le tournant du XXIe siècle
La troisième partie de l’ouvrage s’ouvre sur « les 20 glorieuses de la librairie : 1952-1972 », avec une internationalisation des titres, un renouvellement du catalogue, qui permet de se lancer dans une réussite lexicographique, mais un échec « dictionnairique » : le Grand Larousse de la langue française.
Suivent ensuite les « 10 piteuses », qui déboucheront sur les turbulences créées par le rachat par Hachette Livre en 2004, puis par les turpitudes des groupes Hachette et Editis, qu’il est inutile de rappeler ici.
Ainsi, cette somme de 732 pages, bibliographie, index, est clairement dans la ligne de L’argent et les lettres : histoire du capitalisme d’édition publié par Fayard en 1988, et des biographies d’éditeur (Louis Hachette, Michel Levy). Elle permet, à partir du constat que « l’entrepreneur français est un personnage essentiellement préoccupé des intérêts de sa famille, attaché à une gestion prudente et davantage soucieux d’assurer l’indépendance de l’entreprise grâce à un taux élevé d’autofinancement que de développement » – comme l’écrivait, certes en 1949, D.S. Landes, historien américain – de comprendre comment se sont maintenus pour un temps ces empires éditoriaux à peu près à flot jusqu’en 2004, date à partir de laquelle les errements internationaux ont pu entraîné les capitulations des éditeurs cédant, à ce moment, leur place à des financiers.
Le parcours de la librairie Larousse est long, sinueux : il n’est pas sûr qu’il finisse très bien. Pierre Larousse, avec sa bonne bouille d’instituteur, laïque, voyait loin. Il n’est pas interdit de penser qu’il doit lui arriver de se retourner plus d’une fois dans sa tombe. Les Versaillais sont toujours à l’affût.
Cet ouvrage, s’il n’est pas un ouvrage de chevet, est un bel instrument de travail indispensable, comme le furent – et le restent – les dictionnaires.