L’art du présentoir

Un sens pratique professionnel à l’œuvre

Cécile Rabot

Issu d’un travail ethnographique, cet article présente la pratique de valorisation que constitue l’alimentation du présentoir de livres en bibliothèque. Il interroge ses objectifs (« vendre sans vendeur »), son savoir-faire (son « sens pratique »), sa mise en œuvre (mise en espace et mise en discours) et ses effets.

The article presents an ethnographic study of how librarians use book display units to promote their collections. It looks at their objectives (“selling without sales staff”), the skills involved (“a sense of the practical”), how the units are used in spatial terms to create a specific discourse, and the impact on readers.

Dieser aus einer ethnographischen Arbeit entstandene Artikel zeigt die praktische Erfahrung der Aufwertung, die die Versorgung von Buchaufstellern in der Bibliothek darstellt. Er hinterfragt ihre Ziele („Verkaufen ohne Verkäufer“), ihr Können (ihren „praktischen Sinn“), ihren Einsatz (Aufstellung und zur Diskussion stellen) und ihre Wirkungen.

Resultante de un trabajo etnográfico, este artículo presenta la práctica de valorización que constituye la alimentación del escaparate de libros en biblioteca. El artículo interroga sus objetivos (“vender sin vender”), su pericia (su “sentido práctico”), su ejecución (puesta en espacio y puesta en discurso) y sus efectos.

La valorisation des collections prend aujourd’hui des formes diverses, et diversement valorisées, répondant à des enjeux différents. Les actions culturelles et les nouvelles mises en visibilité permises par le web sont aujourd’hui les plus portées en avant. Le présentoir est devenu une évidence dans la quasi-totalité des bibliothèques au point de se fondre dans le décor. On voudrait ici revenir sur ce dispositif banalisé et sur le travail d’achalandage qu’il induit, travail paradoxalement peu visible et non formalisé, qui exige la mise en œuvre d’un sens pratique professionnel, et qu’on ne peut saisir que par une ethnographie fine des pratiques.

Ces réflexions prennent appui sur une enquête de terrain menée dans les bibliothèques de lecture publique parisiennes et en particulier sur une série d’observations sur site mais aussi d’entretiens ayant permis de recueillir des récits de pratiques. Le cadre de l’analyse emprunte à la fois à la sociologie des techniques, à la sociologie du travail et à la sociologie critique.

Stratégies de séduction

« Vendre sans vendeurs »

L’art du présentoir consiste en un travail d’achalandage, c’est-à-dire de mise en scène de produits sélectionnés visant à attirer le chaland. Il constitue un emprunt à des techniques issues du marketing push (merchandising des linéaires, publicité sur lieu de vente) par lesquelles il s’agit d’assurer la promotion de produits à travers leur mise en espace. Présentoirs et tables de présentation des bibliothèques sont à cet égard les équivalents fonctionnels des têtes de gondole et des îlots des supermarchés. Ils vont de pair avec une organisation spatiale des collections en libre accès, qui constitue la transposition au service public du modèle du commerce en libre-service qui s’est imposé dans la seconde moitié du XXe siècle, et qui suppose un client/usager autonome et libre de ses mouvements. Ce modèle organisationnel permet de « vendre sans vendeurs  1 », c’est-à-dire de faire en sorte que l’ensemble du processus d’achat/emprunt puisse se faire sans relation directe entre le vendeur/bibliothécaire et le client/usager.

Le présentoir fait partie de ces dispositifs destinés à susciter la curiosité, ce que Franck Cochoy nomme un « curiositif  2 » : il a pour but d’« attacher » les livres aux usagers, c’est-à-dire de susciter l’intérêt de ces derniers, leur envie de lecture et, concrètement, leur décision d’emprunt. Il fait des bibliothécaires des « artisans du désir  3 ». Il vise donc d’abord à attirer le regard en présentant les livres en facing, de manière à rendre visible leur première de couverture, par opposition aux rayonnages qui ne laissent voir que le dos des livres et les informations minimales qu’il comporte.

La localisation du présentoir détermine au moins partiellement ses usages. Situé en « zone chaude », dans un lieu de passage et sous les yeux de tous, par exemple près de l’entrée et/ou du bureau de prêt, il n’encourage pas une station longue et invite donc à une décision rapide, plus ou moins impulsive, fondée sur la reconnaissance des titres, des noms d’auteurs ou des éditeurs (qui jouent comme des marques), conjuguée à l’attrait de l’objet (graphisme de couverture coloré et original, beau livre), plutôt qu’à une analyse fine et rationnelle des livres présentés. Dans cette perspective sont le plus souvent privilégiés, par les sélectionneurs et les emprunteurs, les ouvrages particulièrement susceptibles de « faire écho », à savoir les « nouveautés » qui entrent en résonance avec l’actualité médiatique ou des livres du fonds qui rejoignent les thématiques remises au goût du jour par telle ou telle manifestation. Ces ouvrages jouent un rôle de vitrine de l’institution en construisant d’elle une image de lieu « à la page ». Ils doivent aussi correspondre au public visé, c’est-à-dire, en l’occurrence, être suffisamment « grand public » pour pouvoir toucher un public large – ce qui revient à puiser plutôt dans ce que Bourdieu appelle le pôle de grande production de l’édition  4. Le succès rencontré par les livres exposés peut alors devenir l’aune de leur valeur. « C’est vraiment le critère, regrette un bibliothécaire, il faut qu’un livre sorte. Mais vraiment, le couperet ! Un livre qui ne sort pas, c’est un mauvais choix ! Alors on se fait montrer du doigt : c’est l’horreur ! » Poussée à bout, cette logique amène à distinguer entre « bons » coups de cœur, qui trouvent rapidement preneur, et « mauvais » coups de cœur, qui restent sur le présentoir pendant une semaine. Il s’agit en tout cas de prêter attention à la demande des usagers, telle qu’elle se manifeste à travers leurs discours mais surtout à travers leurs pratiques.

Merchandising et service public

On peut voir un double paradoxe dans cette utilisation d’un outil du merchandising pour des livres (réputés n’être pas des marchandises comme les autres  5) et dans un service public (par définition aux antipodes des perspectives commerciales). Non spécifique aux bibliothèques, elle s’inscrit dans le cadre plus large d’une importation des techniques du marketing, et plus largement de logiques gestionnaires, dans les organisations non-marchandes et les services publics dans une optique d’amélioration de leurs performances  6. Participe-t-elle à faire de la bibliothèque un espace de « consommation gratuite », selon les mots d’un bibliothécaire rencontré, et de l’usager un client à séduire  7 ? Est-elle, à ce titre, une forme de trahison par rapport aux enjeux du service public, ou au contraire un moyen de les servir, dans la mesure où elle accompagne une politique d’offre ? Le présentoir peut, en effet, être vu aussi comme une des formes concrètes prises par une stratégie d’offre, c’est-à-dire de valorisation d’un fonds sélectionné par des professionnels, mais qui permet de dépasser l’opposition entre offre et demande puisqu’elle s’appuie non seulement sur une offre sélectionnée mais aussi sur une attention prêtée à la demande dans le but de mieux servir les usagers  8. Certains des ouvrages exposés, notamment les livres qui résonnent le plus avec l’actualité médiatique, jouent alors un rôle de « produits d’appel », selon une expression utilisée par une bibliothécaire et encore une fois empruntée au lexique commercial : l’enjeu est qu’ils « mettent en appétit » et donnent une première satisfaction à l’usager de manière à rendre celui-ci disponible à d’autres propositions.

Un sens pratique en (inter)action

Le dispositif n’est toutefois en aucun cas un mécanisme autonome. Il est indissociable des professionnels qui le font vivre, donc d’un travail qu’il s’agit d’analyser. À la différence de certains présentoirs de librairie, entièrement conçus par des éditeurs et diffuseurs cherchant à valoriser leur production, les présentoirs et tables installés en bibliothèque sont exclusivement achalandés par les bibliothécaires eux-mêmes.

Un savoir-faire non formalisé

Ce travail d’achalandage ne répond le plus souvent à aucune règle formalisée. Il fait partie de ces tâches qu’on n’enseigne pas, quoiqu’elles soient indispensables au quotidien. L’usage des présentoirs, comme d’ailleurs la mise en espace des collections, est d’ailleurs une question pour ainsi dire absente de la littérature professionnelle. Les ouvrages sur l’aménagement des espaces donnent, en effet, plutôt des informations techniques sans évoquer ni les enjeux ni la réalité du travail, tandis que les quelques ouvrages de marketing appliqué aux bibliothèques  9 empruntent au marketing sa démarche de diagnostic/stratégie plus que ses techniques de valorisation (packaging, publicité, merchandising), alors même que les bibliothécaires ont plutôt tendance à assimiler marketing et promotion d’une offre déjà là, dans une compréhension restrictive du terme marketing  10.

Il ne s’agit pas moins d’un travail, requérant des compétences, fussent-elles implicites, et ce que l’on peut appeler un « sens pratique  11 » professionnel. Il n’est pas exclu à cet égard que les réticences des bibliothécaires devant l’idée même de marketing trouvent une de leurs explications, en dehors d’un rejet des logiques commerciales, dans la crainte d’être dépossédés de ce sens pratique par des « sciences de la gestion » prétendant rationaliser le travail et imposer leurs façons de faire. Non formalisé et non concerté, ce savoir-faire relève de routines et de normes incorporées qui résultent d’un apprentissage sur le tas via la socialisation professionnelle, l’expérience et l’observation. L’intégration de normes trouve une de ses manifestations dans diverses formes de censure et d’autocensure, tel bibliothécaire racontant qu’il lui est arrivé de retrouver dans les rayons un livre qu’il avait placé sur le présentoir « Coups de cœur », telle autre reconnaissant éviter d’y mettre des classiques dont « ce n’est pas trop le lieu », mais aussi des romans de littérature sentimentale, par « honte », c’est-à-dire par conscience du décalage entre ses goûts, qui la pousseraient vers ce genre d’ouvrages, et le niveau de légitimité auquel l’oblige sa position de responsable de section adulte d’une bibliothèque parisienne.

Ce sens pratique est à la fois commun et singularisé : il relève des normes professionnelles transmises et partagées, mais correspond aussi à des dispositions et à des positions, qui conduisent à des appropriations différentes du dispositif. L’investissement de telle bibliothécaire dans l’achalandage du présentoir « Coups de cœur » et le professionnalisme avec lequel elle effectue ce travail se comprennent mieux par exemple quand on considère sa fonction de responsable d’une section adulte, qui lui confère à la fois légitimité et responsabilité, mais aussi ses dispositions personnelles : peu à l’aise dans la relation directe avec les usagers, elle tend à surinvestir un dispositif qui constitue une médiation à distance ; se considérant par ailleurs comme peu légitime dans le domaine littéraire (elle avoue détester la « littérature » et prendre du plaisir à la lecture de sagas sentimentales), elle met d’autant plus l’accent sur l’aspect technique de l’achalandage, qu’il s’agisse de dépouiller les périodiques en cours pour sélectionner les romans qui entreront au mieux en résonance avec les titres qui y sont critiqués, ou de veiller à l’effet esthétique produit par la disposition des livres sur le présentoir.

Mise en espace et mise en discours

De fait, le travail d’achalandage suppose à la fois des choix (sélection des livres, mise en espace) et des gestes (aller prendre les livres, les installer, les déplacer au fur et à mesure des emprunts, réachalander, rééquilibrer, faire remonter ceux qui sont moins visibles, etc.). Il exige d’intégrer un certain nombre de contraintes techniques qui ont notamment des effets sur le type d’ouvrage qu’il est possible d’exposer (format, tomaison) et sur leur nombre (les livres étant présentés en facing sans superposition, le nombre d’ouvrages exposés est relativement restreint, mais l’unicité des exemplaires a pour conséquence que chaque emprunt laisse un vide qui demande à être comblé et si possible anticipé). Il s’agit ensuite de penser l’exposition comme une scénographie, c’est-à-dire comme une mise en espace productrice d’effets et de sens. L’aspect visuel est à cet égard déterminant. Il joue à la fois dans le choix des objets singuliers (qui doivent être visuellement attractifs, en bon état, avec des couvertures attrayantes) et dans l’impression d’ensemble produite par la coprésence des différents ouvrages : l’enjeu est alors de constituer un ensemble visuellement équilibré (en termes de formats et de types de graphisme des couvertures), dans une tension entre cohérence et diversité. Le principe de cohérence, particulièrement visible dans les tables thématiques, apparaît aussi dans un présentoir « Coups de cœur » de fait restreint aux romans en grand format. L’alternance des éditeurs, des collections, des auteurs, des langues d’origine se veut le reflet de la diversité des fonds en même temps qu’un moyen de répondre à la diversité des goûts des usagers.

Le sens pratique est aussi la mise en œuvre de divers petits arrangements qui permettent notamment de gagner du temps. Une stratégie observée consiste par exemple à puiser parmi les livres qu’on a sous la main, c’est-à-dire sur le chariot des retours, les livres qu’on va mettre en avant sur un présentoir généraliste. Une autre stratégie, inscrite dans une temporalité plus longue, consiste à anticiper la sélection, soit en l’effectuant dans les moments creux, soit en la réalisant une fois pour toutes, sous la forme d’une liste institutionnalisée, établie collectivement et enrichie au fur et à mesure des nouvelles lectures. Il peut s’agir aussi de ruser en évitant, les jours de grande affluence, de garnir le présentoir avec des livres qui vont « partir comme des petits pains », obligeant à intervenir pour combler les vides laissés par les emprunts. Le travail d’achalandage s’inscrit en effet dans une tension entre l’emprunt qu’il faut susciter et l’approvisionnement qu’il faut assurer.

Ce travail de sélection et de mise en espace peut être complété par un travail de mise en discours. Il s’agit d’abord de trouver un intitulé pour le présentoir ou la table, qui constitue un discours d’accroche en même temps qu’il fournit une information. Le choix des mots est décisif dans la mesure où il participe à construire une certaine image de l’institution et des bibliothécaires. Les termes « conseils » et « coups de cœur » sont par exemple différemment connotés, le premier supposant une relation plus hiérarchisée entre un expert et un profane, le second postulant une égalité de tous les lecteurs. Certains intitulés s’appuient sur la ruse, comme ce présentoir dressé au moment de la rentrée littéraire et intitulé « Les auteurs de la rentrée » où étaient exposées non pas les dernières nouveautés mais les livres précédents des auteurs faisant l’actualité médiatique.

Un autre type de mise en discours est constitué par des notes présentant les livres, sur le modèle des cartons fixés par les libraires sur les couvertures de leurs « coups de cœur ». En bibliothèque, ce procédé semble assez peu répandu, d’abord parce qu’il suppose un travail critique conséquent que l’organisation du travail ne prévoit le plus souvent pas. Il s’agirait en effet d’avoir une réserve de « coups de cœur » identifiés et critiqués suffisamment importante pour pouvoir réachalander le présentoir au fur et à mesure des emprunts, ce qui distingue nettement ces « coups de cœur » de ceux des libraires, qui, outre qu’ils sont souvent des parutions toutes récentes, concernent des piles de livres et non des exemplaires uniques. Certaines bibliothèques ont pris l’option de la brochure qui recense les « coups de cœur » avec leur présentation critique, mais qui exige de l’usager une démarche de prise d’information plus lourde que la courte notice fixée sur le livre, dont la temporalité correspond mieux à celle d’un présentoir conçu pour « accrocher ».

Produire de la valeur

S’il s’impose comme l’un des moyens les plus évidents de valorisation des collections, le présentoir de livres participe de fait à produire de la valeur à différents niveaux correspondant aux différents enjeux auquel il répond.

Promouvoir la lecture

Il s’inscrit d’abord dans un enjeu de politique culturelle. D’une manière générale, il relève d’une politique de promotion de la lecture qui a présidé à l’essor de la lecture publique au cours des dernières décennies et par laquelle il s’agit de « faire lire », voire de « donner le goût de lire », plus encore que d’amener l’usager à lire tel ou tel livre  12. C’est cette perspective qui conduit à privilégier les livres « grand public » et attractifs plutôt que les ouvrages réputés plus ardus. Le présentoir de livres participe en tout cas à construire le livre comme un bien désirable, donc la lecture comme valeur. Plus spécifiquement, il permet aussi d’isoler une sélection circonscrite et répond en ce sens aux lecteurs qui se sentent dépourvus des repères nécessaires pour faire leur choix dans une masse impressionnante de livres et préfèrent s’approvisionner dans des sélections restreintes et s’en remettre à diverses cautions  13. La sélection constitue ainsi une médiation indispensable dans un contexte d’hyper-choix qui suscite un certain désarroi et une demande d’orientation. Une enquête menée par une bibliothèque du réseau parisien fait ainsi apparaître une demande de certains usagers pour « la mise en place d’une sélection “coup de cœur” par le personnel qui permettrait d’orienter les lecteurs dans leur choix 14 ». Dans la perspective d’une économie de l’attention, le présentoir est un des outils qui oriente le regard vers certains objets.

Valoriser les collections

Ce faisant, il répond non seulement à un besoin des usagers mais aussi à un enjeu institutionnel et professionnel. Il « met en valeur » les fonds exposés, c’est-à-dire qu’il participe à produire leur valeur par le principe même de la sélection de ces ouvrages de préférence à d’autres. En pratique, il participe à accroître le taux de rotation des ouvrages concernés, ce qui présente un intérêt pour les ouvrages, auteurs ou éditeurs concernés, mais aussi plus largement pour l’institution dans la mesure où il augmente le taux de rotation moyen, et autorise l’existence de parties du fonds à moindre taux de rotation. La valorisation des collections répond aussi à un enjeu professionnel et identitaire. Le présentoir fonctionne comme une vitrine de l’institution, mais participe aussi à produire une image du sélectionneur. En soi, il est le signe d’un travail de lecture critique qui reste un des aspects du métier de bibliothécaire les plus valorisés au sein du groupe professionnel, même si l’organisation du travail ne le prévoit pour ainsi dire pas et s’il s’agit donc aussi de savoir « faire illusion », selon les mots d’une conservatrice, en sachant « parler des livres que l’on n’a pas lus 15 ».

Le choix de tel ou tel dispositif de valorisation participe aussi à construire une posture et, partant, une identité professionnelle. Un présentoir fait du bibliothécaire un professionnel des livres plus que de la relation à l’usager, de l’animation ou de la pédagogie. Il suppose une posture de retrait ou de distance, que l’on retrouve plus largement comme un trait identitaire du groupe professionnel et qui est justifiée soit par le malaise ressenti dans la relation directe, soit par la volonté affirmée de laisser l’usager complètement libre en préférant suggérer plutôt que prescrire. Enfin, le choix des ouvrages exposés est aussi décisif dans la construction de cette image, dans la mesure où il engage le sélectionneur qui s’en porte garant (quand il se pose en prescripteur) ou les présente comme son « goût » (quand il expose ses « coups de cœur »). Toute sélection est en effet classante, comme de manière générale les goûts qu’on affiche  16. C’est ce qui conduit à éviter de placer en « coups de cœur » des ouvrages appréciés mais jugés par trop illégitimes.

Soutenir la production éditoriale

À une plus large échelle, une sélection exposée sur un présentoir participe à produire la valeur des objets considérés et s’inscrit donc aussi dans des enjeux littéraires et éditoriaux  17. En privilégiant tel éditeur, tel auteur ou tel genre, un dispositif de valorisation peut participer à les faire découvrir, à les légitimer et, partant, à les soutenir, par la curiosité et l’emprunt qu’ils suscitent. À cet égard, le présentoir de bibliothèque est susceptible d’autoriser plus d’emprunts fondés sur la curiosité que la librairie de permettre des achats du même genre, dans la mesure où la prise de risque économique y est nulle. La complémentarité observée entre pratiques d’achat et d’emprunt  18 permet de penser qu’un usager ayant découvert et apprécié tel auteur ou tel éditeur à l’occasion d’un emprunt sera porté à en acheter les livres en librairie, pour son propre usage ou pour les offrir. La découverte n’est donc pas uniquement d’ordre symbolique, mais aussi susceptible de retombées économiques.

Dans la pléthore de la production éditoriale, certains éditeurs, certains auteurs et certains genres, notamment du pôle de production restreinte du champ littéraire, mais aussi plus largement les petits éditeurs, les primo-romanciers et les traductions issues de langues dominées  19, ont, plus que d’autres, besoin de ce soutien des « prescripteurs » pour accéder à une visibilité qui est la condition de leur survie. Certains bibliothécaires témoignent à cet égard de pratiques de soutien militant. À l’inverse, certains best-sellers sont écartés des présentoirs au motif qu’ils « n’ont pas besoin de nous 20 » pour être connus et empruntés.

L’observation attentive des présentoirs donne cependant à voir une prédominance de grands et moyens éditeurs, de langues dominantes et d’ouvrages ayant bénéficié d’une certaine résonance médiatique  21. Peu de théâtre, de littérature hongroise ou de livres des éditions du Croquant par exemple. Des bibliothécaires témoignent d’ailleurs d’expériences malheureuses dans leurs tentatives de faire emprunter des livres qui ne sortaient guère spontanément en les exposant sur un présentoir. Outre que ce constat n’est pas unanime (d’autres sont surpris du succès soudain de tel genre supposé ardu, comme la poésie, quand il est mis en avant sur les présentoirs), il invite surtout à interroger les moyens de la valorisation. De même que l’histoire du livre a montré le rôle décisif joué par la forme des livres dans la manière dont ils sont lus et perçus  22, force est de constater que les dispositifs de valorisation déterminent l’espace des possibles de leurs contenus, autrement dit l’espace du valorisable. Conçu pour des décisions impulsives plus que pour une prise d’information longue, et postulant une force propre de l’objet qui n’est accompagné d’aucun discours, le présentoir tend à favoriser le déjà connu. Au contraire, la découverte de l’inconnu semble exiger un temps d’apprivoisement plus long et d’autres formes d’accompagnement, passant a minima par le discours, si ce n’est par la relation de face-à-face qui constitue un des meilleurs vecteurs du bouche à oreille.

Ainsi, au-delà de l’évidence de sa présence et de ses fonctions, le présentoir repose sur un sens pratique qui puise dans l’expérience son efficacité et qui justifie certains partis pris. Mais il comporte aussi des impensés qui gagnent à être interrogés. De même que la conscience des rapports de domination qui traversent le champ éditorial permet de mieux les contrôler, de même la perception du lien entre les formes de valorisation et l’espace des possibles qu’elles ouvrent permet d’ajuster les dispositifs, et plus largement l’organisation du travail, aux objectifs visés, qu’il s’agisse de démocratisation culturelle, d’encouragement de la diversité et/ou de soutien à la création. •

  1. (retour)↑  Catherine Grandclément, Vendre sans vendeurs : sociologie des dispositifs d’achalandage en supermarché, thèse de socio-économie de l’innovation, École des Mines de Paris, 2008.
  2. (retour)↑  Franck Cochoy, Sociologie d’un curiositif : smartphone, code-barres 2D et self-marketing, Lormont, Le Bord de l’eau, 2011 ; De la curiosité : l’art de la séduction marchande, Paris, Armand Colin, 2011.
  3. (retour)↑  Antoine Hennion et Cécile Méadel, « The artisans of desire : the mediation of advertising between the product and the consumer », Sociological Theory, 1989, vol. 7, n° 2,
  4. (retour)↑  Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 89, n° 1 (1991), p. 3 46.
  5. (retour)↑  C’est le principe de « l’exception culturelle ». Voir aussi Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique : l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, 1991.
  6. (retour)↑  Philipp Kotler et Nancy Lee, Marketing in the public sector : a roadmap for improved performance, Upper Saddle River, N.J., Wharton School Publication, 2007.
  7. (retour)↑  Franck Cochoy, « La captation des publics entre dispositifs et disposition, ou le petit chaperon rouge revisité », in Franck Cochoy (dir.), La captation des publics : c’est pour mieux te séduire mon client..., Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, p. 11-68.
  8. (retour)↑  Voir Réjean Savard, Principes directeurs pour l’enseignement du marketing aux bibliothécaires, documentalistes et archivistes, Paris, Unesco, 1988.
  9. (retour)↑  Florence Muet et Jean-Michel Salaün, Stratégie marketing des services d’information : bibliothèques et centres de documentation, Éditions du Cercle de la librairie, 2001.
  10. (retour)↑  Réjean Savard (dir.), Le marketing des bibliothèques à l’heure du changement et de la mondialisation/Adapting marketing to libraries in a changing and world-wide environment, 63e conférence IFLA, Copenhague, septembre 1997, Munich, K. G. Saur, 2000.
  11. (retour)↑  Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éditions de Minuit, 1980.
  12. (retour)↑  Voir Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard (dir.), Discours sur la lecture : 1880-2000, BPI – Centre Pompidou / Fayard, 2000.
  13. (retour)↑  Cette tendance a été mise en évidence par les travaux de sociologie de la lecture portant sur les « faibles lecteurs » ou les « lecteurs précaires », notamment ceux de Nicole Robine, Joëlle Bahloul et Véronique Le Goaziou.
  14. (retour)↑  Alain Maënen, « La Bibliothèque Flandre vue par ses usagers : synthèse de l’enquête de satisfaction et de la rencontre avec le public », Mairie de Paris, avril 2010. En ligne : http://www.paris.fr/viewmultimediadocument?multimediadocument-id=85992
  15. (retour)↑  La référence au livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Éditions de Minuit, 2006, est mobilisée par l’enquêtée elle-même pour appuyer son propos.
  16. (retour)↑  Voir Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.
  17. (retour)↑  Voir Cécile Rabot, Les choix des bibliothécaires ou la fabrication des valeurs littéraires en bibliothèque de lecture publique, thèse de l’université Paris Sorbonne Nouvelle, 2011.
  18. (retour)↑  François Rouet, « De la concurrence entre les pratiques d’emprunt et d’achat de livres : l’impossible simplicité » in Bernadette Seibel (dir.), Lire, faire lire : des usages de l’écrit aux politiques de lecture, Le Monde Éditions, 1995, p. 189 224.
  19. (retour)↑  Voir Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, éd. revue et corrigée, Seuil (Points), 2008.
  20. (retour)↑  Expression employée par plusieurs bibliothécaires interrogés sur leurs pratiques de sélection et de valorisation.
  21. (retour)↑  Voir par exemple l’analyse d’un présentoir « Coups de cœur » dans : Cécile Rabot, « Les “Coups de cœur” d’une bibliothèque de lecture publique : valeurs et enjeux professionnels d’une sélection littéraire », Culture & Musées, n° 17 (2011), p. 63 84.
  22. (retour)↑  On se reportera notamment aux travaux de Roger Chartier.