« Les lieux de savoir » en chantier
Anne-Marie Bertrand
Lors de l’assemblée générale de l’ADHC (Association pour le développement de l’histoire culturelle), le 29 septembre 2012, Christian Jacob a présenté l’état d’avancement de ce vaste chantier que sont Les lieux de savoir.
Quel est le projet des Lieux de savoir ? Pourquoi « savoir » et pas science ? Quelle approche épistémologique ? Quel périmètre ? Où en est cette aventure ? Ce point d’étape a permis à Christian Jacob de répondre à ces questions.
Pourquoi « savoir » plutôt que science ? Parce que le savoir, les savoirs, occupent un champ beaucoup plus vaste que la science ; parce que « la science est une forme de savoir parmi d’autres 1 », n’est qu’une forme de savoir parmi d’autres. D’un point de vue historiographique, l’histoire des sciences est problématique : elle présente « un point de vue normatif » qui fait le partage entre la vérité et l’erreur et « présuppose l’universalité des preuves, des arguments, de la scientificité » – oubliant, niant l’historicité des savoirs, conçus comme « un champ d’activités et d’expérience que partagent un individu, un groupe, une société », historiquement daté. Ici, Christian Jacob prend l’exemple des savoirs économiques, juridiques, organisationnels, techniques…, et explique préférer l’approche externaliste de l’histoire des sciences – la science est dans la société, c’est « une construction sociale résultant de l’interaction d’acteurs collectifs, humains et non-humains » – à l’approche internaliste, tournée vers l’histoire des concepts et des découvertes.
Mais son propos est de dépasser ces deux approches au bénéfice d’une troisième voie, qu’il appelle « constructiviste » pour bien marquer le caractère « dynamique » des savoirs. Dont il donne, alors, la définition : « Ensemble des procédures mentales, discursives, techniques, sociales par lequel une société se donne les moyens de comprendre le monde qui l’entoure. » La dimension sociale, l’épaisseur historique sont, on le comprend, indissociables de cette approche.
Qu’est-ce que comporte ce champ d’exploration ? En dehors : les sciences cognitives. En dehors : l’histoire intellectuelle, « qui ne s’intéresse pas aux objets, aux outils », qui ne comprend aucune part de matérialité. Dedans : l’activité humaine (« comprendre le monde qui l’entoure »), ses processus, ses « traces et empreintes, objets et textes ». « La cuisine, la musique, la chasse, l’agriculture, les rituels chamaniques, l’expérience de laboratoire… ». « Il n’y a pas d’activité humaine qui échappe au savoir. » Étant entendu que le savoir est à la fois « une forme de compétences et un contenu objectivé dans un énoncé, une inscription, un artefact, des gestes… ». L’objet de recherche est donc l’observation des savoirs, de leur construction, de « l’objectivation du processus mental » (des notes, des brouillons, des manuscrits, des corrections d’épreuves…). « Les pratiques permettent d’observer la production et la formalisation des savoirs. »
On aura compris que après « Espaces et communautés » (volume 1) et « Les mains de l’intellect » (volume 2), c’est à la « construction sociale des savoirs » que sera consacrée la suite de ce chantier, avec notamment des axes sur la typologie des lieux de savoir (bibliothèques, musées, universités, salles de cours, laboratoires, salles des machines…) et sur l’ergonomie du travail de production (outils, objets, instruments, gestes, manipulations, inscriptions).
Comment aborder ce champ immense ? Ici, ce grand savant qu’est Christian Jacob cite les chercheurs qu’il admire, qui l’inspirent (Bruno Latour, Foucault, de Certeau, Yvonne Verdier, Vernant, Meyerson…), s’excuse du désordre de son exposé (« désordre d’un chantier de travail »), revendique le caractère collectif de ce travail, magnifie « le braconnage, la liberté, l’insolence des chercheurs qui n’hésitent pas à sauter la clôture des champs disciplinaires ». « Le jeu du casseur de barrières », dont il faut payer le prix institutionnel…
Les deux premiers volumes des Lieux de savoir sont sortis en 2007 et 2011 chez Albin Michel. Le travail continue mais va (pour des raisons intellectuelles et économiques) prendre désormais une autre forme : celle d’une plateforme de travail collaboratif en ligne, alimentée, enrichie progressivement.
Work in progress. •